L’initiative populaire

En ce dimanche de fin novembre s’est pro­duit un fait raris­sime dans l’histoire poli­tique de la Suisse : ses citoyens et citoyennes ont approu­vé, quoiqu’avec une très mince majo­ri­té de 50,7%, une ini­tia­tive ren­dant les entre­prises suisses res­pon­sables de vio­la­tions des droits de l’homme et des normes envi­ron­ne­men­tales com­mises par leurs suc­cur­sales et leurs four­nis­seurs à l’étranger.

Mais cette ini­tia­tive n’a pas abou­ti, car elle n’avait pas obte­nu la majo­ri­té des voix dans la majo­ri­té des 26 can­tons requise par la Consti­tu­tion fédé­rale pour chan­ger celle-ci : 14 can­tons et demi[1] ont en effet voté contre l’initiative et seule­ment 8 et demi pour. L’initiative est ain­si deve­nue caduque. C’est seule­ment la sixième fois en presque 125 ans que cette confi­gu­ra­tion s’est produite. 

Cette double façon de comp­ter les voix est une spé­ci­fi­ci­té suisse qui rap­pelle de loin le sys­tème élec­to­ral amé­ri­cain qui donne éga­le­ment un poids consi­dé­rable aux Etats de l’Union, comme on a pu consta­ter lors de l’élection pré­si­den­tielle de 2016 où Donald Trump n’a pas obte­nu la majo­ri­té du vote popu­laire, mais bien celle du col­lège électoral.

Cette res­sem­blance n’est pas un hasard, car les pères de la Consti­tu­tion fédé­rale suisse de 1848 s’étaient en par­tie ins­pi­rés du modèle amé­ri­cain pour sau­ve­gar­der les droits des petits can­tons, à l’époque pour la plu­part ruraux, alpins, pauvres et catho­liques, au dépens des grands can­tons urbains, indus­tria­li­sés et protestants. 

A l’époque, les dif­fé­rences entre les can­tons en matière de popu­la­tion étaient moins grandes qu’aujourd’hui, où le plus petit can­ton, Appen­zell-Inté­rieur avec moins de 20 000 habi­tants pèse poli­ti­que­ment 40 fois plus que celui du plus grand, Zurich, avec une popu­la­tion de plus d’un mil­lion. La vota­tion du 29 novembre a dès lors relan­cé la dis­cus­sion sur une réforme de ce sys­tème, mais puisque la règle de la majo­ri­té des can­tons pour amen­der la Consti­tu­tion requiert jus­te­ment cette majo­ri­té – que les petits can­tons ne sont pas prêts à aban­don­ner –  il semble presque impos­sible de chan­ger cette disposition.

L’initiative popu­laire a été intro­duite dans la Consti­tu­tion fédé­rale en 1891, pour la même rai­son, à savoir pro­té­ger les mino­ri­tés, à l’époque sur­tout les catho­liques, pour leur don­ner une influence directe sur la poli­tique. Elle pré­voit que 100 000 citoyens et citoyennes ayant le droit de vote[2] peuvent deman­der une révi­sion totale ou par­tielle de la Consti­tu­tion. L’Assemblée fédé­rale – les deux chambres du par­le­ment réunies – ne peut décla­rer une ini­tia­tive nulle que si celle-ci ne res­pecte pas le prin­cipe de l’unité de la forme et de la matière ou les règles impé­ra­tives du droit international. 

Une fois que l’initiative a été recon­nue valable, le Conseil fédé­ral (le gou­ver­ne­ment suisse) prend posi­tion sur son conte­nu qui est ensuite dis­cu­tée et votée par les deux chambres du par­le­ment. Le gou­ver­ne­ment et le par­le­ment donnent, cha­cun de son côté, des recom­man­da­tions de vote et peuvent aus­si sou­mettre une contre-pro­po­si­tion à une ini­tia­tive qui est sou­mise au vote popu­laire en même temps que celle-ci. Une ini­tia­tive n’est donc pas un ins­tru­ment pour contour­ner ou même écar­ter les autorités. 

Leurs opi­nions font par­tie du pro­ces­sus de prise de déci­sion qui sont com­mu­ni­quées aux citoyennes et citoyens un mois avant la date de vota­tion, par une bro­chure offi­cielle qui reflète aus­si les vues des pro­mo­teurs de l’initiative. Les Suisses votent donc en pleine connais­sance de cause car non seule­ment les auto­ri­tés, mais aus­si les par­tis poli­tiques, les pro­mo­teurs de l’initiative et les média assurent une large information.

Le référendum

La même pro­cé­dure s’applique à l’autre ins­tru­ment de la démo­cra­tie directe, le référendum.

Toute loi fédé­rale approu­vée par le par­le­ment est sou­mise au réfé­ren­dum, qui est acquis si  50 000 citoyens et citoyennes ayant le droit de vote ou huit can­tons le demandent dans les 100 jours à comp­ter de sa publi­ca­tion offi­cielle. Le réfé­ren­dum s’applique aus­si aux trai­tés inter­na­tio­naux d’une durée indé­ter­mi­née ou à l’adhésion à une orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale approu­vés par le par­le­ment. Le réfé­ren­dum n’est donc pas sans limite. Il n’est par exemple pas en mesure de faire tom­ber le gou­ver­ne­ment ou un ministre en particulier. 

Il n’est deman­dé que contre une mino­ri­té de lois qui sont spé­cia­le­ment contro­ver­sées, la grande majo­ri­té d’entre elles entre en vigueur sans avoir pas­sé par cet obs­tacle. Et même si un réfé­ren­dum abou­tit, le gou­ver­ne­ment reste en place, et l’histoire récente ne connaît qu’un seul cas où un membre de gou­ver­ne­ment fédé­ral a démis­sion­né après qu’une loi dont il était à l’origine avait été annu­lée par un réfé­ren­dum, et ce cas remonte à presque 70 ans…

L’initiative et le réfé­ren­dum existent aus­si sur le plan can­to­nal et com­mu­nal, avec évi­dem­ment un nombre moindre de signa­tures requises, et au contraire du niveau fédé­ral, où une ini­tia­tive n’est pos­sible que pour amen­der la Consti­tu­tion, elle s’applique dans les can­tons et les com­munes aus­si pour créer de nou­velles lois.

Dès lors, les Suisses votent en règle quatre fois par année sur des ini­tia­tives et/ou réfé­ren­dums aux trois niveaux éta­tiques, par­fois le même dimanche, ce qui peut abou­tir à une vota­tion sur jusqu’à une demi-dou­zaine de sujets. La par­ti­ci­pa­tion au vote varie selon le sujet et dépasse rare­ment les 50%, sauf rares excep­tions. Dimanche 29 novembre, elle était de 47%, mal­gré le carac­tère émo­tion­nel des deux ini­tia­tives. Depuis 1891, sur 217 ini­tia­tives, seules 22 ont été accep­tées par le peuple. 

Mais les ini­tia­tives reje­tées ne sont pas inutiles, elles ont par­fois des effets indi­rects, en ins­pi­rant d’autres mesures légis­la­tives, des contre-pro­jets ou bien de nou­velles ini­tia­tives. Ain­si, les hommes suisses ont reje­té deux fois en un demi-siècle l’introduction du droit de vote des femmes avant que la troi­sième soit la bonne en 1971, et deux fois en 25 ans sur l’adhésion de la Suisse à l’ONU en 2002, cette fois aus­si avec les voix des Suissesses…

L’ initiative populaire « Entreprises responsables – pour protéger l’être humain et l’environnement » 

 La plus contro­ver­sée des deux ini­tia­tives votées le 29 novembre était celle sur la res­pon­sa­bi­li­té des entre­prises dans le domaine des droits de l’homme et de l’environnement, non seule­ment pour leurs actes en Suisse, mais aus­si à l’étranger, par leurs suc­cur­sales et leurs four­nis­seurs. Elle avait été lan­cée en 2016 par une dou­zaine d’organisations non-gou­ver­ne­men­tales (ONG) dont les sec­tions suisses d’Unicef et de Green­peace, et appuyé par le par­ti socia­liste et les Verts, tan­dis que les par­tis bour­geois ain­si que les milieux éco­no­miques se pro­non­cèrent contre. 

De cette confron­ta­tion résul­ta une des cam­pagnes les plus émo­tion­nelles des der­nières années, éga­le­ment parce que le texte de l’initiative était rela­ti­ve­ment vague et prê­tait ain­si à toutes sortes d’interprétation. Il n’était par exemple pas clair si des pro­cé­dures pénales ini­tiées à l’étranger abou­ti­raient devant des tri­bu­naux suisses, et il n’était pas clair non plus jusqu’à quel point de la chaîne d’approvisionnement une entre­prise suisse pou­vait être tenue pour responsable. 

Il y avait aus­si une incer­ti­tude si l’initiative concer­nait seule­ment les grandes entre­prises mul­ti­na­tio­nales ou aus­si les quelque 30’000 petites et moyennes entre­prises suisses qui ont des rela­tions com­mer­ciales avec l’étranger. Les pro­mo­teurs de l’initiative men­tion­naient tou­jours les mêmes exemples de dom­mages cau­sés en Afrique et Amé­rique latine par quelques entre­prises minières et pétro­lières inter­na­tio­nales ayant leur siège en Suisse. 

L’une d’entre elles a accu­sé les ini­tia­teurs de répandre de fausses infor­ma­tions. Les mul­ti­na­tio­nales tra­di­tion­nelles suisses étaient plus ou moins à l’abri de la cri­tique, mais se sont soli­da­ri­sées contre l’initiative avec l’ensemble de l’industrie dans l’organisation faî­tière « Eco­no­mie suisse » qui regroupe 100’000 entreprises. 

Mal­gré l’échec de l’initiative, la dis­cus­sion sur la res­pon­sa­bi­li­té des entre­prises pour leurs acti­vi­tés à l’étranger n’est pas ter­mi­née, car le gou­ver­ne­ment et le par­le­ment ont éla­bo­ré un contre-pro­jet qui pour­suit le même but que l’initiative, en obli­geant les entre­prises concer­nées à rendre compte de leurs acti­vi­tés à l’étranger, sous peine d’une amende  allant jusqu’à 100’000 francs en cas d’infraction à cette règle. Le contre-pro­jet pré­cise que les suc­cur­sales et four­nis­seurs à l’étranger conti­nue­ront à répondre seuls des dom­mages qu’ils ont cau­sés, en géné­ral sur place et confor­mé­ment au droit qui y est appli­cable.  Il men­tionne en outre des domaines qui ne figu­raient pas dans le texte de l’initiative, comme la cor­rup­tion, le tra­vail des enfants et les miné­raux pro­ve­nant de régions en conflit.

Le gou­ver­ne­ment et le par­le­ment indiquent que ces règles sont coor­don­nées au niveau inter­na­tio­nal, pro­ba­ble­ment une allu­sion au fait qu’une direc­tive euro­péenne avec un conte­nu sem­blable existe. La France a adop­té en 2017 une loi qui va dans le sens de l’initiative suisse, mais pré­cise qu’elle ne concerne que les entre­prises avec plus de 5000 sala­riés, et l’Allemagne pré­pare une loi qui reprend cer­tains élé­ments de cette l’initiative. Le gou­ver­ne­ment a en outre indi­qué que le contre-pro­jet qui a force de loi entre­rait en vigueur avec effet immé­diat en cas d’échec de l’initiative, à moins qu’un réfé­ren­dum soit pris contre lui.

Quand une ini­tia­tive est approu­vée, le gou­ver­ne­ment et le par­le­ment doivent éla­bo­rer une loi pour la mettre en pra­tique, ce qui peut pro­vo­quer de nou­veaux débats, sur­tout si le texte de l’initiative se prête à des inter­pré­ta­tions diverses. Il en était ain­si il y a quelques années après que le peuple eut approu­vé une ini­tia­tive pour limi­ter l’immigration, que le gou­ver­ne­ment et la majo­ri­té du par­le­ment trans­for­mèrent en une loi beau­coup moins res­tric­tive que l’initiative. Dans un pareil cas, il existe pour­tant la pos­si­bi­li­té d’un réfé­ren­dum ou celle du lan­ce­ment d’une deuxième ini­tia­tive ; les deux volets de la démo­cra­tie directe suisse sont donc complémentaires.

L’initiative populaire « Pour une interdiction du financement des producteurs de matériel de guerre »

La deuxième ini­tia­tive sur laquelle les Suisses ont voté le 29 novembre était un peu à l’ombre de sa « grande sœur », tout en pour­sui­vant le même but que celle-ci : la mora­li­sa­tion de l’économie. Elle deman­dait l’interdiction du finan­ce­ment des pro­duc­teurs de maté­riel de guerre par la Banque natio­nale suisse, par les fon­da­tions, ain­si que par les ins­ti­tu­tions de la pré­voyance publique et pro­fes­sion­nelle (fond de pen­sion etc.). 

Cette inter­dic­tion s’appliquerait aux entre­prises suisses et étran­gères  dont plus de 5% du chiffre d’affaires annuel pro­vient de la pro­duc­tion de maté­riel de guerre. Concrè­te­ment, les ins­ti­tu­tions finan­cières men­tion­nées ne pour­raient par exemple plus inves­tir dans des actions de Rolls Royce qui fabrique des réac­teurs à la fois pour des avions civils et mili­taires et dont 20% du chiffre d’affaires concerne ce der­nier sec­teur. L’initiative était lan­cée par le « Groupe Suisse sans armée » dont une ini­tia­tive pour abo­lir l’armée suisse avait obte­nu plus d’un tiers des votes en 1989. Aucun par­ti poli­tique, sauf les jeunes socia­listes et les jeunes Verts, n’a appuyé l’initiative actuelle qui a échoué, mais pour­tant recueilli 42% des votes. Il n’est donc pas à exclure que ses pro­mo­teurs ten­te­ront un jour une nou­velle initiative… 

Hans-Jörg RENK


[1]                                    Les can­tons qui au cours de l’histoire se sont scin­dés en deux pour des rai­sons géo­gra­phiques, reli­gieuses ou poli­tiques sont consi­dé­rés en droit comme des demi-can­tons. Il s’agit de Bâle-Ville, Bâle-Cam­pagne, Ob- et Nid­wal­den ain­si que des deux Appen­zell, Inner- et Ausserrhoden

[2]                                    Envi­ron un quart des habi­tants de la Suisse n’ont pas la natio­na­li­té suisse et dès lors pas le droit de vote.