Le ver­dict du tri­bu­nal pré­si­dé par Chris­tine Schlum­ber­ger a été net : L’Alterpresse68 est relaxé dans l’af­faire de dif­fa­ma­tion qui l’opposait au plai­gnant Adrien Ante­nen, un indus­triel suisse, qui sou­hai­tait implan­ter une usine de retrai­te­ment de déchets dans la val­lée de Saint-Ama­rin, à Mal­mers­pach (Haut-Rhin).

Selon les termes de la pré­si­dente du tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Mulhouse :

[L’article] « adopte un ton polé­mique en dehors de toute ani­mo­si­té per­son­nelle, pour­suit un but légi­time d’information de la popu­la­tion sur le pas­sé pro­fes­sion­nel du diri­geant de la socié­té, s’appuie prin­ci­pa­le­ment sur un article publié dans le jour­nal « Le Monde » qui n’a fait l’objet d’aucune plainte, et s’il com­porte des termes fami­liers, ils n’ont pas pour autant dépas­sé les limites admis­sibles de la liber­té d’expression et ne peuvent por­ter atteinte à la digni­té de l’homme ou à la consi­dé­ra­tion du diri­geant de la socié­té ».

L’oc­ca­sion pour nous de reve­nir sur les détails de la pro­cé­dure judi­ciaire mise en œuvre à notre détri­ment, puisque beau­coup de per­sonnes ne savent pas qu’un dos­sier de dif­fa­ma­tion relève d’un trai­te­ment par­ti­cu­lier, eu égard aux autres pro­cé­dures judi­ciaires. Cela tient notam­ment aux dis­po­si­tions de la fameuse loi du 29 juillet 1881 qui régit la liber­té de la presse.

En effet, l’instruction du dos­sier y est menée à charge, puisque le juge d’instruction et le pro­cu­reur n’ont d’autre choix que d’ordonner le ren­voi de l’affaire devant le tri­bu­nal cor­rec­tion­nel. Impos­sible en effet de « clas­ser sans suite » une affaire de dif­fa­ma­tion. C’est une pre­mière étran­ge­té juridique. 

A la barre du tri­bu­nal, le ou les auteurs des faits sont d’abord ques­tion­né sur les écrits et leurs moti­va­tions ou inten­tions, puis le plai­gnant ouvre la pro­cé­dure en accu­sant le défen­deur (l’accusé) de s’être ren­du cou­pable de faits dif­fa­ma­toires par voie de presse ou par moyen élec­tro­nique. L’ac­cu­sé se défend donc, puis le ou la président‑e du tri­bu­nal rend enfin son jugement. 

Inversion de la charge des mots (et de la preuve) 

Le droit fran­çais com­porte un prin­cipe géné­ral selon lequel la mau­vaise foi n’est jamais pré­su­mée, même en droit pénal. Dans cette vision idéa­liste de la socié­té, l’homme doit être tenu a prio­ri pour quelqu’un de bonne foi. La maxime qui le résume dis­pose que « la néces­si­té de la preuve incombe à celui qui se plaint ».

Mais lé délit de dif­fa­ma­tion, tel que fixé par la loi sur la presse du 29 juillet 1881, échappe à cette codi­fi­ca­tion idéale. Il consti­tue même l’un des rares domaine du droit pénal où il y a inver­sion de la charge de la preuve. Et la dif­fa­ma­tion maté­ria­lise les trois quarts du conten­tieux rela­tif à l’application de la loi. Seconde étran­ge­té juridique. 

La mau­vaise foi est dès lors pré­su­mée par le tri­bu­nal. Par consé­quent, tout organe de presse mis en cause n’a que deux seules options pour assu­rer sa défense.

Soit il invoque « l’exception de véri­té », ce qui l’oblige à prou­ver cha­cun des faits pré­sen­tés dans son article. Mais la pro­cé­dure est lourde et limite en outre éga­le­ment l’évocation des faits à une limite maxi­male anté­rieure de 10 années.

Soit, et c’est le cas le plus cou­rant, il plaide la « bonne foi ». Ce que notre avo­cat a choi­si de démontrer.

Mais plai­der la bonne foi sup­pose éga­le­ment la réunion de 4 condi­tions cumu­la­tives, jugées indispensables :

  • Révé­ler des pro­pos ou infor­ma­tions dans un but légi­time et utile au public ;
  • Ne pas être en conflit avec la victime ;
  • Invo­quer des allé­ga­tions basées sur des preuves solides ;
  • Agir avec pru­dence et mesure.

La der­nière condi­tion va faire réagir le tri­bu­nal. En effet, dans l’un des pas­sages de l’ar­ticle incri­mi­né, l’au­teur écrit : « En février 2007, débor­dé par le vice-pré­sident d’une banque suisse qu’il a intro­duit dans les ins­tances de Citron et qui donne aux action­naires une image beau­coup plus ras­su­rante que le PDG Adrien Ante­nen, ce der­nier perd le contrôle de la situa­tion et se fait débar­quer de la socié­té qu’il avait fondée ».

Ain­si, pour la Sub­sti­tut du pro­cu­reur, le terme « débar­quer », uti­li­sé dans l’ar­ticle, ne carac­té­rise pas un registre lexi­cal ten­dant vers la pru­dence ou la mesure. L’auteur incri­mi­né fini­ra par citer tex­tuel­le­ment sa source devant le tri­bu­nal. Le verbe, plus châ­tié, du texte dont il s’est ins­pi­ré indi­quait « des­ti­tué »…

De même pour cet autre pas­sage impu­té aux accusés :

« Adrien Ante­nen, quant à lui, est deve­nu, après 2007, le direc­teur géné­ral de Immark France dans la zone indus­trielle de Beau­caire (Gard). Et ce, jusqu’en 2012 où il est remer­cié “en appli­ca­tion des sta­tuts de la socié­té“. Pas d’incendie détec­té cette fois, mais une liqui­da­tion judi­ciaire est pro­non­cée, un peu plus tard… »

Puisque le pas­sage évoque un incen­die, en réfé­rence à des feux déclen­chés au sein d’entreprises gérées alors par Adrien Ante­nen (et men­tion­nés dans les para­graphes pré­cé­dents de l’ar­ticle), la repré­sen­tante du minis­tère public consi­dé­re­ra que la for­mule « pas d’incendie détec­té cette fois » lais­se­rait impli­ci­te­ment pen­ser que l’industriel pour­rait avoir eu des inten­tions dou­teuses à ce sujet !

En ver­tu de quoi elle a requis une peine d’amende de 1000 euros à l’encontre du rédac­teur de l’article, et de notre direc­teur de la publi­ca­tion, pour condamnation. 

Des maux qui subjuguent l’auditoire 

Jouer sur les mots comme se sai­sir d’un mar­teau pour enfon­cer un même clou, c’est sou­vent le propre des pro­cès en dif­fa­ma­tion. Et l’avocate de la par­tie civile n’a pas man­qué de se plier à ce bricolage.

Elle s’est en effet impro­vi­sée lexi­co­logue lors de sa plai­doi­rie, et annonce avoir quant à elle par­ti­cu­liè­re­ment buté sur le mot « sub­ju­guer », issu de ce passage :

« En 1997, Au Havre, Adrien Ante­nen avait sub­ju­gué le Pré­fet et des élus de Haute-Nor­man­die qui ont géné­reu­se­ment sub­ven­tion­né son entre­prise nais­sante pré­sen­tée comme moderne et per­for­mante. Il affir­mait pou­voir cas­ser les prix de trai­te­ment des déchets “en créant une grosse capa­ci­té“. Mais ren­ta­bi­li­té et éco­lo­gie ne font pas bon ménage : en octobre 1998, grosse fuite à Citron, 14 000 litres d’acide nitrique se répandent ; en mai 1999, méga incen­die à Citron qui sto­ckait des déchets com­bus­tibles sans autorisation ».

Elle pré­cise avoir véri­fié dans le dic­tion­naire le sens du verbe, et en a rete­nu les accep­tions de sou­mettre ou ensor­ce­ler. Alors qu’il ne s’agissait, pré­cise-t-elle, que d’à peine 7% d’argent public. En l’oc­cur­rence, 17 mil­lions de francs (près de 2 600 000 euros d’aujourd’hui) sous la forme de deux sub­ven­tions, l’une de 7 mil­lions de la part du Conseil régio­nal et l’autre de 10 mil­lions de l’A­gence de l’eau Seine-Nor­man­die. Une broutille.

Maitre Haas n’a pas man­qué de sou­li­gner l’atteinte à la répu­ta­tion pro­fes­sion­nelle d’Adrien Ante­nen, et la confu­sion entre­te­nue par l’article, consti­tu­tifs du fait dif­fa­ma­toire selon elle. Esti­mant qu’une sorte de cahier des charges s’imposait en matière d’or­don­nan­ce­ment rédac­tion­nel : puisque l’on lit « Cycla­men à Mal­mers­pach, ça fleure bon l’écologie fac­tice », on devrait s’attendre à y trou­ver en quelque manière une pré­sen­ta­tion de la socié­té.

Que nen­ni ! L’auteur a pous­sé le vice jus­qu’à dres­ser le pas­sif pro­fes­sion­nel de son client. D’où le juge­ment de valeur de l’avocate, qu’elle sup­pose cin­glant : « On ne s’improvise pas jour­na­liste ! ».  

Certes. Conseillons d’ailleurs aux affai­ristes en recherche d’in­ves­tis­se­ments juteux en Alsace de contrac­ter avec de vrais pro­fes­sion­nels de la com, auprès du double quo­ti­dien unique alsacien !

Vade retro Militant !

Et puisque le rédac­teur de l’article est allé jusqu’à décla­rer qu’il com­pre­nait la hargne de M. Ante­nen, en se posi­tion­nant comme « mili­tant », ce fut comme si le diable était sor­ti de sa boite. 

Pour la par­tie civile, c’est donc évi­dem­ment sous l’empire d’une démarche « mili­tante », dont la carac­té­ri­sa­tion pré­cise n’a pas été défi­nie par l’auteur, ni même été sol­li­ci­tée par le plai­gnant, que l’article aura été rédi­gé et publié.

Ce fai­sant, pour rendre le tout encore plus cré­dible, l’avocate de Ante­nen conclu­ra alors que si l’homme d’af­faires suisse a échoué à Mal­mers­pach, c’est en rai­son du conte­nu de l’article, et non, contre toute évi­dence (docu­men­tée pré­ci­sé­ment par Maitre Reb­mann, l’avocat d’Alterpresse68), en rai­son d’une incroyable mobi­li­sa­tion des rive­rains durant de longs mois, sur place.  

Relé­gué dans les pages « faits-divers » de L’Alsace, le ver­dict a été trai­té comme une simple affaire de droit com­mun, et non un enjeu sus­cep­tible de ques­tion­ner le niveau des liber­tés publiques et démo­cra­tiques, ni même un moyen de s’in­ter­ro­ger sur le carac­tère dila­toire de pro­cé­dures judi­ciaires visant l’é­co­no­mie fra­gile de la presse libre non marchande. 

Si notre aimable consœur a pris soin de taire les noms des mis en cause (mais cela est habi­tuel dans la rubrique), elle n’a en revanche pas man­qué d’in­ti­tu­ler l’un de ses deux para­graphes : « Je suis mili­tant ». Comme il était tel­le­ment pré­vi­sible que cela sur­vint. Et tan­dis que le jour­nal Le Monde a eu droit de cité dans son article, L’Alterpresse68 n’é­tait gra­ti­fié que d’une péri­phrase imper­son­nelle, sous la forme : « un site d’information locale ».

Pour­tant, au delà de ces mes­qui­ne­ries de bon aloi, il nous faut répondre au droit de savoir auquel aspire l’a­vo­cate d’A­drien Ante­nen, puisque cela n’a pas eu lieu au cours de l’au­dience. Nous sommes toutes et tous, en tant que col­lec­tif qui for­mons l’é­quipe du jour­nal, aus­si bien en tant que rédac­teurs béné­voles, que pro­fes­sion­nel (puisque nous sala­rions un jour­na­liste pro­fes­sion­nel), des MILITANTS de l’in­té­rêt public. 

Une noble cause qui consti­tue l’ob­jet même de ce « média régio­nal d’actualité sociale, poli­tique et envi­ron­ne­men­tale, enga­gé sans être par­ti­san » que nous défi­nis­sons et reven­di­quons ouver­te­ment ici.

Nous pro­fi­tons en outre de ce petit rap­pel iden­ti­taire pour remer­cier cha­leu­reu­se­ment tous nos dona­teurs, grâce aux­quels les frais de repré­sen­ta­tion par avo­cat pour­ront être payés sans trop de dom­mages pour l’é­qui­libre finan­cier de l’as­so­cia­tion éditrice. 

Le fait est que nous avons sol­li­ci­té des sommes en répa­ra­tion de pré­ju­dice et en dom­mages et inté­rêts auprès du tri­bu­nal, qui ont toutes été reje­tées, essen­tiel­le­ment pour des rai­sons de pro­cé­dure liées au for­ma­lisme juri­dique par­ti­cu­lier de la dif­fa­ma­tion dans le cadre de la loi sur la presse. 

L’Alterpresse68 se relè­ve­ra donc de cette péri­pé­tie mise en branle par un fâcheux, indus­triel de sur­croit. Elle nous rap­pelle acces­soi­re­ment com­bien le pot de terre du jour­na­lisme indé­pen­dant peut aisé­ment se fra­cas­ser contre le pot de fer des puis­sances d’argent. Nos finances sont ain­si inuti­le­ment déles­tées de près de 2500 euros, soit une somme assez consi­dé­rable à notre échelle, quand elle s’ap­pa­ren­te­ra à 4 sous pour celui qui a ten­té de nous entraver… 

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