La der­nière inter­ven­tion télé­vi­sée de Emma­nuel Macron, à l’instar de toutes les pré­cé­dentes, nous alerte sur les risques de plus en plus avé­rés d’un glis­se­ment de notre sys­tème démo­cra­tique vers une ten­dance auto­cra­tique révé­la­trice du sys­tème de gou­ver­nance qui s’instaure peu à peu dans tous les pays domi­nés par les néolibéraux.

Dans quelle mesure la pan­dé­mie per­met de rogner les liber­tés indi­vi­duelles et que ces res­tric­tions soient non seule­ment accep­tées, mais deman­dées par une majo­ri­té de l’opinion publique, voi­là une des ques­tions cen­trales qui devrait nous inter­ro­ger. Car où se situe la limite de ces res­tric­tions ? Com­bien fau­dra-t-il de « variants » pour conti­nuer à empi­ler des lois qui réduisent iné­luc­ta­ble­ment les pos­si­bi­li­tés de réac­tion des citoyens devant des déci­sions rele­vant du fait du prince.

Un monarque éclairé ?

Quand on vie en Monar­chie, fusse-t-elle répu­bli­caine, il vaut mieux avoir à sa tête un monarque éclai­ré. C’est arri­vé (rare­ment) dans la Ve Répu­blique. Mais avec les trois der­niers pré­si­dents aux pou­voirs tel­le­ment abso­lus, nous en sommes loin. Nous avons plu­tôt affaire à des simples exé­cu­tants d’un dogme de gou­ver­nance ima­gi­né par des pen­seurs de la socié­té capi­ta­liste néolibérale…

Emma­nuel Macron donne plu­tôt l’impression d’un per­son­nage imma­ture, inex­pé­ri­men­té et imbu de lui-même. Si ces appré­cia­tions peuvent trou­ver des jus­ti­fi­ca­tions dans ces paroles ou atti­tude, il serait pour­tant irrai­son­nable d’en res­ter là. Car cela mas­que­rait le carac­tère sys­té­ma­tique et sys­té­mique des réformes et lois que les suc­ces­sifs gou­ver­ne­ments de la Répu­blique appliquent depuis une quasi-décennie.

L’utilisation de la pandémie

La der­nière allo­cu­tion du Pré­sident de la Répu­blique est une illus­tra­tion de ce qu’on peut appe­ler l’autocratie : un indi­vi­du peut déci­der, sans débat public, sans en réfé­rer au Par­le­ment, et uni­que­ment entou­ré de « spé­cia­listes » (qui lui doivent la place pri­vi­lé­giée qu’ils occupent et les avan­tages qui en découlent), de mesures met­tant en cause les liber­tés fondamentales.

Rap­pe­lons qu’en Ita­lie (qui a pris des mesures simi­laires concer­nant les soi­gnants), c’est après un débat par­le­men­taire que la déci­sion fut prise.

Pre­nons l’exemple de la vac­ci­na­tion obli­ga­toire et des mesures de rétor­sion qui sont annon­cées pour les récal­ci­trants. Remar­quons au pas­sage que ce ne sont pas les seuls soi­gnants qui sont concer­nés : les mesures d’interdiction frap­pant les non-vac­ci­nés équi­valent à une obligation !

D’ailleurs les mil­lions de per­sonnes qui ont déci­dé de se vac­ci­ner après l’intervention de M. Macron ne l’ont pas fait parce qu’elles étaient sou­dain convain­cues par la parole pré­si­den­tielle, mais parce qu’elles craignent de ne pou­voir vivre normalement !

L’impréparation des mesures annon­cées est fla­grante comme à chaque inter­ven­tion pré­si­den­tielle depuis l’apparition du COVID 19 : comme quoi l’« annonce » est l’objectif pri­mor­dial au risque de ne pou­voir appli­quer les mesures par manque de moyens de mise en œuvre. Ain­si, qui va contrô­ler les per­sonnes non-vac­ci­nées dans les trains, les avions, les res­tau­rants… Pour­quoi pas dans la rue tant qu’on y est !

Fau­dra-t-il créer « une police spé­ciale de contrôle sani­taire » dans l’espace public ?

On apprend par la Ministre du Tra­vail (sur la même lon­gueur d’onde que le ministre de la San­té) que les entre­prises pour­raient licen­cier les sala­riés qui ne seraient pas vac­ci­nés ou qui refu­se­raient de le faire, dès lors qu’« il ne peut plus exer­cer pen­dant une période de plus de deux mois ».

Nous sommes là face à une fla­grante entorse au Code du Travail !

Tout comme l’interdiction au per­son­nel soi­gnant non-vac­ci­né d’exercer après le 15 sep­tembre : il fau­drait que toutes ces per­sonnes, applau­dies chau­de­ment il y a encore quelques mois, prennent le si hau­tain M. Véran au mot : on ver­ra bien com­ment fonc­tion­ne­ront les hôpi­taux, cli­niques et Ehpad, déjà en sous-effec­tifs, si 30% du per­son­nel est absent !

Une opi­nion publique consentante…

La France vit à pré­sent dans l’état d’urgence depuis… 2015 ! Quand le gou­ver­ne­ment Valls fut le pre­mier à réduire les liber­tés indi­vi­duelles en rai­son des attaques terroristes…

L’état d’urgence sani­taire prit le relais avec l’apparition du COVID 19. C’est ain­si que les liber­tés indi­vi­duelles furent détri­co­tées systématiquement.

Les rai­sons invo­quées furent jugées convain­cantes pour une majo­ri­té de l’opinion publique… Même dans les cam­pagnes les plus pro­fondes où on n’avait jamais vu l’ombre d’une ombre d’un ter­ro­riste, il se trou­vait des citoyens frap­pés par une panique irrai­son­née prêt à sou­te­nir toutes les mesures rédui­sant leurs liber­tés, voire prêts à dénon­cer toute tête basa­née pas­sant par hasard dans le bourg…

Nous retrou­vons la même situa­tion avec la pan­dé­mie : la peur ins­til­lée par des cam­pagnes média­tiques sys­té­ma­tiques ne souf­frant d’aucune contes­ta­tion, fai­sant fi des contra­dic­tions et des sou­dains revi­re­ment de posi­tion (masques, tests, obli­ga­tion vac­ci­nale…), conduit une par­tie de la popu­la­tion à s’adonner à la déla­tion contre celui qui fait la fête, celui qui ne por­te­rait pas de masque… Et demain, y aurait-il une mise à prix pour la dénon­cia­tion de ceux qui ne seraient pas vaccinés ?

Le fait que les (petits) contre­pou­voirs de la Ve Répu­blique, le Conseil d’Etat et le Conseil Consti­tu­tion­nel aient approu­vé la pre­mière ver­sion du pass sani­taire les mesures liber­ti­cides, ren­force encore le glis­se­ment pro­gres­sif du pays vers un sys­tème autocratique.

Construire un com­por­te­ment moutonnier…

Ce n’est pas parce que dans la qua­si-tota­li­té des pays la même poli­tique est mise en œuvre, qu’elle parait juste ou oppor­tune… Même si en l’occurrence, la France tient le pom­pon de l’incohérence et de la dure­té des res­tric­tions des libertés…

Il faut se plon­ger dans la lec­ture de socio­logues pour mieux com­prendre les objec­tifs de ces res­tric­tions des liber­tés soi­gneu­se­ment pro­gram­mées. Bar­ba­ra Stie­gler rap­pelle avec force que ces poli­tiques relèvent de théo­ries bien réfléchies.

Dans un entre­tien publié par la Tri­bune le 5 juin 2020, elle explique : « Le néo­li­bé­ra­lisme est bien plus qu’une doc­trine éco­no­mique. C’est un cou­rant de pen­sée poli­tique, juri­dique et anthro­po­lo­gique selon lequel l’é­du­ca­tion doit équi­per les indi­vi­dus pour qu’ils puissent répondre aux besoins du mar­ché. L’i­dée c’est de faire en sorte que les citoyens, conçus comme des agents éco­no­miques, soient adap­tés à un monde nor­mé par les besoins du marché. »

Dans « De la démo­cra­tie en pan­dé­mie », elle décrit ce qu’elle nomme le conti­nent Pan­dé­mie comme un endroit pri­vé de dis­cus­sion démo­cra­tique, et « où la démo­cra­tie est elle-même, en Pan­dé­mie, deve­nue un objet discutable ».

Ajou­tant :

« En Pan­dé­mie, la démo­cra­tie est désor­mais dis­qua­li­fiée comme une sur­vi­vance dan­ge­reuse, à laquelle il fau­drait se pré­pa­rer à renoncer.

Devant ce qu’ils appellent « l’explosion inquié­tante des conta­mi­na­tions », et qu’ils devraient plu­tôt appe­ler « l’augmentation nor­male et pré­vi­sible des por­teurs sains » (puisqu’elle est inévi­table dans toute socié­té où cir­cule un virus et où l’on conti­nue à vivre), nous n’aurions abso­lu­ment pas le temps de débattre ni de délibérer.

Il ne nous reste plus donc plus qu’à accep­ter, sans dis­cu­ter, la sus­pen­sion de toutes nos acti­vi­tés jugées trop ris­quées. Le droit de contes­ter les déci­sions poli­tiques et de s’interroger sur le bien­fon­dé d’une norme, le droit aus­si d’aller et venir à sa guise dans l’espace public, celui enfin de mani­fes­ter son opi­nion dans la rue – tous ces droits impres­crip­tibles sont deve­nus désor­mais des « incon­vé­nients », à la limite de la léga­li­té et qui se trouvent pro­gres­si­ve­ment suspendus ». 

« Wal­ter Lipp­mann (le théo­ri­cien de cette poli­tique qui conduit à la res­tric­tion des liber­tés) déve­loppe une vision évo­lu­tion­niste qui abou­tit au constat pes­si­miste que l’es­pèce humaine est inadap­tée au nou­vel envi­ron­ne­ment tech­no­lo­gique et mon­dia­li­sé qu’elle a créé. Avec la course à l’in­no­va­tion et l’ex­plo­sion des dépla­ce­ments inter­na­tio­naux émergent de nou­veaux rythmes accé­lé­rés, aux­quels les masses n’ar­rivent pas à s’adapter.

Cette thèse met en avant la com­pé­ti­tion entre les indi­vi­dus pour accé­der à des res­sources en nombre limi­té, en vue de jus­ti­fier l’i­né­ga­li­ta­risme natu­rel de la socié­té et la doc­trine de la com­pé­ti­tion de tous contre tous. Cette vision évo­lu­tion­niste, qui reven­dique l’é­li­mi­na­tion des plus faibles, est au centre de la théo­rie néo-libé­rale. On la retrouve éga­le­ment chez Frie­drich Hayek, l’a­pôtre du néolibéralisme. »

N’est-ce pas ce qui habite lit­té­ra­le­ment les pou­voirs éco­no­miques et poli­tiques et par­ti­cu­liè­re­ment les milieux macro­nistes, abreu­vés au néo-libé­ra­lisme : le peuple est igno­rant et ceux qui sont les élites doivent lui faire com­prendre la bonne manière de pen­ser, la bonne atti­tude, coûte que coûte. Le peuple est trop con pour com­prendre les inté­rêts qui gou­ver­ne­ment le monde : il ne pense qu’à ces propres inté­rêts… Peut-être bien qu’il pour­rait se révol­ter si on le lais­sait faire… Il faut le contraindre à accep­ter ce qu’on décide pour lui. De gré ou de force.

L’alerte des Gilets Jaunes sert de jus­ti­fi­ca­tion à cette théo­rie stu­pide et erro­née. Et ceux, (les orga­ni­sa­tions, syn­di­cats, médias…) qui vont à l’encontre de cette théo­rie ne sont en fait que de vils com­plo­tistes… Et ain­si, la boucle est bou­clée : inutile d’ouvrir un débat avec des gens qui ne com­prennent rien ou bien qui ne sont que des par­ti­sans de la théo­rie du complot.

Une oppo­si­tion ? Quelle opposition ?

A exa­mi­ner et ana­ly­ser les réac­tions pour com­battre cette absurde théo­rie du néo­li­bé­ra­lisme, on est frap­pé par la pau­vre­té des argu­ments la com­bat­tant. Comme si pour les par­tis d’opposition, la crainte d’être taxé de « popu­listes » ne les para­ly­sait intel­lec­tuel­le­ment. Même les orga­ni­sa­tions habi­tuées à com­battre les idées domi­nantes sont frap­pés de timidité.

Pour­tant, l’histoire nous prouve à tout ins­tant que ce n’est pas parce qu’une posi­tion est majo­ri­taire qu’elle est de ce fait « juste ». En 1933, une majo­ri­té d’Allemands élit la NSDAP au pou­voir, en 1940, la France est majo­ri­taire pétainiste…

Il ne suf­fi­ra pas de dénon­cer Macron et sa poli­tique : on voit bien qu’il tente de faire avan­cer des réformes catas­tro­phiques comme celle de la retraite ou de l’allocation chô­mage pour pro­fi­ter du cli­mat de peur et des dif­fi­cul­tés de mobi­li­sa­tion qui en découlent… On pour­rait pen­ser que l’amalgame de ces réformes avec les mesures COVID sont une faute poli­tique. Ou alors de consi­dé­rer que M. Macron se sent tel­le­ment invul­né­rable qu’il peut tout se permettre.

L’intervention du Pré­sident de la Répu­blique montre bien que nous sommes ren­trés dans la période des élec­tions pré­si­den­tielles en avril 2022. Neuf mois durant les­quels le pou­voir conti­nue­ra à impo­ser des mesures liber­ti­cides en espé­rant que la majo­ri­té de l’opinion publique conti­nue de les approu­ver… Et pour cela la « culture de la trouille » va devoir se perpétuer…

Lais­sons à Bar­ba­ra Stie­gler la conclu­sion de cet article : elle se posi­tionne aujourd’­hui « contre les visions pro­phé­tiques d’un « monde d’après » qui serait plus juste et plus éga­li­taire. Elle sou­ligne qu’on devrait plu­tôt s’attendre à un dur­cis­se­ment des pou­voirs domi­nants. La rup­ture avec l’ancien monde ne pour­rait se conqué­rir qu’au prix de mobi­li­sa­tions sociales et poli­tiques de très grande ampleur. »

Tout un programme…

2 articles avec et sur Bar­ba­ra Stie­gler, publiés par Médiapart :

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