Pho­to­gra­phie de Mar­tin Wilhelm

Nowhere to run

Le 18 décembre 2021 marque la date de la der­nière mani­fes­ta­tion de l’an­née à Mul­house. La vingt troi­sième consé­cu­tive. Qui aura encore réuni près de 1200 per­sonnes, soit deux fois plus que la semaine der­nière (500 à Col­mar et 400 à Stras­bourg). Une reprise à la ren­trée de jan­vier reste pré­vue, pour une sai­son 2, mais de toute évi­dence, las­si­tude et fatigue gagnent un cer­tain nombre d’habitués. 

Sur la page Face­book des mani­fes­tants, de nom­breux témoi­gnages sont en effet d’une tona­li­té assez sombre. 

« Éliane », par exemple, déclare : « Je vou­drais sou­hai­ter bon cou­rage à tous ceux qui iront à la 23ème mani­fes­ta­tion. Mal­heu­reu­se­ment, je ne serai pas des vôtres, je suis épui­sée phy­si­que­ment et mora­le­ment, je ne vois pas la fin de cette folie. Je vou­drais m’é­va­der de ce monde de fous, où chaque jour il y a une nou­velle annonce d’une loi liber­ti­cide. Mais je ne vois pas dans quel pays il y aurait plus de liber­té. Tra­vaillant dans le milieu médi­cal, je suis confron­tée à cette merde depuis le début, je n’en peux plus ! ».

Cer­tains, tel « El Pout­cho », s’in­quiètent du sort qui leur sera réser­vé en tant que patient consul­tant à l’hôpital, dès lors qu’un passe vac­ci­nal risque d’y être exi­gé : « Du coup on en est là ? Je suis dia­bé­tique et mon dia­bé­to­logue se trouve à l’hô­pi­tal… Donc c’est ça ? Les per­sonnes sans vac­cin ne peuvent même plus aller chez leur spé­cia­liste ? Déjà le PCR c’é­tait plus que limite mais là… Ça fait 2 ans que je suis révol­tée mais là je ne sais même plus quoi dire ».

Pour d’autres, tel « Isa », les mani­fes­ta­tions forment, au contraire, une sorte de via­tique : « pour moi c’est dif­fé­rent. Les mani­fes­ta­tions me donnent la charge et l’es­poir. Je vois que je ne suis pas unique avec ce pro­blème ».

La constante reste à une vigi­lance tous azi­muts, et à une attente anxieuse. « Qu’est-ce qu’ils vont nous faire encore », « Quand cela fini­ra-t-il ? ». A la pers­pec­tive de voir un passe sani­taire s’appliquer au tra­vail, les ques­tion­ne­ments redoublent : « On va nous sus­pendre ? », « Je vais perdre mon emploi », « Qui sera là pour nous défendre ? »

Et pour se don­ner du baume au coeur, une cita­tion du méde­cin anes­thé­siste Louis Fou­ché, per­son­na­li­té contro­ver­sée deve­nue emblé­ma­tique pour nombre de mili­tants du same­di, est publié. Son effet ras­su­rant ne repose que sur un éton­nant pré­di­cat, qu’au­cun argu­ment ne vien­dra cepen­dant étayer : « Le droit vous pro­té­ge­ra » !

« Si vous êtes fouet­té comme une balle de flip­per dans une rampe puis dans une autre à chaque annonce gou­ver­ne­men­tale, vous allez creu­ser votre ulcère, vous péter une coro­naire et ça va mal finir. Soyez donc calmes et déterminés »…

Déambulations sociologiques

La fébri­li­té gagne pour­tant bien les rangs le long des ces mois de mani­fes­ta­tions. Des ras­sem­ble­ments qui se tiennent en dépit de ten­ta­tions momen­ta­nées au renon­ce­ment de la part du prin­ci­pal orga­ni­sa­teur, et sur­tout des pres­sions exer­cées sur lui par la pré­fec­ture, la mai­rie, et les com­mer­çants, qui espèrent que le mar­ché de noël mul­hou­sien, dis­per­sé sur plu­sieurs sites, pour motif de dis­tan­cia­tion sani­taire, ne soit pas fer­mé d’au­to­ri­té au pre­mier pré­texte par les auto­ri­tés pré­fec­to­rales et municipales. 

Il est vrai que la ville de Mul­house est sur­veillée comme le lait sur le feu, un peu comme si la cité mena­çait de renouer avec un foyer épi­dé­mique d’am­pleur à rai­son de sa socio­lo­gie ou de sa mau­vaise réputation. 

Et de ce point de vue, cette para­noïa pré­fec­to­rale à visée sani­taire vient d’af­fec­ter le ser­vice com­mu­ni­ca­tion de la cité du Boll­werk. Mena­çant de bas­cu­ler l’une de ses der­nières créa­tions, deve­nue virale sur les réseaux sociaux (voir image de droite), dans le registre tragi-comique. 

Mais un constat empi­rique ne laisse pas, cepen­dant, d’interroger. Com­ment rendre compte de l’as­si­dui­té et de la per­sis­tance mul­hou­sienne tout au long des presque 6 mois inter­rom­pus de mani­fes­ta­tions, quand la mobi­li­sa­tion stras­bour­geoise parait si faible durant la même période ? 

La réponse ne risque pas d’être épui­sée tant elle est spé­cu­la­tive. On peut tou­te­fois ten­ter de l’ex­pli­quer par­tiel­le­ment en invo­quant la socio­lo­gie de la ville, prin­ci­pa­le­ment ouvrière, mais cela est bien plus complexe. 

Une récente étude publiée par « Les échos » mon­trait que 67 % des actifs inter­ro­gés se posi­tionnent en faveur de la vac­ci­na­tion obli­ga­toire de tous les salariés.

Mais la ven­ti­la­tion par caté­go­rie montre que le niveau de for­ma­tion influe net­te­ment sur le niveau d’adhé­sion vac­ci­nale. Ain­si, 77 % des cadres y sont favo­rables, contre 60 % chez les ouvriers. De là, on ne peut certes pas sou­te­nir que les ouvriers soient fon­ciè­re­ment hos­tiles à la vac­ci­na­tion en tant que caté­go­rie sociale. 

Il peut être en revanche pro­fi­table de s’in­té­res­ser au rap­port entre le niveau d’adhé­sion au vac­cin, et l’ap­pé­tence élec­to­rale. Une enquête du Cevi­pof, publiée au mois de juin 2021, en vue des élec­tions régio­nales et dépar­te­men­tales de cette année, en détaille quelques interactions. 

D’a­près ces tra­vaux, 53% des son­dés disant avoir une « atti­tude posi­tive à l’égard du vac­cin » – donc qui « se feront cer­tai­ne­ment vac­ci­ner ou le sont déjà » – affirment qu’ils se dépla­ce­ront au pre­mier tour des régio­nales, le 20 juin. À l’in­verse, les inter­viewés pré­sen­tant une « atti­tude dis­tante ou réti­cente » à l’é­gard du vac­cin – c’est-à-dire qui « ne se feront pas vac­ci­ner, sont hési­tants ou ne le feront pro­ba­ble­ment pas » – sont seule­ment 27% à décla­rer qu’ils se ren­dront aux urnes.

D’où le lien pos­sible avec la situa­tion élec­to­rale et poli­tique mul­hou­sienne, et ses mani­fes­ta­tions sou­te­nues depuis près de 6 mois. Car la ville se carac­té­rise d’a­bord par un taux d’abs­ten­tion record dans à peu près toutes les confi­gu­ra­tions élec­tives. Y com­pris l’élection pré­si­den­tielle de 2017, celle que les élec­teurs pri­vi­lé­gient tra­di­tion­nel­le­ment : le tiers des élec­teurs ins­crits mul­hou­siens ne s’est en effet pas dépla­cé aux urnes. 

Certes, l’abstention à la pré­si­den­tielle fut éga­le­ment impor­tante au niveau natio­nal. Mais loca­le­ment, le chiffre le plus élo­quent est celui du nombre d’ins­crits sur les listes élec­to­rales dans Mul­house intra-muros : 49 000 ins­crits seule­ment, dans une ville qui compte pour­tant 110 000 habitants. 

Un corps élec­to­ral consti­tué d’une pro­por­tion infé­rieure à 50% de sa popu­la­tion, quand sa voi­sine, Col­mar, riche d’à peine 69 000 habi­tants, compte un corps élec­to­ral frô­lant les deux tiers de sa popu­la­tion, avec un total de 42 000 per­sonnes inscrites. 

Ces quelques consi­dé­ra­tions non exhaus­tives sur les motifs qui font de Mul­house une place forte anti-obli­ga­tion vac­ci­nale, seraient à déve­lop­per lar­ge­ment, notam­ment en inté­grant sa périphérie. 

Elles illus­trent en par­tie le sen­ti­ment, appuyé par une obser­va­tion empi­rique et quelques études, qu’une frange de la popu­la­tion, de caté­go­rie ouvrière/employée, voire inter­mé­diaire, consti­tue une par­tie signi­fi­ca­tive des mani­fes­tants des same­dis après-midi mul­hou­siens, sans pou­voir tou­te­fois la quan­ti­fier avec précision. 

Cet ensemble social rela­ti­ve­ment homo­gène, qui devrait se retrou­ver assez sem­bla­ble­ment dans de nom­breuses villes du pays, a éga­le­ment pour com­mun déno­mi­na­teur de culti­ver une défiance mar­quée envers la repré­sen­ta­tion poli­tique en géné­ral, et les par­tis poli­tiques en particulier. 

De la gauche ectoplasmique 

Pour cette rai­son, la gauche syn­di­cale, asso­cia­tive et citoyenne, aurait pu rendre sa situa­tion cen­trale et légi­time, en por­tant haut et fort d’élé­men­taires ques­tion­ne­ments sociaux et démo­cra­tiques, sou­vent reliés aux poli­tiques de san­té publique, sou­le­vés par nombre de par­ti­ci­pants à l’oc­ca­sion de ces ren­dez-vous du same­di. Et ceci sans renier son ancrage ratio­na­liste et progressiste. 

Au lieu de cela (à de rares excep­tions près, comme la pré­sence du col­lec­tif « Front social » et de quelques mili­tants de la CGT, notam­ment), les pro­tes­ta­tions por­tées par cette resu­cée de gilets jaunes, infré­quen­tables, car oppo­sés à l’o­bli­ga­tion vac­ci­nale, furent donc jugés accessoires. 

On pré­fé­re­ra donc les aban­don­ner aux adeptes de la lune creuse, de la Terre plate et/ou de l’ex­trême droite en général. 

Et quand une repré­sen­tante emblé­ma­tique de la gauche sociale-démo­crate natio­nale est inter­ro­gée à ce sujet, voi­ci com­ment cela se tra­duit concrètement :

Tout le spectre de gauche n’est bien sûr pas uni­for­mé­ment sourd à ces sujets, Les insou­mis, notam­ment, y répondent épi­so­di­que­ment, et se montrent récep­tifs à ce mou­ve­ment social sin­gu­lier et protéiforme. 

Et pen­dant que de pas­sion­nantes dis­putes, un chouia mar­tiennes, ont lieu entre intel­lec­tuels orga­niques de la révo­lu­tion sociale, quant à savoir, par exemple, si le salaire socia­li­sé pré­emp­te­rait le reve­nu d’existence dans le cadre d’un ren­ver­se­ment para­dig­ma­tique du capi­ta­lisme néo­li­bé­ral, quelques dizaines de mil­liers de per­sonnes en quête d’é­cho à leurs détresses morales et maté­rielles immé­diates vont conti­nuer d’ac­cos­ter vers les rivages crou­pis­sants de l’extrême droite hai­neuse et contre-révo­lu­tion­naire, soit vers un repli défi­ni­tif à toute condi­tion citoyenne. 

Au reste, cette popu­la­tion est aujourd’­hui expli­ci­te­ment la cible nomi­nale d’autorités consti­tuées, aus­si bien que de jus­ti­ciers auto­pro­cla­més de la seringue pour tous. 

En France, c’est notre Topaze de Pre­mier ministre, qui jette en pâture 6 mil­lions de per­sonnes, avec l’onc­tuo­si­té pater­na­liste et infan­ti­li­sante qui lui sied, « Main­te­nant ça suf­fit » (en cher­chant peut-être à inti­mi­der ses conci­toyens ?), les jugeant rien moins que res­pon­sables de la reprise épidémique… 

Pro­ve­nant du res­pon­sable d’un gou­ver­ne­ment dont la parole publique est aus­si dis­qua­li­fiée, qui n’a pas même le cou­rage de son culte vac­ci­nal, en le ren­dant sim­ple­ment obli­ga­toire, cela per­met­tra de tenir clai­re­ment pour nul et non ave­nu l’ar­ticle 5 de la Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen, modeste pré­am­bule de notre Constitution.

C’est que la folle équi­pée gou­ver­ne­men­tale parait en effet aujourd’­hui com­plè­te­ment dés­in­hi­bée. Le ministre de la san­té Véran, ou le porte-parole du gou­ver­ne­ment Attal, assu­mant ouver­te­ment que le passe vac­ci­nal soit « une obli­ga­tion vac­ci­nale dégui­sée ».

En régime démo­cra­tique nor­mal, le Conseil consti­tu­tion­nel aurait immé­dia­te­ment cen­su­ré un pro­jet de loi fon­dé sur un tel aveu, au motif qu’il s’a­git d’un détour­ne­ment de droit. Mais qui s’en sou­cie­ra aujourd’hui ? 

Le « Conseil des Sages » se bor­ne­ra sans doute à recon­naitre, à l’oc­ca­sion de l’exa­men de la future loi ins­tau­rant le passe vac­ci­nal, que la mesure est pro­por­tion­née à « la pro­tec­tion de la san­té de valeur consti­tu­tion­nelle ». Heu­reu­se­ment qu’il n’y a que la san­té qui puisse l’être !

En Ita­lie, mati­née de miè­vre­rie bien peu chré­tienne, comme on le voit dans cette affiche offi­cielle (à gauche), c’est la famille catho­lique modèle qui est priée de ne pas entrer dans les mai­sons des non-vac­ci­nés pour noël… 

En Alle­magne, une cer­taine caté­go­rie de per­sonnes est pareille­ment cible de vexa­tions publiques, ain­si qu’on le voit ci-des­sous. Le consom­ma­teur est ins­tam­ment prié d’al­ler flâ­ner ailleurs que dans les négoces sup­po­sé­ment tenus par des non-vaccinés. 

Autant d’é­lé­gantes manières de déla­tion « citoyenne » riches en bonnes inten­tions, qui rap­pel­le­ront, à qui vou­dra bien les recon­naitre, nos glo­rieuses « heures sombres de l’His­toire », à moins que l’ac­cès mémo­riel ne soit plus désor­mais qu’un attri­but numé­rique consul­table sur un cloud, et que celui-ci vaille sub­sti­tut cognitif. 

Mais il est vrai que l’é­pi­dé­mie de covid-19 a au moins eu pour mérite de faire cha­vi­rer la fic­tion du prin­cipe de citoyen « sujet de droits », tri­bu­taire de règles don­nées pour inaliénables. 

L’é­poque est bien plus à la ges­tion tech­no-com­por­te­men­tale de flux et de cohortes de malades, sur­tout de ceux qui ne savent pas encore qu’ils le sont, à la manière de ce que Jules Romains écri­vit pro­phé­ti­que­ment dans Knock ou le Triomphe de la méde­cine.

Des « sujets-virus » (la for­mule est de l’a­vo­cat Arié Ali­mi) qui se résolvent à ce qu’une poli­tique de san­té puisse se mener avec la poigne d’une opé­ra­tion de police, et que l’ex­tor­sion du consen­te­ment à motif sani­taire est une fin qui jus­ti­fie ample­ment l’ex­tinc­tion des volon­tés libre­ment éclai­rées.

Quel est donc le fan­tasme poli­ti­co-sani­taire der­rière ces menées com­mi­na­toires ? Faire dis­pa­raitre le virus par le moyen de la technoscience ? 

Les Aus­tra­liens, aujourd’­hui vac­ci­nés à 90%, (et Néo-Zélan­dais) s’y sont essayés (poli­tique de « zéro covid »), au prix d’at­teintes inouïes aux droits fon­da­men­taux (camps de qua­ran­taine, courses-pour­suites de per­sonnes sans masques, etc.), et de res­tric­tions de dépla­ce­ment sans équi­valent dans le reste du monde, avec un résul­tat symé­tri­que­ment inverse à celui escomp­té, au 16 décembre 2021 (source Johns Hopkins) :

Ugur Sahin, PDG de BioN­Tech, et déve­lop­peur du vac­cin Pfi­zer recon­nait par ailleurs ouver­te­ment dans « Le Monde » que son oeuvre ne pro­tège pas contre la trans­mis­sion ou la conta­gio­si­té. Après trois mois (et trois doses), celle-ci ne serait que de 25 % selon une étude alle­mande.

Les scien­ti­fiques le savent, mais le poli­tique feint, quant à lui, de l’i­gno­rer. Son châ­teau de carte fon­dé sur la divi­sion et l’ex­clu­sion de masse man­que­rait alors de s’é­crou­ler. Alice pro­lon­ge­ra en soli­tude son périple au pays des cauchemars. 

Serait-ce alors au moins autant le syn­drome d’une affec­tion de civi­li­sa­tion ron­gée par une arro­gance aus­si creuse que tourmentée ? 

René Chiche, agré­gé de phi­lo­so­phie, membre du Conseil supé­rieur de l’é­du­ca­tion, et vice-pré­sident du syn­di­cat « Action et démo­cra­tie » (affi­lié à la CFE-CGC) carac­té­rise ain­si l’é­poque : « Covid19 : nom d’une mala­die men­tale qui a affec­té les socié­tés occi­den­tales dans les années 2020 après avoir été gavées de niai­se­ries durant des décen­nies. Symp­tômes : hypo­con­drie exa­cer­bée, haine de son pro­chain, pro­pos irra­tion­nels. Remède : latin et géo­mé­trie, ou jar­di­nage ».

La gale­rie pho­to­gra­phique de la mani­fes­ta­tion est de Mar­tin Wilhelm 

Cette ressource est accessible gratuitement pour une période de temps limitée. Pour nous permettre de continuer à vous proposer articles, documentaires, vidéos et podcasts, abonnez-vous à partir de 3 euros seulement !