Crédit photo : Ascona – Canton du Tessin, au bord du Lac Majeur – Keystone
De notre ami et correspondant en Suisse : Hans-Jörg Renk
Depuis le 7 décembre, le Conseil fédéral suisse, le gouvernement du pays, dispose de deux nouveaux membres. Cette nouvelle n’aurait pas fait la une des journaux dans d’autres pays, mais d’autant plus en Suisse, et ceci pour deux raisons : Le Conseil fédéral, gouvernement collégial calqué sur le modèle du Directoire français post-révolutionnaire, n’a que sept membres – dont trois femmes – qui sont non seulement ministres, mais collectivement en même temps chef d’État.
Les ministères qu’on appelle en Suisse départements sont :
- Affaires étrangères
- Affaires intérieures (social, santé, culture et éducation)
- Finances
- Économie
- Justice et police
- Défense et sports
- Environnement, Transports, Énergie et Communication
Les sept conseillers fédéraux sont élus individuellement par bulletin de vote secret par les deux chambres du Parlement en séance commune, le Conseil national (200 sièges) qui représente le peuple et le Conseil des États les 26 Cantons (46 sièges). Cette élection a lieu normalement tous les quatre ans, suite à celle du parlement élu par suffrage universel, et constitue en quelque sorte la version républicaine d’un couronnement dans une monarchie.
La deuxième raison pour laquelle l’élection du 7 décembre 2022 a attiré l’attention était parce qu’elle avait lieu en dehors de ce calendrier, à cause de la démission de deux membres du Conseil fédéral, le ministre des finances pour raison d’âge – il a 72 ans et 14 ans au gouvernement – et la ministre de l‘environnement, de l’énergie, du transport et de la communication, qui démissionne après 12 ans en office pour des raisons personnelles, son mari étant tombé gravement malade. Selon un accord tacite entre les partis politiques, appelé «formule magique», qui existe depuis plus de 60 ans, les trois plus grands partis ont un droit (non inscrit) à deux conseillers fédéraux chacun, et le quatrième à un seul.
Ces partis « gouvernementaux » sont, par ordre de grandeur :
Le parti conservateur de droite UDC (Union Démocratique du Centre) qui a ses origines dans le monde de l’agriculture et des PME, avec un total de 59 sièges dans les deux chambres, le PS (Parti socialiste) qui représente la gauche et les syndicats avec 47 sièges, le PLR (Parti Libéral-Radical) qui représente surtout les milieux économiques avec 41 sièges et le parti du Centre (démocrate-chrétien) qui n’a droit qu’à un seul conseiller fédéral malgré ses 42 sièges dans les deux chambres, dû à un échiquier politique qui date des années 2000.
Ensemble, ces quatre partis disposent de 189 sièges sur les 246 du Parlement. Les deux partis environnementalistes des Verts et des Verts libéraux qui ensemble disposent de plus de 50 sièges pourraient briguer un ou même deux sièges au Conseil fédéral s’ils fusionnaient entre eux, mais leurs divergences de vue en sont trop grandes.
Puisqu’aucun des quatre partis représentés au Conseil fédéral n’avait un intérêt à changer la balance de pouvoir actuelle au sein du gouvernement, il était convenu d’avance que les deux sièges vacants seraient à nouveau pourvus par des membres des mêmes partis que ceux de leurs prédécesseurs. Les deux partis en question proposèrent dès lors chacun deux personnalités pour donner au parlement un choix : L’UDC leur ancien président Albert Rösti, ingénieur agronome du canton de Berne, et le Professeur de droit Hans-Ueli Vogt du canton de Zurich.
Pour que leur siège vacant au Conseil fédéral reste en mains féminines, les socialistes proposèrent l’ancienne ministre des finances du canton de Bâle-Ville, Eva Herzog, et l’ancienne ministre de l’éducation du canton du Jura, Elisabeth Baume-Schneider. Un député socialiste, lui aussi professeur de droit à Zurich, Daniel Jositsch, protesta contre cette liste exclusivement féminine, en évoquant une discrimination, mais sans succès.
Lors de la séance du 7 décembre, Albert Rösti, qui partait en favori, fut élu au premier tour par 131 voix sur 245 contre le Prof. Vogt avec 98 voix, le seul candidat des quatre à ne pas siéger au Parlement dont il avait démissionné un an auparavant pour surcharge de travail, ce qui était mal vu par une partie des parlementaires actuels.
Contrairement à l’élection sans problèmes du siège de l’UDC, celle du PS était plus mouvementée : La Bâloise Eva Herzog qui était donnée gagnante, était dépassée au premier tour par la Jurassienne Elisabeth Baume-Schneider avec 96 contre 83 voix, tandis que la candidature « sauvage » de Daniel Jositsch en recueillait 56. Au deuxième tour, Baume-Schneider gagna 112 voix, Herzog 105 et le « trouble-fête » Jositsch 28. Elisabeth Baume-Schneider était finalement élue au troisième tour par 123 voix – juste la majorité absolue requise – contre 116 pour Eva Herzog et seulement 6 pour Daniel Jositsch.
Une des raisons de la victoire de Mme Baume-Schneider était qu’avec son charme, son humour et surtout son bilinguisme, elle avait gagné de la sympathie pendant les « hearings » des groupes parlementaires, considérés comme le « grand oral » avant une élection, tandis que Madame Herzog avec sa nature plus réservée et sobre passait moins bien.
L’élection de Madame Baume-Schneider est une petite sensation pour deux raisons : Elle était peu connue, malgré ses trois ans au Conseil des États, mais surtout, parce qu’avec elle, le tout nouveau canton du Jura qui n’existe que depuis 1979 a déjà obtenu un siège au Conseil fédéral, tandis que certains cantons qui sont à l’origine historique de la Confédération n’en ont encore eu aucun. Avec la nouvelle Conseillère fédérale, le canton du Jura, autrefois partie du canton de Berne, est définitivement devenu un canton à part entière !
Par l’élection de la Jurassienne, le Conseil fédéral aura pour la première fois en plus de cent ans une majorité « latine » : Trois francophones, un italophone et trois germanophones, alors que la Suisse alémanique représente près des deux tiers de la population. Ce « déséquilibre » ne correspond pas à la Constitution fédérale qui exige que les communautés linguistiques doivent être « équitablement représentées au Conseil fédéral », mais il sera temporaire et ne constitue aucun problème, d’autant moins que Mme Baume-Schneider se considère comme un « pont » entre les deux parties principales du pays.
Un déséquilibre plus sérieux est que la majorité des membres du nouveau Conseil fédéral vient d’un milieu rural, et qu’aucune des grandes villes – Zurich, Bâle, Genève – n’y est représentée, alors que les trois quarts de la population suisse habite dans les villes et leurs agglomérations. Le fossé ville-campagne est donc un problème plus important que le « Röschtigraben » entre la Suisse alémanique et la Suisse francophone, et les prochaines élections au Conseil fédéral devront en tenir compte, peut-être déjà suite à celles du Parlement du mois d’octobre 2023.
Pour le canton de Bâle-Ville qui en 175 ans n’a eu que deux Conseillers fédéraux – dont le deuxième a démissionné il y a presque 50 ans – la déception était grande, d’autant plus que grâce à son expérience positive de 15 ans comme ministre des Finances du Canton, Eva Herzog était considérée comme une candidate idéale. Bâle devra peut-être attendre longtemps avant qu’une configuration pareille ne se représente pour obtenir un siège au Conseil fédéral.
En attendant, les Bâlois se consolent avec le fait qu’avec Mme Baume-Schneider, la Suisse du nord-ouest sera tout de même représentée au gouvernement, et la nouvelle Conseillère fédérale a déjà dit au Président du gouvernement de Bâle-Ville, Beat Jans : « On fera cela ensemble ! » La coopération déjà intensive entre Bâle et le Jura devra donc se renforcer dans les années qui viennent, ce qui pourra aussi profiter à leur voisine commune, l’Alsace !
En préférant la Jurassienne à la Bâloise, les parlementaires n’ont pas fait en première ligne un choix régional, mais un choix politique, bien que les deux candidates proviennent du même parti. Une interprétation du vote veut que Mme Baume-Schneider aurait gagné non seulement par son charme, mais parce qu’elle était considérée, surtout par les parlementaires de droite et du centre, comme plus « influençable » que Mme Herzog, connue pour sa forte personnalité et pour son attitude ouverte sur l’Europe qui lui a probablement coûté un certain nombre de voix.
Les parlementaires qui ont voté pour Mme Baume-Schneider avaient ainsi donné la priorité à une socialiste qui dans ses jeunes années avait adhéré à un mouvement marxiste-léniniste plutôt qu’à une autre à laquelle certains membres de son propre camp ont reproché un manque de distance vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique de sa ville – c’est un peu le monde (politique) à l’envers…
La prédominance de la majorité de centre-droite au Conseil fédéral – cinq sur sept membres – s’est manifestée dès après l’élection du 7 décembre. Selon des sources crédibles, les quatre conseillers fédéraux de l’UDC et du PLR se sont réunis immédiatement après l’élection des deux nouveaux membres pour préparer la séance de jeudi 8 décembre entre les cinq membres restants et les deux nouveaux qui entreront en fonction le 1er janvier 2023 pour décider de la répartition des départements.
Cette répartition se fait sans aucune intervention du Parlement ou des partis politiques. Les membres du Conseil fédéral peuvent exprimer leurs vœux par ordre d’ancienneté, ce qui peut résulter du fait que les nouveaux-venus doivent prendre les départements qui restent. Contrairement aux attentes, cette séance qui durait deux heures et qui a abouti à un consensus n’a pas produit de grand chambardement.
Les « anciens » gardent leurs départements, sauf la ministre de la Justice et Police, Mme Karin Keller-Sutter, qui laisse son département à Mme Baume-Schneider pour passer à celui des Finances, ce qui était, dit-on, non seulement son intention, mais aussi celui de son parti, le PLR. M. Rösti prend le département de l’Environnement, l’Énergie, du Transport et de la Communication, particulièrement important à l’heure actuelle face à la pénurie d’énergie à laquelle la Suisse aussi risque d’être exposée.
Il était évident que son parti et lui-même briguaient ce poste, pour lequel M. Rösti comme ancien lobbyiste pour l’énergie fossile et pour les intérêts des milieux automobilistes se voit bien préparé. Par contre, Mme Baume-Schneider, qui n’est pas juriste, a dû se contenter d’un département qui ne correspondait peut-être pas à ses vœux, car Justice et Police est aussi responsable des réfugiés dont le nombre risque d’augmenter au vu de la guerre en Ukraine et d’autres foyers de tension.
Malgré la nouvelle composition de son gouvernement, l’équilibre politique de la Suisse n’a pas fondamentalement changé, car un conseiller fédéral ne peut rien décider sans l’accord de ses collègues, et le Conseil fédéral sans celui du Parlement dont chaque membre est libre de voter selon ses convictions et sans être forcé par son parti et, pour beaucoup de problèmes, grâce à la démocratie directe, c’est le peuple qui aura le dernier mot !
Ceux ou celles qui manifestent un intérêt pour les institutions suisses et leur plasticité politique, liront avec intérêt dans le Club : « un gouvernement pas comme les autres : Le système suisse : pas de Président, pas de Premier ministre, et cela marche quand-même ! », toujours rédigé par notre correspondant Bâlois Hans-Jörg Renk.