« Lumpaaa, Àltisaaa, Schokolàpàpiiier ! » C’était le cri du chiffonnier qui retentissait dans la rue à intervalles réguliers, pendant que la camionnette à plateau débâché avançait au pas dans la rue.
Quelques années auparavant, s’ajoutait encore à cette liste « Kìngalapelz », mais les clapiers se faisant rares, le cri tomba en désuétude.
Au passage, on notera que le papier aluminium était récupéré, alors qu’aujourd’hui il termine sa carrière dans les déchets ultimes, bien que la pénurie de minerai menace.
Le chiffonnier, plus exactement ferrailleur, était généralement un « jänischer », sorte de manouche, étiquette au contenu vague, mais signalétique d’un déclassement social, au moins autant, sinon davantage, qu’ethnique.
Car le « jänischer », victime des préjugés populaires, était réputé plus intouchable encore que son cousin gitan, dont il serait une sorte de bâtard métissé d’autochtone, un Tzigane mâtiné d’Alsacien tombé en disgrâce. Bref, quelqu’un de louche et dont il fallait se méfier, sans trop savoir pourquoi, au juste.
Les gitans, ceux qui à Kingersheim habitaient près de la gravière devenue dépotoir, vivaient d’activités plus nobles, l’achat-vente de violons, ou d’autres, plus mystérieuses, ou de rien, d’ailleurs, ce qui était non seulement plus romantique mais également astucieux.
Plus prosaïquement toutefois, ils ne négligeaient pas cependant de faire un tour à la décharge toute proche, histoire de voir s’ils ne pouvaient glaner quelque article que notre toute jeune société de consommation y avait déversé avant son terme de vie.
Dans un coin de la cour, nos pères entreposaient à l’occasion quelque ferraille usagée, nous recommandant de guetter le passage du « Isahandler », et qui ne manquait pas de nous remettre quelques pièces, en fonction du volume et de la nature du métal, dont le cuivre, évidemment particulièrement prisé.
Il ne savait pas encore, en ce temps-là, le « jänischer », que sa fonction, alors plutôt méprisée, allait être auréolée de prestige, il ne savait pas encore que, s’il avait persévéré dans sa présence au sein de notre paysage suburbain ou campagnard, il serait devenu le chevalier blanc de l’ère post-industrielle, le batman du « recyclage » et que sa basse besogne ferait de lui un « sauveur de l’humanité ». Il ne savait pas encore que son métier allait devenir bien plus lucratif.
Régnait, sur la dite carrière en reconversion progressive de dépôt de détritus pour toute l’agglomération mulhousienne, un ancien légionnaire. Il revendiquait le titre d’agent communal, mais comme il vivait sur le lieu, dans une excavation semi-circulaire dont les parois étaient protégées par une grande tôle ondulée, même les enfants que nous étions avions quelques sérieux doutes. Néanmoins, c’est bien lui qui contrôlait la provenance des camions qui vidaient leurs bennes dans l’ancienne gravière qui, en dépit des rats et des couleuvres qui y pullulaient, en dépit des risques de poliomyélite, nous faisait joyeusement fonction de piscine.
Devant nos yeux ébahis, un miracle se reproduisait à chacune de nos visites au légionnaire : après avoir sifflé d’un trait (de deux, en fait) la paire de litrons de gros rouge que nous allions chercher pour lui à l’épicerie du village, et pour l’achat desquels il nous avait confié les sous nécessaires, le tremblement de ses mains cessait mystérieusement et aussitôt…
Aujourd’hui, la petite pièce du ferrailleur qui débarrassait à domicile n’est plus qu’un lointain souvenir, car nous voilà sommés d’acheminer nous-mêmes ces déchets encombrants – ce qui suppose de posséder une voiture -, de le livrer en hommage, tels des serfs, aux nouveaux seigneurs maîtres des « déchetteries », de faire don gracieux de cette matière première, et qu’on nous demande en plus de payer pour cette collecte.
Payer avec nos impôts locaux, mais également, et à la faveur de la culpabilisation, à chaque passage à la dite déchetterie, système auquel le maire de mon village et désormais président de la Comcom, a souscrit. Indépendamment de la quantité de déchets qu’on y dépose : c’est le même tarif, par passage, pour celui qui a empilé à qui mieux mieux quelques bricoles dans sa Twingo, et pour l’artisan du coin avec son utilitaire et la remorque qu’il tracte.
Quand, en son temps, François Mitterrand se trouva en peine de renflouer les caisses de l’Etat, un de ses conseillers lui recommanda de lever des taxes sur des denrées « culpabilisantes » telles que tabac, alcool et … les déchets polluants : d’une part, les assujettis ne bronchaient pas ou peu, en raison de ce sentiment d’être fautif, et en outre, ils se défaussaient de ce même sentiment en s’acquittant de « l’amende », oubliant au passage que le fabricant de pneus ou de barquettes alimentaires aussi plastique qu’inutile est, pour sa part, totalement exonéré de toute contribution.
DM
Lexique pour les non-Jänischer :
Lumpa : chiffon
Àltisa : ferraille
Schokolàpàpiir : emballage chocolat
Kìngalapelz : peau de lapin
Isahandler : ferrailleur