Il y a quelques semaines, L’Al­ter­presse publiait un article signé Michel Mul­ler, sous le titre «Pour en finir avec la ger­ma­no­pho­bie ». Il fai­sait suite à une polé­mique m’ayant oppo­sé à un membre de l’équipe rédac­tion­nelle à pro­pos d’un de mes textes por­tant sur la der­nière évo­lu­tion de la crise grecque au moment où je le rédi­geais, à savoir l’accord du 12 juillet par lequel Tsi­pras accep­tait les clauses conte­nues dans le troi­sième mémo­ran­dum. Cet accord était en fait une capi­tu­la­tion en rase cam­pagne après les cinq mois de tri­bu­la­tions que l’on sait.

Je passe sur la polé­mique. Elle ne regarde que moi, et n’a pas à faire l’objet d’un éta­lage sur le net. J’en reviens à l’article de Michel Mul­ler, qui n’a pas caché la peine et le labeur qu’il lui a coû­té. Pour rien, selon moi, car il n’avait pas lieu d’être.

Il ne s’agit pas de ger­ma­no­pho­bie, en effet, c’est-à-dire d’un esprit de sys­tème condui­sant à l’adoption de cette atti­tude par prin­cipe. Il s’agit au contraire de voir clair dans le com­por­te­ment des diri­geants de ce pays pour la conduite de tous les pro­blèmes que ren­contre l’Europe actuel­le­ment, et la zone euro en par­ti­cu­lier. Ces diri­geants sont des conser­va­teurs, et pour cer­tains, des réac­tion­naires, ce qui ne veut pas dire que l’ensemble des Alle­mands par­tagent leurs posi­tions. Consta­ter ce fait ne relève en rien d’une quel­conque ger­ma­no­pho­bie, mais de l’observation des faits, et c’est la rai­son qui me conduit à consi­dé­rer ce labo­rieux article comme par­fai­te­ment inutile.

Des faits…

Un épi­sode récent de la façon dont Schäuble a abor­dé le pro­blème grec est révé­la­teur. La presse grecque s’en est faite l’écho, dans une révé­la­tion exclu­sive du jour­nal « Το βημα της κυριακης » du dimanche 30 août.

Repor­tons-nous un an en arrière, pré­ci­sé­ment le 22 sep­tembre 2014. Le conser­va­teur Sama­ras est au pou­voir à Athènes, et les élec­tions sont pré­vues pour jan­vier de l’année sui­vante. Sama­ras met en œuvre les dures dis­po­si­tions du second mémo­ran­dum, et le pays est en pleine réces­sion. Les pre­miers son­dages ne sont pas bons pour lui. Syri­za et son jeune chef Tsi­pras, ont le vent en poupe. Ce 22 sep­tembre, Sama­ras ren­contre, à sa demande, Ange­la Mer­kel à Ber­lin. Il plaide un allè­ge­ment de l’austérité, afin de pou­voir se pré­va­loir, durant sa cam­pagne, de quelques résul­tats et de pré­ser­ver ses chances de vic­toire. Mer­kel fait de vagues pro­messes mais ne s’engage pas.

Peu après, Schäuble ren­contre très dis­crè­te­ment Pol Thom­sen, chef de la branche Europe du FMI, connu pour son intran­si­geance. Entre­temps Schäuble a fait connaitre à Mer­kel son oppo­si­tion caté­go­rique à tout allè­ge­ment envers la Grèce. Avec Thom­sen, il met au point sa stra­té­gie : accé­der à la demande de Sama­ras n’offre aucune garan­tie de vic­toire à ce der­nier. Bien ren­sei­gné, Schäuble sait qu’elle est plus qu’improbable. Or, un allè­ge­ment faci­li­te­rait la tâche du nou­veau pou­voir, c’est‑à dire de Tsi­pras, avec le risque de le voir cara­co­ler plus encore dans sa croi­sade anti-aus­té­ri­té et pro-key­ne­sienne et offri­rait un for­mi­dable élan à la contes­ta­tion du dogme dans les pays de l’Union tou­chés par la crise, et notam­ment dans l’Espagne où appa­raît Pode­mos. Il faut donc savon­ner la planche, ser­rer davan­tage le nœud, « battre de verges ces gau­chistes et agi­ter leur cuir tan­né de coups au nez de Pode­mos ». C’est bien ce qui fut fait. Dire cela n’a rien à voir avec une quel­conque germanophobie.

Seule alter­na­tive : sou­mis­sion ou exclusion…

Cet épi­sode et tout ce qui a sui­vi d’antidémocratique, de vio­la­tion de sou­ve­rai­ne­té, d’humiliation, montre à l’évidence que l’on se trouve face à une ten­ta­tive, réus­sie pour le moment, de trans­for­ma­tion de la zone euro en sphère d’influence par son com­po­sant le mieux armé. L’objectif res­semble bien à une entre­prise d’élimination de tous les par­te­naires pour l’économie des­quels la mon­naie com­mune telle qu’elle existe et fonc­tionne, est sur­di­men­sion­née; l’idéal étant d’aboutir, soit à leur sou­mis­sion, soit à leur exclu­sion, afin de for­mer avec les pays les plus proches sur les plans éco­no­miques, sociaux, cultu­rels, une zone res­treinte fonc­tion­nant au mieux des inté­rêts du meneur. Il y a là l’Autriche, les Pays-Bas, la Fin­lande, le Luxem­bourg, et quelques vas­saux tels la Slo­va­quie et la Let­to­nie, mais éga­le­ment l’Irlande, para­dis fis­cal oblige, et la Bel­gique pour les mêmes raisons.

Reste à reve­nir sur le cas grec par plu­sieurs observations.

La pre­mière est que seul Syri­za était en mesure au début de l’année 2015 de mettre en route les réformes struc­tu­relles indis­pen­sables pour revê­tir l’état grec des pré­ro­ga­tives et du res­pect qui font d’une struc­ture poli­tique un état de droit. Per­sonne ne conteste les immenses lacunes de ce qui était et reste un sem­blant d’état.

Mal­heu­reu­se­ment Tsi­pras a com­mis une erreur et a man­qué d’envergure. Son erreur a été de sous-esti­mer la puis­sance des forces qu’il vou­lait com­battre. Le manque d’envergure tient au fait que, selon moi, il aurait dû mener sa cam­pagne élec­to­rale sur deux axes. Le pre­mier, qui l’a conduit au suc­cès, était de pro­mettre la fin de l’austérité et des mémo­ran­dums. Le second aurait été de lier cette pro­messe à une autre, celle de mettre en œuvre les réformes dont je parle plus haut, et de pré­sen­ter un plan mobi­li­sa­teur capable d’entraîner une adhé­sion forte du peuple, dont de nom­breux élé­ments res­sen­taient la néces­si­té de leur mise en route. Au lieu de cela, qui aurait eu le mérite de la clar­té avant l’acte élec­to­ral et l’aurait posé en chef d’Etat, il s’est enli­sé dans le piège des négo­cia­tions que lui ten­daient les élé­ments durs de la zone euro, leur offrant de sur­croît l’occasion de le décré­di­bi­li­ser pour absence de pro­jet. On connait la suite.

Des condi­tions impos­sibles à mettre en oeuvre

Reste à envi­sa­ger la situa­tion actuelle, laquelle n’incite pas à l’optimisme. Je serai dans le pays le len­de­main des élec­tions du 20 sep­tembre. Il y a fort à parier qu’aucune majo­ri­té stable n’en sor­ti­ra. Pire, on peut craindre qu’aucune coa­li­tion stable, viable et cré­dible, ne puisse se faire. Et en prime, tous les son­dages actuels montrent le risque d’une remon­tée forte des néo-nazis d’Aube dorée, dont les relais dans la police et l’appareil mili­taire sont avérés.

D’autre part, les condi­tions impo­sées par l’accord du 12 juillet, déjà presque impos­sibles à mettre en œuvre par un pou­voir stable et res­pec­té, n’ont aucune chance de l’être dans les condi­tions qui sor­ti­ront des élec­tions. Octobre ver­ra une pluie d’impôts et de charges tom­ber sur les citoyens, ceux qui payent déjà, pas ceux qui ont leurs avoirs à l’abri. Dans un pays habi­tué à contour­ner la fis­ca­li­té, dému­ni de plus des outils tech­niques néces­saires, beau­coup se réfu­gie­rons dans l’économie grise et noire. Il sera facile alors pour Schäuble et les autres « ver­tueux » de dénon­cer l’absence de résul­tats, de per­sua­der les opi­nions que, non, déci­dé­ment, il n’y a rien à attendre de ce pays, et la ques­tion du grexit se repo­se­ra, avec toutes ses consé­quences pré­vi­sibles et connues.

Ce cynisme pour­sui­vra ses ravages, sur fond de crise des migrants et de menaces ter­ro­ristes. On est loin des débats inutiles sur l’anti-germanisme ou la ger­ma­no­pho­bie. Mais tout près, par contre, des consé­quences de l’irresponsabilité conte­nue dans des atti­tudes dog­ma­tiques et psy­cho-rigides qui ont trop ten­dance à igno­rer, dans l’histoire, ce qui gêne et dérange.

Michel Ser­vé