Quand Sven de Pauw filme Georges Yoram Federmann, il se passe quelque chose. Déjà dans « Le Divan du monde » (2015), le cinéaste filmait le psychiatre dans son cabinet, avec ses patients, chose qui n’avait jamais été faite. On y voyait comment le praticien tissait des liens avec ces personnes qui venaient, sans aucun rendez-vous, le consulter. Des personnes que les autres psychiatres n’acceptaient pas dans leur cabinet : trop pauvres, trop instables, trop associaux… Il fallait un médecin hors norme pour les recevoir, les écouter, les secouer quand cela était nécessaire, les comprendre, surtout les comprendre… Les réfugiés-migrants qui bénéficient de l’attention de Georges Federmann, souvent victimes de graves atteintes psychiques ou psychologiques liées à leur situation, deviennent des patients comme les autres.
Le duo récidive avec un nouveau film : « Comme elle vient ». Swen de Pauw a placé sa caméra cette fois-ci au domicile de Georges Federmann, dans sa cuisine. Nous entrons dans l’intimité non pas du psy comme dans le film précédent, mais dans celle de l’homme qui révèle ainsi ses propres traumatismes, ses obsessions mêmes, toujours liés à sa recherche de l’humain dans les situations les pires que l’on puisse s’imaginer.
Toute la durée du film, Georges Federmann est filmé, seul face à la caméra : les seules ruptures sont d’ordre techniques (changement de bobines, interrogations sur les questions à poser, boire un coup…) et elles en rajoutent encore dans l’intimité qu’éprouve le spectateur dans ce véritable tête à tête avec le médecin.
Dans la salle de La Passerelle à Rixheim, nombreux étaient les personnes issues du milieu médical ou para-médical. Tous convaincus qu’à côté de cette médecine « institution », il y a de la place pour autre chose : une médecine proche des patients, comblant ce fossé que la médecine à sciemment creusée pour se préserver… Se préserver de quoi, d’ailleurs ? D’un contact trop proche des gens qui souffrent ? Du risque d’être contaminée par les origines sociales des maux à soigner ? De la crainte de voir les médecins mesurer l’ampleur des injustices liées à la classe sociale dont chacun est originaire ?
UN DÉBAT PASSIONNANT
Non contents de voir Georges Federmann tout au long du film en gros plan, les spectateurs ont eu le plaisir de le rencontrer après la projection et le film se prolongeait ainsi.
On y apprend que le choix de travailler sans rendez-vous (impensable chez ses confrères psy !) est un choix délibéré faisant partie du traitement qu’il construit avec ses patients. Tout comme son refus de les « filtrer » : quand il commençait à accueillir les toxicos, ses confrères s’étranglaient ! Ils étaient rejetés car pas fiables (« n’arrivent pas à l’heure ») ni solvables.
L’argument fait mouche : « Comment un médecin gagnant 150.000 € par an voit-il un patient au RSA à 500 € mensuels ? » Cette question est fondamentale : où se situe la médecine dans notre société ? Quel est son but, son rôle, son objectif ?
L’exemple des études de médecine est parlante : la première année (comme l’ont démontré de récentes études parues après le tournage de Swen de Pauw ainsi que le film « Première année » sorti début septembre ) est un massacre pour éliminer 85% des étudiants. Ceux qui restent, à 99% issus de classes supérieures, sont certains de devenir médecin. Ce qui fait dire à Georges Federmann, je cite de mémoire, qu’on « ferait bonne œuvre en les envoyant dans des familles populaires pour qu’ils rencontrent la « vraie » vie ».
La première année de médecine est donc une année d’élimination non pas basée sur les capacités des chacun(e) mais fonction de déterminations liées aux origines sociales, car les étudiant(e)s qui sont issus des milieux populaires n’ont accès ni aux codes, ni aux règles de la couche de la société dans laquelle ils veulent entrer en quelque sorte « par effraction ».
Dès lors, les choses sont établies : le futur médecin est prêt pour défendre la caste avec une sincérité non feinte ! Ce qui fait dire à Georges Federmann que les études de médecine relèvent d’un système totalitaire. Et le fonctionnement de l’institution lui donne mille fois raison.
LES SECRETS DE LA FAC DE MÉDECINE DE STRASBOURG
L’exemple des médecins allemands à l’époque nazie est parlant : ce furent les médecins les meilleurs du monde. Ils ont, dans leur immense majorité, adhéré aux thèses nazies et ont bénéficié de l’aide des autorités du 3e Reich pour faire des expériences et études sur les humains.
En 2015, est révélé que l’institut de médecine légale, à la faculté de médecine de Strasbourg, abritait bien encore aujourd’hui des restes des victimes de la barbarie nazie, fruit des expériences menées par le médecin criminel August Hirt. En 1952, un médecin de la faculté fait état de bocaux « contenant des prélèvements effectués au cours des autopsies judiciaires réalisées sur les victimes juives de la chambre à gaz du camp de concentration de Struthof-Natzwiller ». Georges Federmann, par ailleurs fondateur et président du Cercle Menachem-Taffel contribue alors à rendre cette affaire publique, alors qu’elle était couverte par le sceau d’un secret accepté par l’ensemble du corps universitaire. « Nous trouvions cela normal car on nous demandait de préserver l’institution devant l’incompréhension que cette découverte pouvait éveiller dans le public », témoigne un spectateur dans la salle, médecin oeuvrant à cette époque à Strasbourg.
Ces macabres expériences n’ont donc pas été le seul apanage de la médecine nazie ! Elles ont été poursuivies grâce au « matériel » aimablement fourni par les chambres à gaz du Struthof !
Alors, bien évidemment se pose la question de l’empathie que peut éprouver le corps médical envers les patients. Ces derniers, ne seraient-ils pas eux-mêmes responsables de leurs pathologies ?
POURQUOI UN CONSEIL DE L’ORDRE ?
Bien que Georges Federmann ne le dise pas explicitement, on peut se demander pourquoi un Conseil de l’Ordre continue d’être le « gendarme » de la médecine en France ? Une institution contrôlée et jugée par ses pairs est-elle vraiment démocratique ?
Le Conseil de l’Ordre fut créé sous le régime de Vichy par le maréchal Pétain. Cela reflétait bien l’idéologie fasciste : la société devait s’organiser d’une manière « verticale » pour éviter au maximum des structures « horizontales » qui pouvaient construire des solidarités entre les individus. Ainsi, les confédérations syndicales ouvrières et patronales furent supprimées au profit de structures corporatives communes dans chaque branche, ouvertes aux chefs entreprises et aux salariés.
Le Conseil de l’Ordre des médecins relèvent de cette logique. Mais pourquoi alors, contrairement aux corporations, l’a‑t-on conservé à la Libération ? Sinon, pour conserver la médecine en-dehors de toutes les autres structures sociales.
Le film de Swen de Pauw et les confessions intimes de Georges Federmann donnent un éclairage sur cette question : tant que la médecine restera un champ clos, se refusant à s’ouvrir sociologiquement, elle restera insensible aux origines des souffrances et maladies qui frappent les humains sur la terre entière.
Mais ce film porte aussi un message d’espoir : rien n’est définitivement acquis, une autre médecine est possible pour peu que les patients, que nous sommes tous, le veulent. Et j’ajouterai : donc, un autre monde est aussi possible.
Georges Federmann coiffé de son « Judenhut » chapeau que doivent porter les Juifs en Allemagne au 13e siècle, imposé par un décret du Concile de Vienne en 1267. Il milite pour la reconnaissance du droit à l’existence de l’État d’Israël, tout en défendant la cause palestinienne. Avec le cercle Menachem-Taffel, association qui milite pour la reconnaissance et la mémoire des atrocités commises à Strasbourg par le professeur August Hirt à la faculté de médecine nazie, il a travaillé à redonner une identité aux 86 juifs victimes de ces crimes. En 2011, suite à ses actions, une partie du quai Pasteur à Strasbourg a été rebaptisée quai Menachem-Taffel, du nom du premier cadavre identifié.