Poubelle la vie dans le Haut-Rhin ?

Il n’y a pas que les déchets stockés dans les entrailles de la terre, au fin fond d’une mine de potasse, la bien nommée « Stocamine », pour vous empoisonner consciencieusement une existence. Les lieux d’entreposage de tous types de rebus issus du monde industriel et minier jonchent en effet le sol de nombre de communes alsaciennes, et le Haut-Rhin, notamment, n’en manque pas.

Le chiffre, assez effarant, nous est donné en septembre 2014, par un sous-titre du journal l’Alsace, indiquant qu’un rapport de la CCI d’Alsace répertorie les dépôts chimiques dans le Haut-Rhin. Ils sont au nombre de 37, dont six jugés « particulièrement dangereux ».

Des trésors d’imagination et d’aménagement et de redéploiement urbain ont souvent été mobilisés afin de les dissimuler au mieux. Souvent enfouis sous des monceaux de terre, sur lesquels on a bâti depuis des zones commerciales à foison, aussi bien que des pavillons d’habitation. Quand ce ne sont pas des infrastructures de loisirs, du type terrains sportifs, par exemple…

C’est là une manière assurée d’aplanir les polémiques, et d’araser définitivement, sous le prétexte de l’activité économique, les lancinants questionnements de nature politiquement nauséabonde pour certains de nos édiles…

Ainsi, le journal L’Alsace évoquait dans son édition du 2 juin la nouvelle implantation d’une centrale photovoltaïque au sol de 7,45 hectares, située dans la commune de Kingersheim, commune de la proche périphérie de Mulhouse.

Édifiée par l’entreprise alsacienne Tryba Energy (filiale du fabricant de fenêtre du même nom), qui projette « de développer des sites dégradés comme les carrières, les décharges », l’établissement devrait produire l’équivalent de la consommation électrique annuelle de 2392 foyers.

L’idée semblerait séduisante a toute première vue, si l’article n’avait expédié en seulement 3 lignes les motifs et l’origine du terrain sur lequel l’infrastructure devait être édifiée.

Car les 7,45 hectares de terre servant au déploiement des panneaux photovoltaïques constituent le reliquat constructible d’une vaste décharge à ciel ouvert, qui servait à la commune de Mulhouse, aux temps des « trente glorieuses » finissantes, soit entre 1959 et 1969. 

L’ancien site d’enfouissement était situé au lieu-dit du « Eselacker ». Un secteur bien plus étendu que le seul terrain dont dispose la société Tryba Energy pour ériger sa future centrale, puisqu’il s’étire du quartier de Kingersheim Strueth à l’actuelle zone commerciale du Kaligone, soit quelques 11 hectares, selon la base de données « BASOL », gérée par le Ministère de la transition écologique et solidaire.

Il s’agissait à l’origine d’une ancienne gravière, dont l’extraction pouvait aller jusqu’à 7 ou 8 mètres de profondeur. Après sa transformation en décharge, puis sa fermeture, l’impact sur l’environnement était inévitable. Des projets de réhabilitation échouaient sans cesse, si bien que la DREAL finit par imposer un premier confinement de surface, par du remblai “sain”, dont les travaux s’achevèrent en décembre 2016. Ils intégraient par ailleurs des puits de pompage, des filtres, afin de retenir les polluants dans les eaux souterraines…

Au demeurant, les lieux intéressaient récemment d’autres entreprises, soucieuses de prolonger la vocation première du site, c’est à dire le stockage de déchets. La société COVED, qui se situait à Illzach en 2006, souhaitait s’implanter dans le secteur de l’entreprise Pillon Frères. Une étude de la DREAL, datée de novembre 2016 en témoigne. Le projet d’implantation a été abandonné en juillet 2017.

Circonstance potentiellement aggravante pour la santé humaine: il s’agit d’une zone d’habitat dense, complétée d’une zone d’activité commerciale et industrielle très importante.

Il se trouve que le site, de propriété mulhousienne, aujourd’hui maitre d’ouvrage de sa réhabilitation, dont le régime administratif fut légalement reconnu pendant 10 années par arrêté préfectoral, connut également une vie de semi abandon, au cours duquel il servit, pendant quelques années, peut-être jusque 1973, mais certains diront plus encore, à l’entreposage sauvage de diverses catégories non ou mal documentées de déchets, provenant de toutes les communes alentours. La zone, nommée “Cochery Gival” n’est pas répertoriée dans la base données BASOL, mais une lanceuse d’alerte a largement documenté la nature du site dans un blog abandonné depuis 2013.

On y évoque surtout des déchets de nature industrielle et chimique, qui furent par ailleurs entreposés dans les nombreuses gravières dont disposait la commune, parfois jusqu’à les combler. Les déchets sont aujourd’hui disposés sur plusieurs mètres de terre remblayée.

De sorte que le volume total de ces déchets est conséquent. Il y est actuellement estimé à 800 000 m3. Mais le fait n’entrava pas le développement économique et l’appétit des promoteurs. De nombreuses implantations d’entreprises industrielles et tertiaires sont recensées sur le site, ou à proximité immédiate.

Immondice radioactive

Les conséquences en demeurent donc pleinement d’actualité. Car si les déchets demeurent sur les lieux sans jamais être évacués, le mobile est à rechercher d’abord dans la raison économique. Le chiffre de 100 millions d’euros est régulièrement cité, afin d’assurer une éventuelles excavation, mais d’autres sources évoquent des chiffres bien supérieurs.

Le sort d’Eselacker ressemble donc peu ou prou à celui de Stocamine, à ceci près que les déchets de l’ancienne mine servaient officiellement à redonner un souffle économique à un secteur primaire alsacien moribond, en même temps qu’elle répondait à un besoin de stockage qui devait y être réversible.

Cela continue de se révéler improbable pour Stocamine, et totalement illusoire pour Eselacker. Il est à craindre, là comme ailleurs en Alsace, que les hypothèses de réversibilité ne demeurent jamais suivie d’effets. De sorte que tout y est définitivement sur place, et que tout risque bien d’y demeurer à jamais, au grand dam des riverains et des protecteurs de la nature. 

Pour ce qui relève de l’actualité du site d’Eselacker, des contenants métalliques et plastiques continuent de s’écouler, notamment à la faveur des conditions météorologiques défavorables. La pluie entretient le cheminement au sol de substances dangereuses. Et les températures plus douces favorisent quant à elles la formation de nuages de gaz et de vapeur, dans un rayon pouvant aller jusque 200 mètres par grand vent, selon des expertises.

La commune a bien pris quelques arrêtés de prévention à destination des riverains, notamment en 2005, visant à interdire le puisage de l’eau, mais la nappe phréatique rhénane, qui traverse la commune, est, quant à elle, réputée saine. Le périmètre concerné est explicité dans le bordereau d’envoi de l’arrêté de 2006, adressé à la direction de la DRIRE (aujourd’hui DREAL) de Mulhouse.

Cela a-t-il changé sensiblement aujourd’hui ? C’est hautement improbable.

Il est pas frais mon poison ?

Car les services de l’État ont effectué différents travaux, afin d’appréhender l’état général du site et les éléments de pollution actifs, susceptibles de rayonner dangereusement sur la zone. Parmi ces travaux et études réalisées au titre de l’exposition diagnostique du site, on dénombre :

•        Des études géotechniques environnementales, menées entre 1977 et 1988.

Il s’agit des premières études menées sur le site. Elles confirment la présence de déchets industriels comme l’HexaCycloHexane ou lindane (un insecticide cancérogène et perturbateur endocrinien) sur une dizaine de mètres d’épaisseur.

•        Des analyses des eaux souterraines en aval des sites, réalisées à la demande de la DRIRE (DREAL) ont été effectuées entre 1989 à 1992.

Elles ont confirmé la présence de la substance insecticide.

•        Un rapport atteste par ailleurs la présence permanente de déchets sur le site, notamment des déchets urbains, entre 1994 et 1995

•        Les mesures des gaz des sols révèlent la présence de Benzène Toluène Éthylebenzène et Xylène (BTEX) et de composés organochlorés volatils.

•        Un rapport du BRGM, daté de mars 1996, met en évidence de risques d’explosion et d’incendie liés à la migration de gaz explosifs en provenance de la décharge et s’accumulant dans les infrastructures ;

•        Un rapport réalisé en 1997 révèle la présence de déchets sur le site entre 1 et 3 mètres de profondeur. Deux piézomètres installés sur les lieux relèvent une pollution de la nappe aux sulfates, métaux et ammonium.

•        Une étude d’impact sur les sols et les eaux souterraines, datant de 2002, constate une contamination des sols par les déchets en métaux, BTEX, pesticides organochlorés et une pollution des eaux souterraines.

•        D’autres diagnostics approfondis sur les sols, eaux souterraines, et gaz du sol sont réalisés en mars et octobre 2006.

Cocktail mojito super mortel

Au niveau légal, 7 arrêtés préfectoraux, pris entre 2000 et 2015, enjoignirent la ville de Mulhouse à agir, afin de stabiliser le site et ses émanations continues.

On le comprend d’autant mieux que le contrôle de l’eau révèlent un cocktail peu amène de substances toxiques et cancérogènes. On y distingue : HCH (insecticide ou lindane), HAP (hydrocarbures), BTEX (composés organiques volatils toxiques ou ultra-toxiques), COHV (composés halogènes volatils), HCT (hydrocarbures), PCB (produits originellement commercialisé par Monsanto constitué de pyralène, toxiques écotoxiques), radioactivité, métaux et métalloïdes.

Le processus de contamination du milieu passe par les moyens de la volatilisation, le contact direct et la bioaccumulation dans les végétaux.

Pour ce qui relève du processus de contamination proprement humain, il procède de l’inhalation, l’ingestion (notamment pour les enfants en bas-âge), et par le contact cutané.

Dans ce contexte, les risques immédiats sont clairement établis : présence de produits toxiques, fuites et écoulements aggravés par l’accessibilité du site…

Mais l’histoire n’est pas prête de se terminer. Si bien que le propriétaire pollueur mulhousien est encore aujourd’hui mis à contribution financière. Il n’est donc pas des plus étonnant de constater le rebond du sujet à l’occasion du dernier conseil municipal de la ville. En l’occurrence, à la faveur d’une salve de question de l’opposante (et ex-majoritaire) Fatima Jenn. Et où il est question de 2 millions d’euros investis récemment par les élus mulhousiens pour le site…

Piqué au vif, l’ex-maire-1er-adjoint Jean Rottner s’est senti obligé d’intervenir, en assurant, en substance, qu’au moins la municipalité actuelle se souciait du sort des générations futures…

En revanche, le citoyen mulhousien n’est quant à lui pas digne de savoir le détail de ce à quoi ces millions ont pu servir exactement. Jean Rottner s’étant bien gardé de le préciser.

Pourtant, en ce 3 juillet 2019, les pouvoirs publics et le monde de l’agriculture viennent tout juste de signer un partenariat visant à diminuer la teneur en pesticides et améliorer la qualité de l’eau dans la nappe d’Alsace et les aquifères sundgauviens. “Une première en France”, parait-il. Jean Rottner s’y trouvait en première ligne en tant que représentant de la région Grand-Est.

Mais quelques recherches nous font découvrir qu’il s’agit sans doute de travaux de confinement. En effet, des échanges entre différents intervenants et Jean-Claude Niedergang, commissaire enquêteur chargé d’assurer l’étude d’impact de l’installation d’une centrale photovoltaïque, nous apprennent notamment le mobile des travaux réalisés par la ville de Mulhouse: “les travaux de confinement ont bien été réalisés dans l’objectif de développer le projet photovoltaïque”. L’entreprise en charge du confinement devant être Vinci-Sogea.

Le souci premier de Niedergang étant de conserver l’intégrité du confinement pendant la réalisation des travaux. Ceux-ci étant matérialisés notamment par une clôture ceinturant le site sur une hauteur de 2,50 mètres.

Un souci de confinement bienvenu, puisque Kafka est toujours prompt à revenir hanter l’inconscient de nos décideurs administratifs ou politiques. Ainsi, le 5 avril 2019, la préfecture du Haut-Rhin prenait un arrêté prescrivant un “diagnostic archéologique” sur les lieux du site. Et celle-ci de noter que des vestiges du néolithique et de la période mérovingienne pouvaient s’y trouver, puisque ce fut le cas sur d’autre sites communaux.

Le 5 avril 2019, c’est à dire le même jour, la préfecture prenait cette fois un arrêté abrogeant le précédent arrêté. Tryba Energy, opérateur chargé d’ériger la future centrale, faisant remarquer aux services de l’État qu’il s’agissait d’une décharge, et qu’il n’était donc pas très opportun de déconfiner un site venant d’être confiné à grand frais…

Le patrimoine archéologique attendra donc. Car il s’y trouve bien enfoui, sous quelques mètres de terre. Comme le témoignage d’un messianisme élevé à la gloire de la modernité et de l’industrie, qui achève d’hypothéquer jusqu’à notre existence…

En mai 2019, l’association Alsace nature s’est proposée d’y implanter une végétation de prairie sèche, à la faveur des orthoptères et hyménoptères “dont certaines espèces sont actuellement en difficulté”. Refus poli de Marie Odile Becker, gérante de l’exploitant Tryba Energy.

C’était pourtant hautement symbolique: de l’ordure naitra la fleur de notre fumier moderne…

A lire ici un nouvel article à ce sujet, portant sur la dimension financière des travaux de confinement.

La commune de Kingersheim fait preuve de transparence, et nous a remis un petit dossier exposant la situation et les enjeux liés au devenir du site.

Nos sollicitations auprès de Jean Rottner (1er adjoint de la ville de Mulhouse) sont restées lettre morte.