Tandis que le déclin de la presse quotidienne régionale se confirme assurément, ne serait-ce qu’au regard de la situation économique du quotidien l’Alsace, perdant encore plus de 6 % de sa diffusion entre juillet 2018 et juin 2019 (chiffres officiels ACPM/OJD), les marquis de la bienséance journalistique ne sentent toujours pas le vent du boulet emporter leur carte de presse dans le laminoir du ridicule.  

En témoigne encore un article consacré à l’auteur colmarien Jocelyn Perret, préparant un ouvrage consacré à la petite presse indépendante. Le titre en est : « Jocelyn Perret s’attèle à la presse militante ». Il est publié le 12 octobre 2019, et signé par Dom Poirier, journaliste de L’Alsace en la rédaction de Colmar.

Alterpresse68 y figure en tant que média évoqué en une demi-ligne par la grâce d’un épithète précédé d’un adverbe, destiné à bien enfoncer le clou : « franchement militant ».

Il ne s’agit pas de la conclusion de Jocelyn Perret, que nous avons consulté à ce propos, mais bien du journaliste, remisant par devers lui son petit dictionnaire d’éthique professionnelle. Jocelyn Perret confirme à ce sujet que le rédacteur a dénaturé le cadre de l’échange : « La discussion n’a jamais porté sur cela [NDLR le caractère “militant”], je ne l’ai pas exprimé, je parlais de presse indépendante et d’un historique axé sur des témoignages ». Le terme de « journaux alternatifs » est d’ailleurs la seule formule imputée à l’auteur de l’ouvrage dans cet article. 

Difficile de cerner l’origine d’une telle insistance. Peut-être simplement un « réflexe » de journaliste patenté, ou de média acculé ?

C’est que, l’air de rien, certains rédacteurs de l’Alsace s’emploient à disqualifier sournoisement tout média qui ne serait pas l’exact reflet de leurs errements personnels. Nous avions déjà relaté à ce sujet les propos désobligeants d’Isabelle Glorifet sur facebook, tendant à nous rendre comptable de « fake news ».  

Mais il n’y a pas là qu’une réaction épidermique, ou corporatiste, de quelques salariés désœuvrés ou chagrins, ayant besoin de se rassurer dans l’idée que leur apport et leur place sociale dans la chaine de l’information aient encore quelque valeur. Il y a peut-être aussi à voir avec un certain tropisme de la tradition politique démocrate-chrétienne alsacienne, dont des journalistes semblent encore embués, consciemment ou non. On ne supporte pas d’y voir que l’habituel falot cornichon de député-maire à qui on a toujours servi la soupe, doive laisser place à un opposant résolu. De sorte que l’on en conclut aussitôt que goulags et stalags sont à nos portes.    

Dans ce cas, il est de bon ton d’administrer à votre confrère légèrement marri par la rupture dans la tradition d’apathie médiatique auto-entretenue, une bonne injection de latin de cathédrale juridique. Prenons : « nemo auditur propriam turpitudinem allegans », c’est-à-dire : nul ne peut se prévaloir de sa propre turpitude. Ou si l’on préfère, en un langage trivial plus adapté à la circonstance : votre journal est à la ramasse comme jamais, et vous tentez de l’éluder sous le couvert d’un procès en professionnalisme, surplombant et faux-derche, au nom duquel vous jugez et jaugez vos confrères. Mais il est vrai que c’est bien plus long que la variante latine.

Et alors, c’est grave ou c’est grave ?

Revenons-en toujours à l’étymologie, notre juge départiteur de premier degré : le « militant », cela provient du latin militare, de miles, -itis, soit le soldat.

Serions-nous de ces « petits soldats du journalisme », c’est à dire la piétaille journalistique défendant, en dépit de son plein gré, un ordre médiatique mortifère, que moquait le journaliste François Ruffin dans l’un de ses premiers livres ?

Pour le citer : « Une vie de caserne trépidante, où se découvre ce journalisme insipide, aéfepéisé, routinisé, markétisé, sans risque et sans révolte, dépourvu de toute espérance, qui étouffe les rédactions de sa pesanteur ».

Au demeurant, ne serait-ce pas une bonne définition de l’ambiance de travail actuellement de mise à la rédaction de l’Alsace ? La poilade ayant sans doute atteint son point d’apogée le vendredi 11 octobre 2019, lors de la grève unitaire des personnels du journal, en coordination avec les DNA, contre les violentes restructurations sociales en cours.

Oui, je sais. J’y vais « franchement » grave dans la dénonciation « militante » !

Il se trouve que le substantif « militant » est défini dans le dictionnaire Larousse par : « Adhérent d’une organisation politique, syndicale, sociale, qui participe activement à la vie de cette organisation ».

De ce point de vue, désolé, estimables confrères, mais nous ne donnerons pas suite : on ne roule pour aucune organisation politique ou syndicale. Simple prophylaxie rédactionnelle de base. La plupart le savent déjà, mais il demeure encore quelques non-comprenants au sein de la corporation.  

L’adjectif « militant » est, quant à lui, plus intéressant à appréhender : « Qui lutte, combat pour une idée, une opinion, un parti ».

Le fait de lutter ou même de se sacrifier au service d’une idée relève d’un penchant éminemment humain. L’Histoire (grande et petite) regorge de cette aptitude foncière, dont le principe lui est même consubstantiel.

Le prolifique et sombrement rigolard écrivain Emil Cioran disait à ce propos :« Toute idée devrait être neutre ; mais l’homme l’anime, y projette ses flammes et ses démences : le passage de la logique à l’épilepsie est consommée… Ainsi naissent les mythologies, les doctrines, et les farces sanglantes. Point d’intolérance ou de prosélytisme qui ne révèle le fond bestial de l’enthousiasme. Ce qu’il faut détruire dans l’homme, c’est sa propension à croire, son appétit de puissance, sa faculté monstrueuse d’espérer, sa hantise d’un dieu ».

Serait-ce là le point de boursouflure grandiloquente et stérile, que des journalistes de l’Alsace conspuent sous le sobriquet « militant » ?  

Quant au collectif rédactionnel qui anime Alterpresse68, lutterait-t-il pour sa part en soutien à une certaine « idée » du journalisme ? Il me semble bien que oui ! En ce sens, mais en ce sens exclusivement, nous serions « franchement militant ».    

Mais de quoi Alterpresse68 est-il le nom militant ?

Être vu ou perçu comme un « alter-média », ne doit pas donner lieu à malentendu. Car il n’est pas question de cristalliser autour de ce projet quelque pratique « alter-journalistique » que ce soit.

Bien au contraire, nous faisons nôtres les standards déontologiques du journalisme, et les mettons en œuvre effectivement, quand bien même les textes publiés ne sont pas tous issus de professionnels patentés.

L’objectif de l’équipe n’est nullement d’entrer en dissidence médiatique, de faire état de « faits ou vérités alternatives » ou de « réinformer » les citoyens, comme voudraient s’y obliger quelques médias placés au service de systèmes d’idées minoritaires, ou de quelque vérité interdite, supposément dissimulée par la superstructure étatique.

L’écrivain-journaliste et dissident soviétique Mikhaïl Boulgakov disait que « Les faits sont la chose la plus obstinée du monde ». L’expression est irréfutable. C’est pourquoi il n’est jamais question de nous en soustraire. Pour autant, le commentaire journalistique doit être aussi indocile qu’il est possible. Et cela ne fait toujours pas du journaliste un porte-voix politique, mais assurément un citoyen intranquille de la vie démocratique, dont il a pour tâche de rendre compte.   

Pour ce qui concerne Alterpresse68, et en conformité avec nos modestes moyens, l’objectif avoué consiste d’abord à rompre, localement et régionalement, avec ce que des sociologues des médias nomment le « pacte de lecture ». C’est-à-dire une forme implicite de journalisme, tendant à favoriser un entre-soi contre-nature, et des formes de proximité institutionnelle qui rendent le rapport aux sources marqué par des liaisons de proximité connivente avec le personnel politique et administratif d’encadrement local, à l’intérieur d’un territoire donné.  

L’implicite d’un tel parti pris semblant, non tant de s’autocensurer (même si cela doit survenir, à la demande de l’un ou l’autre potentat du coin : maire, conseiller général, député…), que de soustraire autant que possible les aspérités politiques, valoriser des situations sociales qui éludent d’autres enjeux sous-jacents, plutôt que d’en rendre explicitement compte. Ce qui implique de ne pas se donner les moyens d’enquêter en quelque manière sur des sujets susceptibles de provoquer une polémique, ou de nourrir le débat public, et encore moins de se faire le relais de positions hétérodoxes, notamment en matière économique et sociale.

C’est une forme d’élusion, ou d’évitement journalistique, qui caractérise fréquemment l’ordinaire de la presse quotidienne régionale, notamment alsacienne, tout en y reconnaissant quelques louables exceptions.

Et c’est bien le signe distinctif des dirigeants du groupe EBRA, auquel appartient l’Alsace, émanation d’un monde bancaire aveugle et sourd, qui aura dévoyé jusqu’à la notion de banque mutualiste, que de se foutre ouvertement du renouveau démocratique de l’information d’intérêt public, et plus encore du sort professionnel des hommes et femmes qui la fabriquent au quotidien.

Bien sûr, toute forme d’organisation est destinée à dépérir. Les médias comptent sans doute parmi les plus fragiles de ces organisations, hors le soutien intéressé d’une poignée de capitalistes, soucieux de se payer influence ou prestige, en rachetant un titre ou un groupe de presse.

Plus encore qu’Alterpresse68, dont l’existence est funambulesque, et la survie économique incertaine, car elle s’appuie notamment sur de l’argent public, il est désormais de l’ordre du possible que le quotidien l’Alsace disparaisse dans les toutes prochaines années en tant que corps rédactionnel (ou ne subsiste plus qu’en tant que marque), après avoir déjà connu la fermeture de son imprimerie, il y a quelques mois à peine.

Une telle perspective, impensable il y a encore quelques années, n’est en rien réjouissante. Elle désertifierait encore l’offre locale de presse, passant ainsi de monocolore à monopolistique !

Mais la tendance de fond n’est pas plus avantageuse au niveau national. On pourrait même s’étonner de ce que les pouvoirs publics ne se saisissent pas immédiatement du problème. Car depuis dix ans, plus d’une centaine d’agences locales de presse, qui assurait le maillage territorial de l’information, a disparu.

Il ne reste aujourd’hui que 17 départements en France métropolitaine qui savent encore ce que le pluralisme de la presse écrite veut dire, avec au moins 2 titres chacun, comme le signale un article (gratuit) publié sur le blog de la rédaction de Médiapart.

N’est-ce pas là un problème démocratique majeur ? La qualité de l’information, la liberté et le temps donnés aux journalistes pour leurs enquêtes procèdent d’un processus essentiel de vitalité et d’irrigation démocratique.

Plus largement, y a-t-il encore un espace pour des professionnels de l’information, exerçant dans un cadre réglementaire pluraliste, garanti et favorisé par la puissance publique, et rémunérés à leur juste valeur ?

Enfin, y a-t-il un avenir pour l’écriture de presse, qui soit autre qu’une bouillie formolée par des services de communication, reconstituée par des rédacteurs anonymes payés au mot via des plateformes numériques disposées à travers le monde, et filtrée par des algorithmes syntaxiques ?  

Si vous avez répondu oui à ces questions, il semble bien que vous soyez aussi « franchement militant » que nous le sommes devenus. Car notre journal est le précipité concret, à échelle locale, de ces constats d’alerte générale sur la nécessité de préserver le pluralisme de presse.

Le nom de l’association qui nous édite en témoigne directement : « IPDC », pour information, pluralisme et débat citoyen.

Ici et ailleurs, un vaste chantier de « militance démocratique », dans l’esprit de ce que furent les ordonnances d’aout 1944, publiées par le Conseil National de la Résistance, est à mener en première urgence.

L’ordonnance du 26 août 1944 avait notamment pour objectif de sanctuariser la presse vis-à-vis des puissances de l’argent, et de l’influence de l’État, tout en assurant l’indépendance des journaux et leur transparence, afin que la presse devienne « une maison de verre ».

Quant à la Fédération nationale de la presse française (FNPF, organisme patronal de la presse), elle adoptait en novembre 1945 une « Déclaration des droits et des devoirs de la presse », qui affirme que: « La presse n’est pas un instrument d’objet commercial mais un instrument de culture ».

Au pays des vœux pieux, c’est toujours la liberté et le pluralisme de presse qui dégustent les premiers.

Ami-e-s lecteurs et lectrices, il est plus que temps de réagir et de se mobiliser à ce sujet.

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