L’état de délitement, voire d’abandon, du musée de l’impression sur étoffe de Mulhouse a fait l’objet de nombreuses notices dans la presse locale ainsi que la presse spécialisée nationale.
Le point d’orgue dans la narration de ces faits stupéfiants étant désormais matérialisé par le livre rédigé par Pierre Freyburger : « Musée de l’Impression sur étoffes de Mulhouse – Autopsie d’un pillage », paru chez Mediapop éditions, et dont on peut sans risque parier que le tirage de 1200 exemplaires ne suffira à combler les prévisions d’achat. Nous y avons d’ailleurs consacré un petit article à l’occasion de sa présentation à la librairie 47° Nord.
Entre une histoire triangulairement scandaleuse, impliquant des hommes à la direction du musée, une vendeuse d’art sulfureuse à New York, un commissaire-priseur aux pratiques douteuses, et le courage de quelques salariés (des femmes, surtout) veillant à la préservation de ce qui peut l’être, et la description clinique d’une implosion patrimoniale annoncée, on ne sait pas au juste, au sortir de ce livre, si l’on a affaire à quelques arrière-cousins de Vito Corleone, eux-mêmes tous droits sortis d’un film de Coppola ou de Scorsese.
Ce que l’on peut s’avancer à dire, est que le livre semble d’abord constituer pour l’auteur Freyburger l’histoire d’une filiation et d’une mémoire familiale, blessée ou trahie, alors qu’il s’apprêtait à léguer quelques effets de valeur au musée.
La dérive de l’humanité élémentaire qu’il interrogeait collectivement dans « Sept jours à Calais », ou « La dérive du continent », se trouve ici interrogée à l’aune d’une autre dérive, de nature mémorielle, dans la ville qui l’a vu naitre et où il a siégé pendant 30 ans, pour partie aux côtés de Jean-Marie Bockel, avant de rompre avec lui.
La dédicace en est faite à ses petits-enfants, mais par translation mémorielle, à leur « arrière-arrière-grand-père dessinateur textile à Mulhouse ». Et c’est l’évocation de ce grand-père maternel qui ouvre le chapitre 1 du livre. Un aïeul parti tenté sa chance au Mexique, puis terminant comme épicier à Mulhouse, mais toujours épris de peinture et de dessin.
Une histoire de migration familiale qui aura peut-être déterminé au moins partiellement son penchant pour le sujet.
Histoire hémiplégique
Mais l’histoire de Mulhouse, dont on ne semble mesurer que les effets matériels, est rendue hémiplégique par nombre d’élus municipaux et de cadres administratifs.
Car évoquer exhaustivement l’histoire des productions, c’est convoquer simultanément l’histoire des producteurs.
Alors, plutôt que d’évoquer par le menu les détails de l’affaire qui n’inspirent réellement d’intérêt qu’à une microsociété mulhousienne, dont il faut craindre qu’elle n’ait pas, et de loin, le souci de l’autre et autrement le cœur qu’au fond à droite, on vous engage, sinon à lire le livre de Freyburger, du moins à en retrouver les grandes lignes dans la notice Wikipédia rédigée sur le Musée.
Pour ce qui nous concerne, il s’agirait d’évoquer, en creux à la parution de ce livre, ce dont il est implicitement la filiation mémorielle, collective et sociale.
Car qui dit Musée de l’Impression sur étoffes, dit Société Industrielle de Mulhouse, maitre d’œuvre de sa fondation en 1955, s’appuyant sur le patrimoine du Musée de dessin industriel, et son école, fondée en 1857, et dans laquelle le grand-père Freyburger s’est formé.
Des infrastructures constituées par des professionnels pour d’autres professionnels, qui ne faisaient aucun cas des producteurs réels de ces merveilleuses indiennes et autres tissages mordorés et fleuris, façonnant la gloire de la Mulhouse du 19ème siècle.
Des ectoplasmes qui se rappellent à nous
Les ectoplasmes, les invisibles, les besogneux, qui rendaient tout cela possible par la sueur et leur sang, n’étaient que de modestes ouvriers tisserands ou manœuvres sans qualification aucune. A peine des êtres humains. Arrachés à leurs terres par l’exode rural provoqué par la concentration industrielle, on les faisait trimer 16 heures par jour et sept jours sur sept dans l’enfer des manufactures, pour assurer l’advenue de ce foisonnement textile devant lequel on se pâme à travers le monde, et dont on déplore la perte irréparable aujourd’hui.
Pourtant, personne, ou presque, ne déplore la peine et l’effroi constitué par le quotidien misérable des ouvriers et ouvrières des manufactures mulhousiennes, sinon quelques-uns qui eurent pour mission de la collationner, et dont les pages rédigées sur Mulhouse vous hérissent la caboche, afin de la faire mieux connaitre à la bourgeoisie louis-philipparde, laquelle commençait à s’interroger sérieusement sur l’origine des troubles sociaux qui s’ accroissaient à travers le pays.
Alterpresse68 a lui aussi remémoré dans plusieurs articles, le quotidien abominable et le sort tout particulièrement criminel connu par les enfants ouvriers dans les filatures textiles de Mulhouse. Certains âgés de 6 ans, et dont les manufacturiers étaient tous membres de la Société Industrielle, ceux-là mêmes qui ont fait don de leurs plus belles productions au musée de l’Impression.
Et pour effectuer cette anamnèse sociale, il n’y avait qu’à se replonger dans les archives de la bibliothèque de la Société Industrielle de Mulhouse.
Dès lors, qui fera un jour valoir ce recouvrement mémoriel et social au sein d’un nouveau Musée de l’Impression sur étoffes, incluant pleinement l’ensemble de l’histoire de ces invisibles qui ont constitué de leurs mains ce patrimoine ?
À défaut de ce sursaut collectif, dont on à peine à imaginer qu’il sera porté par l’actuelle municipalité, ou par ses émanations, constituant 3 listes aussi semblables que dissidentes, c’est à un pillage mémoriel de l’histoire sociale auquel on continuera d’assister, et qui menace de se perdre dans les limbes de l’oubli et de l’injustice redoublée.