Dans l’héritage de François Hollande, la création des « grandes régions » est une des réformes les plus bâclées dont on essaie vainement de trouver de bonnes raisons autres que le tripatouillage électoral souhaité par le Parti socialiste. C’est ainsi qu’une région à forte identité comme l’Alsace a été rayé de la carte par une simple décision d’en-haut et intégrée dans un ensemble dont on peut mesurer l’impersonnalité au nom qui lui a été donné : Grand Est… Vite appelé Grand Machin par des Alsaciens ulcérés tant par cette création que par la méthode.
Une vraie fronde mobilisa les Alsaciens que même les élus alsaciens (qui savent pourtant faire preuve de soumission à Paris tout en brandissant le flambeau régional pour se faire élire !) ne pouvaient ignorés, qui trouva son expression dans un sondage mené par l’IFOP paru en mars 2019 : 85% des Alsaciens étaient favorables à un référendum sur la sortie de l’Alsace du Grand Est et 66% souhaitaient que l’Alsace redevienne une région « à part entière ».
C’est ainsi que, sans aucun débat démocratique dans la région, les élus de la Région et le gouvernement sortaient de leur chapeau la création d’une « Collectivité Européenne d’Alsace » au 1er janvier 2021. Nous y sommes.
La CEA : un mistigri de plus ?
Annoncé à grand renfort de publicité, cette CEA répondait, nous disait-on, au « désir d’Alsace » de la population. Mais qu’est-ce le « désir d’Alsace ». Quand on connaît l’image qu’on se fait à Paris de l’Alsace (les cigognes, la coiffe, la ligne bleue des Vosges, la choucroute…) on pouvait craindre qu’il n’en sorte pas grand-chose…
Et en effet, aucune des personnalités à la base de la création de cette nouvelle structure n’osait affirmer que l’Alsace connait une renaissance. Les plus optimistes considéraient que cela était « un premier pas vers le retour à l’Alsace », les autres, plus lucides, considèrent qu’il s’agit d’un simple leurre, voire d’une mystification : il a été créé, au sein du Grand Machin, une Petite Chose…
Les prérogatives de la CEA : celles d’un département…
De prime à bord, la CEA devait retrouver des prérogatives qui étaient jusqu’à présent celles de la Région Grand Est.
A l’analyse du texte dépouillé du fatras d’éléments de langage pour donner l’illusion d’une « nouveauté », on remarque que le rôle de la CEA est en fait celui d’un département. Ce fameux département « unique » que les Alsaciens avaient rejeté lors d’un référendum le 7 avril 2013… Prouvant ainsi que les décideurs politiques s’assoient majestueusement sur les décisions populaires et imposent leur décision d’une manière autoritaire.
Nous voilà donc avec une nouvelle structure qui n’est en réalité que la fusion du 67 et 68. Mais comme il faut faire illusion, on va garder deux Préfectures, deux infrastructures… Il s’agit donc bien d’une « Petite Chose » que le président du Grand Est a bien remis à sa place lors de l’installation de la CEA le 2 janvier dernier : l’association Initiative citoyenne alsacienne (ICA) a ainsi apprécié l’intervention de M. Rottner : « On aurait aimé l’entendre dire et répéter qu’il était heureux que l’Alsace retrouve une institution politique propre, qu’elle figure à nouveau sur la carte des Collectivités territoriales françaises et même qu’il ajouterait ce qu’il a jadis dit, à savoir que la fusion de l’Alsace dans le Grand était une absurdité et qu’un juste retour des choses, certes partiel, était opéré. Il n’en fut rien, au contraire, il s’est souvent vanté que dans cette opération le Grand Est n’avait rien cédé. » Fermé le ban…
La question du bilinguisme
Reste un domaine sur lequel on pourrait apprécier positivement la Petite Chose : c’est celle de la promotion du bilinguisme.
Comme le note Daniel Muringer, L’essentiel de ce qui concerne le bilinguisme dans le texte de loi se trouve dans l’article L. 3431–4 :
« La Collectivité européenne d’Alsace peut proposer sur son territoire, tout au long de la scolarité, un enseignement facultatif de langue et culture régionales selon des modalités définies par la convention mentionnée à l’article L. 312–10 du code de l’éducation, en complément des heures d’enseignement dispensées par le ministère de l’Éducation nationale. « La Collectivité européenne d’Alsace peut recruter par contrat des intervenants bilingues pour assurer cet enseignement. «La Collectivité européenne d’Alsace crée un comité stratégique de l’enseignement de la langue allemande en Alsace, dans sa forme standard et ses variantes dialectales, qui réunit le rectorat et les collectivités territoriales concernées et dont les missions principales sont de définir une stratégie de promotion de l’allemand dans sa forme standard et ses variantes dialectales, d’évaluer son enseignement et de favoriser l’interaction avec les politiques publiques culturelles et relatives à la jeunesse. »
On relève d’emblée qu’il ne s’agit que d’une possibilité et non d’une obligation. L’article du code de l’éducation cité en référence[1] offre par ailleurs d’ores et déjà cette possibilité, et ce, sur l’ensemble du territoire national. Il ne s’agit donc que d’un rappel de l’existant et la CEA ne bénéficie de ce fait d’aucune attribution particulière ou spécifique.
Il est à noter que l’État reste bien présent, et ce, par le biais de l’Éducation nationale partenaire d’un comité d’« évaluation ». Par contre, l’État se défausse visiblement de ses responsabilités financières dans le domaine, laissant manifestement à la charge de la CEA la rémunération des enseignants nécessaires pour assurer les heures « complémentaires » et, rappelons-le, facultatives.
Pour couronner le tout, le ridicule emblème de la CEA…
S’il fallait tourner en ridicule la création de la Petite Chose, il suffit de constater l’emblème choisi par les élus… Le bretzel avec un cœur…
Ramenée l’histoire de l’Alsace, sa culture originale dans celle de la France, à un bretzel, c’est effectivement aller dans le sens de la vision parisienne de notre région : la culture est ramenée au folklore. Comme le rappelle Unser Land, les Bretons auraient-ils accepté qu’une crêpe soit leur emblème… Ou bien la figatelli pour les Corses ! Ces deux peuples sont fiers de leurs drapeaux qui est représentatifs de leur histoire. L’Alsace a aussi son drapeau, voire ses drapeaux : l’historique Rot un Wiss (Rouge et Blanc) ou son succédané le drapeau « blasonné » de l’Alsace avec une juxtaposition des armes des landgraviats de Haute-Alsace (Oberelsass) et de Basse-Alsace (Unterelsass).
Au lieu de cela, les élus alsaciens ont choisi un logo commercial pour la marque Alsace qui a été inventé par un cabinet-conseil en 2011 pour vendre des produits alsaciens !
Évidemment, ces courageux élus vont se réfugier derrière une pseudo consultation qu’ils ont lancée pour définir le logo qui devait figurer sur les plaques d’immatriculation des voitures. Trois propositions : le drapeau Rot un Wiss, le drapeau blasonné et le bretzel de l’agence parisienne… 4,5% de la population alsacienne s’est exprimée et avec 43,45 % des voix, c’est le Bretzel qui l’emporte, le drapeau blasonné a récolté 36,59 % et le Rot un Wiss. 19,96 %. Pas un raz-de-marée, loin de là, puisque les deux drapeaux recueillent plus de 56% des 58.000 votants…
Et la démocratie là-dedans?
La seule raison valable pour entreprendre une réforme territoriale, c’est celle du renforcement de la démocratie.
Or, la France est un pays centralisé depuis près de 1.000 ans puisque Philippe Auguste l’instaura pour consolider le Royaume de France. La France révolutionnaire de 1789 renforça le centralisme et l’organisa en reprenant une idée de l’ancien régime: création de départements dirigée par un Préfet représentant le gouvernement…
Or, ce modèle de centralisme est dans une crise profonde qui est la conséquence, entre autres, d’un affaiblissement du rôle de l’État et la destruction de l’État social systématiquement entreprise par les gouvernements successifs ainsi que par l’affaiblissement des services publics.
Le “local” prend toute son importance et l’absence de démocratie à ce niveau, l’incapacité de la démocratie parlementaire de satisfaire les attentes des citoyens, doit conduire à décentraliser les prises de décisions au plus près de la population.
Pourtant la CEA ne répond en rien à cette exigence, au contraire.
Les cris d’orfraie des centralistes
Malgré ses faibles moyens par rapport aux ambitions affichées, la création de la CEA subit les critiques et oppositions voyant en elle une rupture dans l’égalité des territoires de la République.
Disons d’emblée que les inégalités territoriales n’ont pas attendu la création de la CEA pour devenir la règle !
Cela n’empêche pas le président du CESER du Grand Est, Patrick Tassin de faire état d’un “malaise vis-à-vis de la Collectivité Européenne d’Alsace”. Et de s’inquiéter du “devenir de la région Grand Est” mis en danger par les “prérogatives particulières” de la CEA ! Le même Tassin, décidément un récidiviste, avait déjà déclaré en octobre 2020: “On a eu du mal à construire le Grand Est et tout d’un coup on voit arriver ce machin. On évoque de fortes inégalités territoriales, y compris dans le Grand Est et on donne à l’Alsace le territoire le plus puissant du Grand Est, des leviers supplémentaires ».
D’autant plus de mal à construire le Grand Machin que cela s’est fait CONTRE la volonté des populations!
Quel avenir pour la CEA ?
Les premiers pas de la CEA montrent déjà les limites de la Petite Chose! Brigitte Klinkert, qui s’est engagée sincèrement pour que l’Alsace ne disparaisse pas du paysage, a été écartée de l’exécutif de la Collectivité, trahie par son acolyte bas-rhinois… et par son successeur à la tête du Conseil départemental du Haut-Rhin. Comme quoi, les bonnes habitudes des élus alsaciens reviennent rapidement: que ne ferait-on pas pour obtenir un siège… ou un strapontin! La mainmise du Bas-Rhin, département lui-même fortement sous tutelle de l’Eurométropole de Strasbourg, sur la CEA fait craindre une centralisation des pouvoirs au détriment des territoires et des localités.
En tout cas, la situation actuelle n’est pas tenable, car elle porte en elle les germes de la désillusion et du mécontentement.
L’exemple de la Corse
Pourquoi les Alsaciens semblent-ils si passifs en ce concerne la gestion de leur territoire.
Il y avait pourtant un exemple de collectivité qui aurait pu répondre aux aspirations alsaciennes, c’est celle de la Corse. Depuis le 1er janvier 2018, la collectivité de Corse est devenue une collectivité à statut particulier en lieu et place de la collectivité territoriale de Corse et des départements de Corse-du-Sud et de Haute-Corse.
La collectivité territoriale de Corse dispose de compétences particulières :
- Éducation (schéma prévisionnel des formations ; construction et entretien des collèges, lycées, établissements publics d’enseignement professionnel, artistique, d’éducation spéciale, lycées professionnels maritimes, établissements d’enseignement agricole et centres d’information et d’orientation et certains établissements d’enseignement supérieur) ;
- Culture et communication (politique culturelle, développement de la langue et de la culture corses ;
- Sport et éducation populaire (promotion des activités physiques et sportives, d’éducation populaire et d’information de la jeunesse) ;
- Plan d’aménagement et de développement durable ;
- Transports (exploitation des transports ferroviaires, continuité territoriale avec le continent, routes nationales, convention avec les départements pour l’organisation des liaisons interdépartementales) ;
- Gestion des infrastructures (ports maritimes de commerce et de pêche, aérodromes, réseau ferré) ;
- Logement et foncier ;
- Développement économique (aides aux entreprises, tourisme, agriculture et forêts, formation professionnelle, apprentissage et insertion professionnelle des jeunes) ;
- Environnement (protection de l’environnement, ressources en eau, plan de gestion des déchets, programme de prospection, d’exploitation et de valorisation des ressources énergétiques locales).
La collectivité dispose de sept établissements publics chargés de la mise en œuvre de sa politique :
- Agence de développement économique de la Corse (ADEC) ;
- Office de l’environnement de la Corse (OEC) ;
- Office des transports de la Corse (OTC) ;
- Agence du tourisme de la Corse (ATC) ;
- Office du développement agricole et rural de Corse (ODARC) ;
- Office d’équipement hydraulique de Corse (OEHC) ;
- Agence d’Aménagement durable, de planification et d’Urbanisme de la Corse (AAUC).
Ce qui serait possible en Corse ne le serait-il pas en Alsace ? Au lieu de se contenter de miettes, les élus alsaciens auraient mieux fait de s’appuyer sur les capacités de mobilisation de la population alsacienne pour ne pas se contenter d’une Petite Chose ! Mais par les temps qui courent, qui peut croire que toute décision pourrait être définitive ?
Bonjour Michel, Tu as mis le doigt là où ça fait mal.
Je me permets d’apporter une précision de caractère historique. C’est après son coup d’Etat du 18 brumaire (9 novembre 1799), que Bonaparte créa les préfectures et les préfets. L’événement « 1789 » est alors déjà loin et son esprit révolutionnaire l’est tout autant. Dans le département, « le préfet sera chargé seul de l’administration » (loi du 28 pluviôse, an VIII – 17 février 1800). Le préfet est assisté de sous-préfets dans les arrondissements. Nommé par le Premier Consul, intermédiaire obligé entre le département et l’Etat, le préfet, qui est aussi l’organe exécutif unique du département, contrôle et anime le conseil général. Les membres du conseil général sont également choisis par Bonaparte.
Le préfet désigne les maires et les adjoints des communes de moins de 5 000 habitants et propose au Premier Consul, plus tard à l’Empereur, la nomination des autres. « Ils (les préfets) étaient eux-mêmes des empereurs au petit pied » reconnaîtra Napoléon à Sainte-Hélène.
Le 2 mars 1800, 97 préfectures étaient attribuées à des hommes triés sur le volet, souvent d’anciens révolutionnaires mais épris d’ordre et de discipline et passionnés de grandeur nationale. Bonaparte leur recommandera : « Ne soyez jamais les hommes de la Révolution mais les hommes du gouvernement… et faites que la France date son bonheur de l’établissement des préfectures. »(Le Citoyen français, ventôse an VIII). De tempérament actif, doués du sens de l’État, qui plus est couverts d’honneurs (ils furent tous anoblis à partir de 1810), les préfets de Napoléon, agents de l’absolutisme impérial, forgèrent une solide administration territoriale. Ce rappel n’est pas de mon cru mais simplement extrait du site officiel du gouvernement.
Par ailleurs, concernant les « agences », en Corse, je crois utile de préciser qu’il ne s’agit, ni plus ni moins, que de permettre, grâce à ces appareils, le contournement des administrations nationales. Ces « agences » sont toutes présidées par des élus de la majorité en place qui ont tout loisir de nommer les cadres techniques et administratifs selon leurs « attentes ». Compétents ou non, peu importe, l’essentiel étant leur servilité. Cette méthode clanique a pour gros « avantage » d’être au service des forces politiques détenant alors la majorité. En matière d’égalité des droits (et des devoirs) des citoyens on conviendra qu’il y a mieux. je ne suis pas certain que les « agences » soient des modèles de démocratie. Ce n’est pas un hasard si elles fleurissent dans l’hexagone (ADEME, ARS, ANPE devenue Pôle Emploi, etc, etc…) depuis une quarantaine d’années et échappent totalement à tout contrôle démocratique, y compris à celui de l’Assemblée nationale. Attention aux miroirs aux alouettes.
Au risque de froisser quelques susceptibilités, faut-il rappeler que, sous le 3ème Reich, Hitler l’avait bien compris, lui qui instaura les gauleiters, neutralisant ainsi les ministères et effaçant le concept même d’État.