Douche froide pour les régionalistes ! Le Conseil constitutionnel vient en effet de censurer l’article 4 de la loi Molac, relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, visant notamment le principe d’immersion mis en oeuvre, au niveau local, dans les établissements scolaires qui promeuvent la pratique active de la langue allemande et/ou alsacienne. 

En effet, les « sages » considèrent à ce sujet que :

En ver­tu des dis­po­si­tions de l’ar­ticle 2 de la Consti­tu­tion, l’u­sage du fran­çais s’im­pose aux per­sonnes morales de droit public et aux per­sonnes de droit pri­vé dans l’exer­cice d’une mis­sion de ser­vice public. Les par­ti­cu­liers ne peuvent se pré­va­loir, dans leurs rela­tions avec les admi­nis­tra­tions et les ser­vices publics, d’un droit à l’u­sage d’une langue autre que le fran­çais, ni être contraints à un tel usage.


Déci­sion n° 2021–818 DC du 21 mai 2021 du Conseil constitutionnel 

Afin d’éclairer un peu le débat, nous allons publier quelques textes destinés à nous permettre de réfléchir sur les enjeux du bilinguisme, ses modalités et ses disputes plus ou moins ardentes, dont certaines paraissent sibyllines pour le non germaniste. En témoigne le présent texte de l’universitaire Pascale Erhart, qui s’interroge sur les motifs de la dépréciation linguistique de l’alsacien au regard de l’allemand. 

Par Pas­cale Erhart, Maître de confé­rences en dia­lec­to­lo­gie et socio­lin­guis­tique à l’U­ni­ver­si­té de Strasbourg

Au len­de­main de l’adoption de la loi Molac, avec un vote una­ni­me­ment favo­rable de la part des dépu­tés alsa­ciens pré­sents à l’Assemblée, le quo­ti­dien Les Der­nières Nou­velles d’Alsace (09/04/21) titre en Une « Langues régio­nales, une loi qui pro­tège l’alsacien ». Une semaine plus tard, la Une du même jour­nal (18 avril 2021) revient sur le sujet en posant cette fois la ques­tion « De quelle langue régio­nale parle-t-on ? », à laquelle une page com­plète tente ensuite de répondre.

Le flot de com­men­taires sus­ci­té par la dif­fu­sion de cet article sur Face­book révèle de fortes ten­sions dans les dis­cours sur les langues en Alsace et les repré­sen­ta­tions qu’en ont les dif­fé­rents com­men­ta­teurs. Entre « D’abord les gosses doivent apprendre à par­ler et à écrire le fran­çais cor­rec­te­ment » et « seule la langue alle­mande peut être ensei­gnée », en pas­sant par « l’alsacien n’existe pas », toute une myriade de posi­tion­ne­ments, qui n’ont, au fond, rien à voir avec les langues elles-mêmes, peut être obser­vée. Nous pro­po­sons ici quelques élé­ments d’éclairage pour ten­ter de com­prendre une situa­tion fort complexe.

Qu’entend-on par « alsacien » ?

Construit à la fin du XIXe siècle sur une logique de dif­fé­ren­tia­tion et d’affirmation iden­ti­taire (par rap­port au reste de l’Empire alle­mand), ce glot­to­nyme désigne géné­ra­le­ment un ensemble de par­lers fran­ciques et alé­ma­niques en usage en Alsace depuis le Ve siècle. Bien que ces par­lers dia­lec­taux fassent par­tie du conti­nuum dia­lec­tal alle­mand, ils ne sont plus que rare­ment nom­més « ditsch » (alle­mand) ou « elsas­ser­ditsch » (alle­mand d’Alsace) par leurs locu­teurs qui pré­fèrent les termes englo­bants « elsas­sisch » (alsa­cien) ou « le dia­lecte » dans les der­nières enquêtes menées sur le ter­rain. De manière plus mar­gi­nale, le terme « alsa­cien » peut aus­si dési­gner le fran­çais régio­nal par­lé en Alsace, mar­qué par le fameux « accent alsa­cien ». https://www.youtube.com/embed/r8gb1CDkCYY?wmode=transparent&start=0 À tra­vers cette courte vidéo, France 3 Région Grand Est montre la diver­si­té de « l’alsacien ».

L’observation des pra­tiques révèle que ces par­lers dia­lec­taux font par­tie des langues dites « régio­nales » les plus vivaces de France, et ce mal­gré le très net déclin de leur pra­tique : en 2001, l’Insee décla­rait « l’alsacien, deuxième langue régio­nale de France » avec envi­ron 500 000 locu­teurs, tan­dis qu’en jan­vier 2020, l’IFOP publiait les résul­tats d’un son­dage indi­quant que 30 % de la popu­la­tion décla­raient « par­ler prin­ci­pa­le­ment l’alsacien » ou être « bilingue fran­çais-alsa­cien ». Cepen­dant, la trans­mis­sion inter­gé­né­ra­tion­nelle semble aujourd’hui qua­si­ment à l’arrêt : dans la même enquête, 82 % des moins de 35 ans déclarent par­ler « uni­que­ment français ».

Sous les effets conju­gués du trau­ma­tisme de l’annexion au IIIe Reich (qui délé­gi­ti­mise – pour de bon ? – l’allemand stan­dard exo­gène) et de la poli­tique de fran­ci­sa­tion mas­sive qui s’en est sui­vie, ain­si que des chan­ge­ments pro­fonds connus par la socié­té à par­tir des Trente Glo­rieuses, une grande par­tie de la popu­la­tion alsa­cienne, dont le rap­port sub­jec­tif aux langues est com­plè­te­ment bou­le­ver­sé, a en effet ces­sé de par­ler et/ou de trans­mettre sa langue ances­trale pour adop­ter de plus en plus fré­quem­ment le fran­çais, deve­nu la seule langue légitime.

Quelle est la « langue régionale » enseignée en Alsace ?

« Langue régio­nale » est une dési­gna­tion plu­tôt récente et pré­fé­rée en France à celle de « langue mino­ri­taire », les deux ayant avant tout un sens poli­tique : il s’agit de recon­naître des langues his­to­ri­que­ment implan­tées dans une région. La Conven­tion-cadre por­tant sur la poli­tique régio­nale plu­ri­lingue dans l’Académie de Stras­bourg (2015) donne la défi­ni­tion suivante :

« par langue régio­nale, il faut entendre la langue alle­mande dans sa forme stan­dard et dans ses variantes dia­lec­tales (alé­ma­nique et francique) ».

Si la dimen­sion dia­lec­tale est bel et bien recon­nue par ce texte, les obser­va­tions et tra­vaux sur le sujet s’accordent sur le fait que sa prise en compte reste minime dans la mise en œuvre réelle de l’enseignement de « langue régio­nale », et que c’est avant tout un ensei­gne­ment de l’allemand stan­dard qui est dis­pen­sé, en cur­sus exten­sif (3h/semaine) ou en cur­sus bilingue (12h/semaine). Ain­si, dans l’Académie de Stras­bourg, « la qua­si-tota­li­té (98 %) des élèves de l’école pri­maire béné­fi­cie d’un ensei­gne­ment d’allemand ».

Différentes étapes

Pour com­prendre cette situa­tion unique en France, il faut reve­nir sur les dif­fé­rentes étapes de la réin­tro­duc­tion de l’enseignement de l’allemand en Alsace après 1945. Sus­pen­du pour la pre­mière fois dans l’histoire de la région, l’enseignement de l’allemand fait l’objet de luttes poli­tiques et d’une forte demande sociale jusqu’en 1982, date à laquelle l’allemand, réin­tro­duit à l’école pri­maire d’abord en 1952 puis en 1976, devient une des « langues régio­nales » de France.

Le rec­teur Pierre Deyon, en poste dans l’Académie de Stras­bourg de 1981 à 1991, pro­pose alors la défi­ni­tion sui­vante de « la langue régio­nale en Alsace » pour faire ren­trer dans le cadre de l’Éducation natio­nale un ensei­gne­ment de langue vivante qui rele­vait jusque-là d’une exception :

« ce sont les dia­lectes alsa­ciens dont l’expression écrite est l’allemand ».

Or cette défi­ni­tion repose sur une repré­sen­ta­tion diglos­sique de la langue (dia­lecte à l’oral et stan­dard à l’écrit) qui ne cor­res­pond déjà plus aux usages des élèves alsa­ciens et des géné­ra­tions d’après-guerre au moment de sa for­mu­la­tion : même pour ceux d’entre eux qui sont dia­lec­to­phones, l’allemand, dont le rôle est deve­nu péri­phé­rique dans la socié­té mas­si­ve­ment fran­ci­sée, est per­çu comme une langue étran­gère. https://www.youtube.com/embed/E0YhIAQq2TE?wmode=transparent&start=0 En Alsace, les élèves sont ini­tiés au bilin­guisme dès le plus jeune âge.

Près de 40 ans après la mise en œuvre de cet ensei­gne­ment de « langue régio­nale » et 30 ans après l’ouverture des pre­mières classes bilingues, un constat s’impose : l’absence de prise en compte effec­tive de la dimen­sion dia­lec­tale dans l’enseignement de « langue régio­nale » a conduit à un déca­lage qui ne cesse de gran­dir entre le bilin­guisme socié­tal « fran­çais-alsa­cien » et un bilin­guisme sco­laire « fran­çais-alle­mand ». Au fond se pose la ques­tion des com­pé­tences lin­guis­tiques réel­le­ment visées par cet ensei­gne­ment, d’une part, et du rôle que l’on veut don­ner à l’école dans la conser­va­tion dyna­mique de la langue ver­na­cu­laire, d’autre part.

Pourquoi l’« alsacien » n’est-il pas « langue régionale » ?

D’un point de vue socio­lin­guis­tique, les langues, au-delà des sys­tèmes de signes oraux et écrits qui les com­posent, sont avant tout des construc­tions socio­his­to­riques : elles n’ont aucune exis­tence ni valeur intrin­sèque, et n’existent donc que pour les per­sonnes qui les (ou en) parlent. Aus­si, dénier l’existence d’une langue ne relève pas d’une caté­go­ri­sa­tion lin­guis­tique mais bien d’un juge­ment de valeur. Le choix des termes uti­li­sés pour dési­gner ces langues est ain­si révé­la­teur des repré­sen­ta­tions ou idéo­lo­gies lin­guis­tiques qui les sous-tendent : les per­sonnes affir­mant dans nos enquêtes que « l’alsacien n’est pas une langue mais un dia­lecte » ont ain­si inté­gré l’idée qu’un dia­lecte, parce que carac­té­ri­sé par son ora­li­té et sa varia­tion dans l’espace, ne serait pas digne d’être recon­nu ou res­pec­té (et donc pas ensei­gné) de la même manière qu’une langue standardisée.

De même, le fait que les par­lers dia­lec­taux ne soient pas stan­dar­di­sés conduit à l’idée qu’ils ne s’écriraient pas ou n’auraient pas de gram­maire, ce qui est évi­dem­ment faux. Même si en Alsace, le terme « dia­lecte » n’est pas conno­té de manière aus­si néga­tive que dans d’autres régions de France, dans la mesure où il dis­pose d’une sorte de valeur iden­ti­taire endo­gène pour les Alsa­ciens (en par­ti­cu­lier pour ses locu­teurs), son usage conduit tou­jours à une mino­ra­tion par rap­port au fran­çais, mais aus­si par rap­port à l’allemand stan­dard. L’emploi du terme « alsa­cien », qui est désor­mais pro­ba­ble­ment le plus répan­du dans la socié­té, reste contro­ver­sé au sein même des asso­cia­tions de défense des langues et cultures régio­nales car il auto­no­mise les par­lers dia­lec­taux alsa­ciens du reste de l’espace ger­ma­no­phone, remet­tant en cause la conti­nui­té his­to­rique jus­ti­fiant l’enseignement de l’allemand comme « langue régionale ».

L’ambiguïté de la défi­ni­tion de la « langue régio­nale » per­met ain­si de main­te­nir le sta­tu quo dans l’enseignement, mais des voix (essen­tiel­le­ment asso­cia­tives, comme celles de l’OLCA ou du Conseil Cultu­rel d’Alsace) se lèvent régu­liè­re­ment pour que « l’alsacien » soit bel et bien pré­sent aux côtés du fran­çais et de l’allemand dans l’enseignement, mais aus­si au-delà de l’espace uni­que­ment sco­laire, et pour que cette langue, et sur­tout ses locu­teurs, béné­fi­cient d’une forme de recon­nais­sance qui leur est pour le moment tou­jours déniée par une par­tie du corps social.

Dans le contexte par­ti­cu­lier sui­vant l’adoption de la loi Molac se pose désor­mais la ques­tion de savoir si et com­ment les élus locaux se posi­tion­ne­ront par rap­port à cette demande de mise en cohé­rence de l’usage mul­ti­fonc­tion­nel de l’alsacien dans la socié­té et de son appren­tis­sage pos­sible dans l’espace sco­laire. Dans sa pré­sen­ta­tion de la feuille de route de la nou­velle Col­lec­ti­vi­té euro­péenne d’Alsace « en matière de bilin-guisme » le 22 avril der­nier, le Pré­sident de la CEA affirme que « la géné­ra­li­sa­tion de la pra­tique de l’allemand et de l’alsacien est un enjeu de taille », sans que l’on sache s’il s’agit là d’un objec­tif réel­le­ment visé, ni si un véri­table chan­ge­ment stra­té­gique aura lieu par rap­port aux dis­po­si-tifs exis­tant depuis déjà trente ans. Enfin, on peut s’interroger sur la manière dont les locu­teurs eux-mêmes se sai­si­ront de ces pro­po­si­tions de réap­pro­pria­tion lin­guis­tique, dans la mesure où leurs repré-sen­ta­tions des langues semblent tou­jours pétries de contradictions.

Cet article est repu­blié avec l’au­to­ri­sa­tion de notre confrère, The Conver­sa­tion

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