Nous publions ci-dessous un excellent article consacré aux conséquences techno-politiques de l’introduction du passe sanitaire, et plus largement du renforcement de ce que nos amis de la Quadrature du net, qui en sont les rédacteurs, nomment la « technopolice ».

Les cri­tiques du passe sani­taire dénoncent una­ni­me­ment un « dan­ger auto­ri­taire ». Assez jus­te­ment, la CNIL elle-même pré­sente ce dan­ger comme « le risque d’accoutumance et de bana­li­sa­tion de tels dis­po­si­tifs atten­ta­toires à la vie pri­vée et de glis­se­ment, à l’avenir, et poten­tiel­le­ment pour d’autres consi­dé­ra­tions, vers une socié­té où de tels contrôles devien­draient la norme et non l’exception ». Pre­nons un ins­tant pour détailler ce dan­ger et répondre à la ques­tion : de quel type de sur­veillance le passe sani­taire est-il l’expression ?

Il existe déjà de nom­breux « dis­po­si­tifs atten­ta­toires à la vie pri­vée » contre la géné­ra­li­sa­tion des­quels nous lut­tons depuis des années : écoutes télé­pho­niques, fichage, camé­ras, drones, géo­lo­ca­li­sa­tion, logi­ciels espions… Pour com­prendre et pré­ve­nir les dan­gers posés par le passe sani­taire, il faut le situer pré­ci­sé­ment au sein de cet éco­sys­tème. Cer­tains outils de sur­veillance sont plus ou moins faciles à déployer, à plus ou moins grande échelle, de façon plus ou moins visible et avec des consé­quences très variables. En com­pre­nant dans quel mou­ve­ment tech­no­lo­gique et à par­tir de quels outils pré-exis­tants le passe sani­taire s’est construit, nous espé­rons lut­ter plus effi­ca­ce­ment contre la bana­li­sa­tion du type de sur­veillance qu’il permet.

Contrôler pour exclure

Pour prendre du recul, décri­vons de façon géné­rale l’action que per­met de réa­li­ser le passe sani­taire : exclure de cer­tains emplois, trans­ports et lieux des per­sonnes dont la situa­tion dif­fère de cer­tains cri­tères fixés par l’État.

For­mu­lé ain­si, ce mode de régu­la­tion n’a rien de nou­veau. C’est notam­ment de cette façon que l’État fran­çais traite les per­sonnes étran­gères : l’accès aux trans­ports vers le ter­ri­toire natio­nal, puis l’accès au séjour et à l’emploi sur le-dit ter­ri­toire n’est per­mis que si la situa­tion des per­sonnes étran­gères est conforme à des cri­tères fixés par l’État (situa­tion per­son­nelle fami­liale et éco­no­mique, pays d’origine, âge…). Le res­pect des cri­tères est véri­fié une pre­mière fois en amont puis se tra­duit par la déli­vrance d’un titre : visa, cartes de séjour, etc. Ensuite, la police n’a plus qu’à contrô­ler la pos­ses­sion de ces titres pour contrô­ler la situa­tion des per­sonnes, puis leur ouvrir ou leur fer­mer les accès cor­res­pon­dants. En mena­çant d’exclure du ter­ri­toire ou de l’emploi les per­sonnes ne dis­po­sant pas du bon titre, l’État déploie une lourde répres­sion – les consé­quences pour les per­sonnes exclues sont par­ti­cu­liè­re­ment dissuasives.

Tou­te­fois, jusqu’à peu, ce type de répres­sion avait d’importantes limi­ta­tions pra­tiques : les titres ne pou­vaient être déli­vrés qu’avec un cer­tain délai et à un cer­tain coût, de nom­breux poli­ciers devaient être déployés pour les véri­fier et cer­tains poli­ciers devaient même être spé­ci­fi­que­ment for­més pour en véri­fier l’authenticité. Ces limi­ta­tions expliquent sans doute en par­tie pour­quoi ce type de répres­sion s’est jusqu’ici cen­tré sur des cas pré­cis (tel que le contrôle des per­sonnes étran­gères) sans être sys­té­ma­ti­que­ment déployé pour gérer n’importe quelle situa­tion que l’État sou­hai­te­rait réguler.

Le passe sani­taire est la tra­duc­tion d’évolutions tech­niques qui pour­raient sup­pri­mer ces anciennes limites et per­mettre à cette forme de répres­sion de s’appliquer à l’ensemble de la popu­la­tion, pour une très large diver­si­té de lieux et d’activités.

Passage à l’échelle technologique

Au cours de la der­nière décen­nie, la majo­ri­té de la popu­la­tion fran­çaise (84% en 2020) s’est équi­pée en smart­phone muni d’un appa­reil pho­to et capable de lire des code-barres en 2D, tels que des codes QR. En paral­lèle, l’administration s’est lar­ge­ment appro­priée les outils que sont le code-barre en 2D et la cryp­to­gra­phie afin de sécu­ri­ser les docu­ments qu’elle délivre : avis d’imposition, carte d’identité élec­tro­nique… Le code en 2D rend qua­si-nul le coût et la vitesse d’écriture et de lec­ture d’informations sur un sup­port papier ou numé­rique, et la cryp­to­gra­phie per­met d’assurer l’intégrité et l’authenticité de ces infor­ma­tions (garan­tir qu’elles n’ont pas été modi­fiées et qu’elles ont été pro­duites par l’autorité habilitée).

Si ces évo­lu­tions ne sont pas par­ti­cu­liè­re­ment impres­sion­nantes en elles-même, leur conco­mi­tance rend aujourd’hui pos­sible des choses impen­sables il y a encore quelques années. Elle per­met notam­ment de confier à des dizaines de mil­liers de per­sonnes non-for­mées et non-payées par l’État (mais sim­ple­ment munies d’un smart­phone) la mis­sion de contrô­ler l’ensemble de la popu­la­tion à l’entrée d’innombrables lieux publics, et ce, à un coût extrê­me­ment faible pour l’État puisque l’essentiel de l’infrastructure (les télé­phones) a déjà été finan­cée de manière pri­vée par les per­sonnes char­gées du contrôle.

Désor­mais, et sou­dai­ne­ment, l’État a les moyens maté­riels pour régu­ler l’espace public dans des pro­por­tions presque totales.

Une brique de plus à la Technopolice

La crise sani­taire a très cer­tai­ne­ment faci­li­té ces évo­lu­tions, mais son rôle ne doit pas être exa­gé­ré. Cet embal­le­ment dra­ma­tique des pou­voirs de l´État s’inscrit dans un mou­ve­ment d’ensemble déjà à l’œuvre depuis plu­sieurs années, qui n’a pas atten­du le coro­na­vi­rus, et contre lequel nous lut­tons sous le nom de « Tech­no­po­lice ». Il s’agit du déploie­ment de nou­velles tech­no­lo­gies visant à trans­for­mer les villes en « safe cities » capables de régu­ler l’ensemble de l’espace public.

La Tech­no­po­lice est l’expression d’évolutions tech­no­lo­giques qui, comme on l’a vu avec le cas du passe sani­taire, ont per­mis de rendre totales des formes de régu­la­tions qui, jusqu’alors, étaient plus ou moins ciblées. Pre­nons le cas emblé­ma­tique des camé­ras : jusqu’à peu, la police était maté­riel­le­ment limi­tée à une poli­tique de vidéo­sur­veillance ciblée. Elle ne pou­vait exploi­ter les enre­gis­tre­ments vidéo que pour ana­ly­ser quelques situa­tions ciblées, à défaut de pou­voir mettre un agent der­rière chaque camé­ra 24 heures sur 24. De même, l’identification d’une per­sonne fil­mée deman­dait des efforts importants.

Ces limi­ta­tions ont depuis volé en éclat. La recon­nais­sance faciale rend presque tri­viale l’identification des per­sonnes fil­mées (voir notre expo­sé). L’analyse auto­ma­ti­sée d’images per­met de détec­ter en conti­nu tous les évé­ne­ments défi­nis comme « anor­maux » : faire la manche, être trop sta­tique, cou­rir, for­mer un grand groupe de per­sonnes, des­si­ner sur un mur… (voir par exemple les pro­jets ima­gi­nés à Mar­seille ou à Valen­ciennes). Plus besoin de pla­cer un agent der­rière chaque camé­ra pour avoir une vision totale. Qu’il s’agisse du passe sani­taire ou de l’analyse d’image auto­ma­ti­sée, dans les deux cas, la tech­no­lo­gie a per­mis à des tech­niques ciblées de se trans­for­mer en outils de contrôle de masse de l’espace public.

Contrôle permanent des corps

Ce paral­lèle nous per­met d’apporter une pré­ci­sion impor­tante : qu’il s’agisse du passe sani­taire ou de la détec­tion auto­ma­tique des com­por­te­ments « anor­maux », ces sys­tèmes ne néces­sitent pas for­cé­ment un contrôle d’identité. Le logi­ciel d’imagerie qui signale votre com­por­te­ment « anor­mal » se moque bien de connaître votre nom. De même, en théo­rie, le passe sani­taire aus­si pour­rait fonc­tion­ner sans conte­nir votre nom – c’est d’ailleurs ce que pré­voyait la loi ini­tiale sur la sor­tie de crise ou, plus inquié­tant, ce que pro­posent désor­mais cer­taines entre­prises en se fon­dant non plus sur le nom mais le visage. Dans ces situa­tions, tout ce qui compte pour l’État est de diri­ger nos corps dans l’espace afin de ren­voyer aux marges celles et ceux qui – peu importe leurs noms – ne se conforment pas à ses exigences.

Ce contrôle des corps se fait en conti­nu et à tous les niveaux. D’abord pour détec­ter les corps jugés « anor­maux », que ce soit par leur com­por­te­ment, leur appa­rence, leur visage, leur sta­tut vac­ci­nal, leur âge… Ensuite pour contraindre les corps et les exclure de la socié­té, que ce soit par la force armée de la police ou par des inter­dic­tions d’entrée. Enfin pour habi­ter les corps et les esprits en nous fai­sant inté­rio­ri­ser les règles dic­tées par l’État et en pous­sant à l’auto-exclusion les per­sonnes qui ne s’y sou­mettent pas. Tout cela à l’échelle de l’ensemble de la population.

Une accoutumance injustifiée

L’adoption mas­sive du passe sani­taire relève d’une bataille cultu­relle menée par le gou­ver­ne­ment visant à habi­tuer la popu­la­tion à se sou­mettre à ce contrôle de masse. Cette accou­tu­mance per­met­trait à l’État de pour­suivre plus faci­le­ment sa conquête totale de l’espace public telle qu’il l’a déjà enta­mée avec la Technopolice.

Pour­tant, para­doxa­le­ment, dans son for­mat actuel, le passe sani­taire n’apparaît pas comme étant lui-même un outil de régu­la­tion très effi­cace. Il semble dif­fi­cile d’empêcher les méde­cins qui le sou­haitent de four­nir des passes à des per­sonnes qui ne devraient pas en rece­voir. Et, quand bien même les passes seraient attri­bués aux « bonnes per­sonnes », en l’état celles-ci peuvent faci­le­ment les par­ta­ger avec les « mau­vaises per­sonnes ». Certes, la police entend réa­li­ser des contrôles d’identité pour lut­ter contre ces échanges mais, si l’efficacité du sys­tème repose au final sur des contrôles de police aléa­toires, il n’était pas néces­saire de déployer des méca­nismes de sur­veillance de masse pour aller au-delà ce qui se fait déjà en la matière, par exemple avec les ordon­nances manus­crites déli­vrées par les méde­cins que la police peut véri­fier en cas de soup­çons. Cela per­met­trait au moins de dimi­nuer les risques d’accoutumance à un nou­veau sys­tème de contrôle de masse.

Hélas, il semble plus sérieux d’envisager le scé­na­rio inverse : l’inefficacité du passe sani­taire pour­rait ser­vir de pré­texte pour le per­fec­tion­ner, notam­ment en per­met­tant aux contrô­leurs non-poli­ciers de détec­ter les échanges de passe. Comme vu plus haut, cer­tains pro­posent déjà un nou­veau sys­tème affi­chant le visage des per­sonnes contrô­lées. Une telle évo­lu­tion nous livre­rait la ver­sion plei­ne­ment abou­tie et effi­cace du sys­tème de contrôle de masse rêvé par la Tech­no­po­lice – et la police n’aurait presque plus à tra­vailler pour contrô­ler les passes.

Obligation de prouver la nécessité

Même dans son for­mat le plus sophis­ti­qué, l’efficacité du passe sur le plan sani­taire res­te­rait tou­jours à démon­trer – il demeure de nom­breuses incer­ti­tudes, que ce soit sur la valeur des tests au bout de 72 heures, sur le taux de trans­mis­sion même une fois vac­ci­né, sur le cas des nou­veaux variants, sur l’efficacité de la contrainte pour inci­ter la popu­la­tion à se faire vac­ci­ner, ou sur la durée de vali­di­té à rete­nir pour les tests de dépistage.

Au plan juri­dique et poli­tique, et tel que nous l’avions rap­pe­lé pour Stop­Co­vid, l’État est sou­mis à une règle simple mais fon­da­men­tale : il a l’obligation de prou­ver qu’une mesure cau­sant des risques pour les liber­tés fon­da­men­tales est abso­lu­ment néces­saire avant de la déployer. Dans notre cas, non seule­ment le gou­ver­ne­ment n’a pas encore démon­tré l’efficacité du passe sani­taire mais, plus grave, il a refu­sé de déployer ou de tes­ter l’efficacité de mesures alter­na­tives qui ne cau­se­raient aucun risque pour les liber­tés (telles que des cam­pagnes de com­mu­ni­ca­tion bien­veillantes, trans­pa­rentes et non-pater­na­listes pour invi­ter à se faire vac­ci­ner), ou des mesures com­plé­men­taires ambi­tieuses (tel que le déblo­cage de finan­ce­ments pour per­mettre le dédou­ble­ment des salles de classe et leur aéra­tion, ce que le gou­ver­ne­ment à tout bon­ne­ment écar­té).

Conclusion

Résu­mons : le passe sani­taire illustre des évo­lu­tions tech­no­lo­giques qui per­mettent à un mode de répres­sion ancien (la répres­sion par l’exclusion, illus­trée notam­ment par le contrôle des per­sonnes étran­gères) de pas­ser d’une échelle rela­ti­ve­ment res­treinte à une échelle presque totale, concer­nant l’ensemble de la popu­la­tion et de l’espace public, afin de ren­voyer à ses marges les per­sonnes qui ne se sou­mettent pas aux injonc­tions de l’État.

Si, aujourd’hui, ces injonc­tions ne sont que d’ordre sani­taire, il faut encore une fois redou­ter que ce genre d’outil, une fois bana­li­sé, soit mis au ser­vice d’injonctions dépas­sant lar­ge­ment ce cadre. Cette crainte est d’autant plus pesante que ce pro­ces­sus a déjà com­men­cé au sein de la Tech­no­po­lice, qui esquisse d’ores et déjà un mode de régu­la­tion social fon­dé sur la détec­tion et l’exclusion de toute per­sonne consi­dé­rée comme déviante ou comme ayant un com­por­te­ment « anor­mal » aux yeux de l’État et des entre­prises de sécu­ri­té qui défi­nissent ensemble et de manière opaque les nou­velles normes de com­por­te­ment en société.

Der­nier rap­pel stra­té­gique : si le gou­ver­ne­ment fran­çais se per­met d’imposer de tels outils de détec­tion et d’exclusion des per­sonnes qu’il juge indé­si­rables, c’est notam­ment car il peut reprendre à son compte, et redy­na­mi­ser à son tour, les obses­sions que l’extrême droite est par­ve­nue à bana­li­ser dans le débat public ces der­nières années afin de tra­quer, de contrô­ler et d’exclure une cer­taine par­tie de la popu­la­tion. La lutte contre les risques auto­ri­taires du passe sani­taire serait vaine si elle ne s’accompagnait pas d’une lutte contre les idées d’extrême droite qui en ont été les pré­mices. La lutte contre le passe sani­taire ne doit pas se faire avec, mais contre l’extrême droite et ses obses­sions, qu’elles soient dans la rue ou au gouvernement.