Epistocrate ta mère !
La République des experts (ou « épistocratie ») enkyste l’espace et les choix publics depuis de très nombreuses années. A la croisée du rapport entre savoir et pouvoir, les principes de délibérations démocratiques, qui présupposent l’exercice d’une citoyenneté active, elle se ferait volontiers passer pour une autorité politique en vertu d’une compétence technique.
Dans une tribune parue en janvier 1995 dans Libération, intitulée « Le savant, l’expert, le politique », le sociologie Dominique Wolton, directeur de recherche au CNRS, écrivait déjà à ce sujet : « il y a abus de pouvoir quand ce groupe pense la politique comme la suite de ses compétences techniques. Quand il nie l’altérité radicale de la politique, et quand il rêve d’une politique faite «au nom» des compétences techniques ».
Plus de vingt cinq années plus tard, le sophisme qui consiste à conférer frauduleusement une autorité politique à la justification d’une expertise a trouvé une traduction ultime, et empiriquement éprouvante, dans les deux dernières années traversées par une population entière soumise à la crise épidémique de covid-19.
Un volant considérable de médecins et de scientifiques, sous leurs diverses espèces, et souvent très éloignés des compétences objectives que l’on attendrait des seuls infectiologues ou virologues, se sont complus dans un scientisme, voire un prophétisme digne des attributaires du pouvoir oraculaire, en guise d’expertise.
Dans leur ombre, des responsables politiques s’appuyaient également sur l’expertise des cabinets de conseil spécialisés en marketing et en sciences du comportement, comme la désormais fameuse agence McKinsey, principale (mais non unique) pourvoyeuse de rapports et de notes à caractère prescriptif, pour le compte du Ministère de la Santé.
Tout ceci renvoie au fait que le politique, dont le mandat est légitimé par les urnes, se laisse souvent conduire ou plutôt commander par les trompettes (de la renommée) d’un savoir objectivé, dont les institutions d’experts passent pour être les dépositaires privilégiés. Et auprès desquelles les élus concèdent de plus en plus la gouvernance effective des affaires publiques.
Un plan d’experts
La dernière illustration locale ne relève pas d’une problématique sanitaire (quoique), mais d’enjeux écologiques de premier ordre et même de sécurité civile auprès des populations.
Dans un article, nous évoquions voici quelques semaines les risques d’inondations dans la vallée de la Thur, à travers la perspective d’un plan de gestion des risques d’inondation (PGRI) édifié par les services de l’État.
Le document, très technique, doit être actualisé tous les six ans, et tenir toujours davantage compte des effets du réchauffement climatique. Car l’on prévoit que les crues seront probablement plus importantes dans ces villages aux abords des Vosges qu’ailleurs en Alsace.
Évidemment, les préconisations recommandées dans le plan ont des impacts importants dans les villes et villages de la vallée. Il est notamment question d’interdire ou limiter la constructibilité à une distance équivalente à 100 fois la hauteur d’une digue. De sorte que si le remblai longitudinal était haut de 2 mètres, l’inconstructibilité des terres alentours serait alors prononcée sur une surface de 200 mètres…
De nouvelles formes de protection sont préconisées par ailleurs, reprenant les suggestions d’organisations environnementalistes comme Alsace Nature.
Les effets sur les plans d’occupation des sols, les aménagements urbains et la disponibilité des terrains constructibles, c’est à dire le développement économique et populationnel, seraient extrêmement importants.
Face à des enjeux aussi redoutables, le besoin de déléguer ou d’extérioriser l’analyse des risques possibles du dossier est alors proportionnel à la somme des conséquences éventuelles ou potentielles pour chacune des municipalités concernées.
Un président très mouillé
Les communes de la vallée de la Thur ont donc confié le soin de piloter ce dossier par une équipe d’experts technique (il est vrai placés sous la direction politique d’élus des différents bassins), à travers un « syndicat mixte du Bassin de l’Ill », aujourd’hui bucoliquement nommé « Rivières de Haute-Alsace ».
Michel Habig, cumulard multi-carte et baron local, en est le président. L’homme est notamment Maire d’Ensisheim, président de la Communauté de communes du Centre Haut-Rhin, Conseiller départemental du canton d’Ensisheim, administrateur d’une société d’assurance, il a été député, président de la Chambre d’agriculture du Haut-Rhin, président du bailleur social « Habitat de Haute Alsace », et quelques autres occupations…
Ce faisant c’est aussi un lobbyiste de l’agriculture intensive, et un homme de réseaux. Il veille à défendre ses intérêts et ceux de ses mandants. Il lui est même arrivé de craquer une allumette pour débarrasser sa commune de caravanes de Roms, qui stationnaient inopportunément sur des terrains municipaux à Ensisheim… Et a été condamné en 2006 à 6 mois de prison avec sursis et 5.000 euros d’amende par le tribunal correctionnel de Strasbourg.
Copier/coller en rafale
Dans son analyse destiné aux élus de vallée, Rivières de Haute-Alsace ne fait pas dans la nuance et condamne sur plusieurs points le plan de gestion des risques d’inondation.
Les problématiques environnementales sont évacuées, ou relativisées. Le risque d’inondations est évalué à l’aune de « la crue de référence » ou « crue centennale », comme si le réchauffement climatique n’allait pas entrainer mécaniquement une majoration des risques de crues !
Mais au fil de la lecture du document de synthèse portant sur l’analyse technique du projet de PGRI, concocté par Rivières de Haute Alsace, on discerne rapidement quel est le motif implicite du rejet de ce plan :
« Le vrai problème posé par ce décret est le classement des zones arrières digues ((repris dans la disposition O3.4‑D4 p146).). En effet le décret prévoit de classer les zones arrière digue en aléa très fort pour prendre en compte le risque de rupture. Dans les derniers PPRI du Haut Rhin la bande classée en aléa très fort était de 10m et nous étions en phase avec cette distance. Aujourd’hui le décret prévoit que la largeur de cette bande soit de 100xh (la hauteur d’eau). Ainsi pour une digue de 2m de haut contenant une crue centennale avec une revanche de sécurité de 50cm (cas classique dans notre département), soit une hauteur d’eau de 1,5m, la largeur de la bande classée en aléa très fort (donc à fortiori inconstructible) serait de 150m ».
C’est donc d’abord et surtout au profit de considérations sur la valeur du bâti, et sur la perspective de voir limitée la capacité des communes à disposer de la maitrise du foncier, qui sont au coeur du rejet. D’autant que le cadre en place est, selon le syndicat intercommunal, suffisant et contraignant.
Et pour se faire clairement comprendre des élus, « Rivières de Haute-Alsace » va rédiger un projet de délibéré, prêt à servir, soutenant les motifs du rejet, à destination des conseils municipaux, que ceux-ci vont s’empresser d’approuver sans délibération, ou presque, comme on va le voir plus bas :
Projet-de-délibération-PGRIOn en constate nettement les effets, et l’efficacité pratique, dans l’analyse méthodique effectuée par les association écologistes Thur écologie transports et Alsace Nature, à travers le relevé de la quasi-totalité des procès verbaux des communes membres des Communautés de communes de Saint-Amarin et de Thann-Cernay et communes rattachées, dans un saisissant tableau récapitulatif en 3 pages, reproduit ci-dessous :
ANNEXE-1-TableauAinsi, la totalité des communes analysées a rejeté le projet de PGRI. Le vote a été acquis à l’unanimité. Par ailleurs, l’exposé du contenu du PGRI mis en consultation était incomplet, puisqu’il omettait ses aspects positifs.
Le refus du PGRI est donc unanime avec un exposé des motifs strictement identique au sein des collectivités.
L’initiative de Michel Habig, Président des Rivières de Haute Alsace, aura donc figé le débat au sein des communes concernées. Comme le soutien l’analyse de Thur Ecologie Transports, les élus ont suivi aveuglément l’avis du maître d’œuvre, plutôt que d’exercer leur capacité critique, et ainsi saisir, au moyen d’un certain effort d’étude, mais en pleine autonomie, les enjeux à termes de ce plan inondation.
Politique de l’expertise
Le philosophe américain David Estlund résume dans son ouvrage « L’autorité de la démocratie », les défis auxquels les élus sont amenés à faire face : « Faut-il sacrifier la vérité à la démocratie ? S’il est vrai que certaines lois sont meilleures que d’autres, c’est à celles-là que nous voulons être soumis. Mais il est dès lors tentant, la majorité ne prenant pas toujours les bonnes décisions, de ne confier le pouvoir qu’aux plus compétents. Le gouvernement d’une élite savante soumet toutefois le peuple à une autorité illégitime, car le savoir ne confère aucun droit à commander autrui. L’épistocratie, qui réserve le pouvoir aux seuls experts, est inacceptable ».
La procédure démocratique de décision est en effet la seule qui ne puisse pas être rejetée comme illégitime par les personnes soumises à la décision. Quand bien même des experts, en vertu de leurs capacités et de leurs connaissances spécifiques, aient de plus grandes chances de discerner les fondements de questions complexes qu’une personne, a fortiori un élu, sans qualifications particulières et qui n’y aurait pas spécialement réfléchi.
Cependant un non-élu, tout expert qu’il soit, ne saurait exercer une quelconque autorité coercitive sur ses semblables. La crise du covid à montrer que des experts membres du conseil scientifique, ou experts et analystes autoproclamés sur les plateaux de télévision, se comportaient comme si leurs modélisations, projections ou appréciations faisaient foi auprès du politique, et que ce dernier, plutôt que de les soupeser la main tremblante, comme tout démocrate scrupuleux se devrait de le faire, acceptait, au contraire, de les considérer comme patentes ou évidentes, entrainant ainsi des séries de restrictions sans égal depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, et la suspension de droits pourtant réputés « inaliénables » par notre Constitution...
La vraie différence entre les pandémies et les risques écologiques est que les premières restent essentiellement des évènements soudains et largement imprévisibles (même si leur terreau peut largement être constitué d’évènements naturels, comme les zoonoses, provoqués notamment par les conditions d’élevage animal), tandis que l’impact du réchauffement climatique, et ses effets multi-systémiques sur l’écosystème, et ce faisant sur notre mode de vie, est là, droit devant nous, comme un mur devant lequel nous cheminons aveuglément, aussi crânes que bornés, promettant de nous laisser déborder par le vase du confort capitaliste.
A n’en pas douter, un vrai travail d’expert !