Photo de Martin Wilhelm
L’étrangeté fantomatique ne peut que saisir le chaland qui franchirait le seuil de la galerie commerciale de l’hypermarché Auchan de Mulhouse Bourtzwiller. Une cathédrale de tôle horizontale de 9000 mètres carrés (moyenne basse des enseignes de la marque), située au 170 rue des Romains, derrière un parking crevassé.
En un théâtre d’ombre, les façades commerciales de carton-pâte obturent la plupart des cellules de la galerie, comme autant de ruches dont les cellules auraient été abandonnées par leurs ouvrières.
Il reste bien la chaine discount « Action », qui a dû servir de locomotive fantasmatique pour les exploitants de l’hypermarché, mais le magasin de bazar chinois parait aussi désert que l’improbable restaurant, installé en lieu et place de l’ancien « Flunch », dont le menu s’affiche encore sur écran géant, quand les présentoirs alimentaires du self-service ont l’air de servir de décor pour village nucléarisé.
Le petit carrousel figé dans l’ombre semble avoir emporté avec lui le rire des enfants, selon les paroles de la chanson de Renaud. Et des bâches noires de deuil recouvrent des présentoirs de marchands itinérants.
Les derniers commerçants qui s’agglutinent dans la pénombre de l’allée centrale ressemblent à de modernes mohicans, doublement trahis, à l’instar de leurs aïeux.
Tout comme les Anglais et les Français que la peuplade amérindienne aura contribué à chasser pour le compte des États-uniens, lesquels finirent toutefois par les expulser de leurs territoires, les petits commerçants de l’Auchan mulhousien déserté sont doublement menacés de disparition.
Le « locataire-gérant » qu’est le groupe « Schiever » distribution a décidé de rendre les clés de la gérance au 1er janvier 2023 à son propriétaire, la « Somarvrac », une filiale de Auchan hypermarché, laquelle comptabilisait 43 163 salariés en 2021, parmi la galaxie de sociétés diverses dont la famille Mulliez (26 milliards d’euros de fortune en 2020), est propriétaire ou actionnaire majoritaire.
Officiellement informé en novembre de la fin du bail par « Schiever », « Auchan Retail France » indique à nos confrères du magazine spécialisé en distribution « Linéaires », que « Depuis, nous étudions toutes les options pour l’avenir, dont celle d’un éventuel repreneur, afin de poursuivre l’activité de ce site ».
Un peu plus de 120 personnes risquent de rester sur le carreau en cas de fermeture de l’enseigne. L’hypermarché comptait 238 salariés en 2010. Avant de se réduire à 162 employés au moment de la reprise par Schiever.
« Prixbas » ou l’hyper lowcost

Évidemment, savoir que « Auchan » connaît une histoire tourmentée avec cet ancien point de vente racheté au groupe Docks de France n’est pas pour déplaire à la concurrence des autres grandes familles de la distribution (Carrefour, ancienne propriété de Bernard Arnault, Cora, exploité par Groupe Louis Delhaize).
Alors que son enseigne originelle était « Mammouth », le magasin fut transformé en hypermarché low cost « Prixbas » entre 2010 et 2015, avant d’être loué par « Schiever distribution ». Dans tous les cas, les résultats d’exploitation sont restés dans le rouge.
Le locataire-gérant exploite 160 magasins en France, quelques-uns en Pologne, voire même au Tadjikistan, a créé une filiale particulière pour assurer la gestion de l’Auchan de Mulhouse : « Schiever Milhusa ».
Le compte de résultat montre un déficit de plus de 720 000 euros en 2020, qui allait cependant en s’améliorant de 25,43% avec 537 000 euros en 2021, pour un chiffre d’affaires diminué de 10% sur la même période.

L’histoire semblait toutefois débuter avec quelque ambition, ainsi que le montrait le canal de communication officiel de la « tribu Schiever » sur Twitter :

Du côté des salariés, à l’exception des délégués syndicaux qui espèrent en savoir plus et négocier favorablement un éventuel PSE lors du CSE (comité social et économique) extraordinaire, prévu pour le 11 janvier à 9 h, on a plutôt tendance à faire le dos rond.
Les agents de sécurité avec lesquels nous échangeons veulent encore y croire. Leur travail ne se borne plus qu’à informer les clients de ce que le magasin est fermé, et à sécuriser les lieux.
Devant l’entrée que l’on ne peut franchir, le spectacle est surréel. Du coté de l’alimentaire, les rayons frais ont été vidés, mais aussi une bonne moitié de l’épicerie sèche. Et quand on en demande la raison, le motif est toujours le même : un inventaire est en cours, les fournisseurs ne répondent pas trop aux commandes.
Pourtant, l’inventaire prévu sur de nombreux jours ne semble avoir duré que deux jours, et la quasi totalité des salariés sont en cessation d’activité.
Les vigiles, bienveillants, préfèrent évoquer leur années de service et les raisons du fiasco. Ils ne croient évidemment pas à une reprise par une chaine concurrente. « Moi je m’inquiète surtout pour les plus jeunes. J’ai 58 ans, donc mis à part une reconversion dans la sécurité, je n’attends plus rien, mais les jeunes, qu’est-ce qu’ils vont devenir ? « .
Il est vrai que les politiques ne se bousculent pas vraiment au portillon du commerce pour défendre l’outil de travail de plus d’une centaine de salariés. Le sentiment d’abandon du personnel n’en est que plus manifeste.
A gauche, Loïc Minéry (groupe cause commune), et Vice-président de M2A, a fait le déplacement, en posant les questions essentielles en la circonstance :

Le PCF Mulhouse a réagi en la personne de Joseph Simeoni, conseiller municipal de Mulhouse et communautaire M2A :

Le groupe d’opposition municipal s’est par ailleurs fendu d’un communiqué où il souhaite que « transparence soit faite à la fois pour les salariés et leur famille comme pour les clients et habitués de l’enseigne quant à l’avenir du magasin. Il nous paraît également indispensable de garantir la pérennité d’une offre de grande distribution de proximité, abordable et de qualité, moyennant quelques travaux jusqu’alors toujours remis à plus tard. Rappelons à toute fin utile que le groupe Auchan France, propriété de la famille Mulliez, a réalisé un chiffre d’affaire de 16 milliards d’euros en 2021″.
Enjoignant enfin, et à juste titre : « la maire de Mulhouse à s’activer et à prendre attache au plus vite avec la direction pour être informée des décisions projetées et à anticiper sans plus tarder les conséquences éventuelles d’un arrêt de l’activité ».
Communique-Auchan-MulhouseAucune autre personnalité politique, ou groupe, ne s’est risqué à réagir, à notre connaissance. « Auchan de fleurs, on ramasse déjà le chrysanthème », se risquerait-on à penser. La mairie de Mulhouse a en effet l’air de se soucier du dossier comme de la dernière épicerie avant la fin du monde. Mais peut-être que le savoir-faire du professionnel de l’immobilier qu’est devenu Jean Rottner (ex-maire de Mulhouse puis premier adjoint, et ex Président de la région Grand Est) changera la donne ?
On pourra toujours ergoter sur les causes de ce rejet apparent d’une enseigne, dont on verra plus bas qu’elle reste la plus profitable de métropole.
Certains évoquent le caractère « communautaire » du magasin, même si le qualificatif est discutable, se traduisant par une offre alimentaire halal plus abondante qu’ailleurs, faisant fuir certaines clientèles.
D’autres accusent le positionnement commercial du magasin, plutôt bas de gamme, héritage de son passé mouvementé, alors, comme on le verra plus bas, que la montée en gamme gagne de nombreuses enseignes.
Mutations dans la distribution
Il est vrai que les mutations de la distribution, notamment alimentaire, se traduisent par l’apparition de nouvelles problématiques et enjeux.
« Auchan Retail France », la filiale hypermarché du groupe, a notamment dû mettre en vente 21 magasins dans l’Hexagone en 2018, en raison du volume de pertes financières. Cela concernait plus de 7000 salariés sur 73 000.
Un choc dans une entreprise où la famille Mulliez, cercle capitaliste de type paternaliste, s’est plutôt attaché à protéger l’outil de travail.
La tendance négative est d’ailleurs nettement illustrée dans les graphiques ci-dessous :

A l’image du groupe Auchan, le secteur de la distribution est un élément structurant du système économique et social en France.
L’évolution du secteur de la grande distribution est, ce faisant, étroitement liée à l’évolution de la société française depuis 1945 :

Selon le magazine LSA expert, on comptait ainsi 2257 hypermarchés en France, en 2020. Ils couvrent 11874131 de mètres carrés, soit l’équivalent de près de 2300 stades de football en moyenne.
hyperDans ce classement édifiant, où 5 enseignes agrègent plus de 72% des points de vente, Auchan détient le plus de « maxi-magasins » dont le métrage est supérieur à 10 000 mètres carrés.
Et en 2021, les 3 premiers hypermarché de France par leur chiffre d’affaires étaient trois établissements du groupe Auchan :
- Auchan Vélizy : chiffre d’affaires estimé plus de 270 millions d’euros
- Auchan Aubagne : chiffre d’affaires estimé de plus de 250 millions d’euros
- Auchan Roncq : chiffre d’affaires estimé de 233,1 millions d’euros
Par ses logiques de localisation (et les flux de personnes et de marchandises qu’elles induisent) et par l’architecture de ses magasins, la grande distribution est un agent important de l’organisation de l’espace urbain ou péri-urbain.
Sa naissance au début des années 1960 accompagne la diffusion du fordisme. Elle affecte non seulement l’évolution des normes de consommation mais aussi le consumérisme par le marketing des industriels, et structure par ailleurs le système économique et social.
Selon Philippe Moati, professeur d’économie et directeur de recherche au Crédoc : « L’observation historique montre qu’à chaque époque les formes dominantes de distribution ont exprimé les exigences du régime d’accumulation ». C’est à dire un rapport entre le niveau de richesses et les logiques de marchandisation.
Depuis une dizaine d’années, la grande distribution est secouée par une phase de mutation structurelle. Sa croissance bat de l’aile depuis plus de 10 années, et elle doit adapter son modèle d’origine aux transformations intervenues dans le système économique et social, notamment le dépassement du modèle fordien…

Pour autant, la grande distribution reste un levier économique non négligeable. La clientèle continue à s’y rendre massivement, mais sans doute plus pour les mêmes raisons.
La montée en gamme des hard discounteurs (Lidl, Aldi) et l’accroissement des canaux de vente directe producteurs, qu’il soient commerciaux ou associatifs, a laissé des traces dans la répartition du chiffres d’affaires de ces mastodontes.
Comme on le voit dans le graphique produit par l’Insee, la vente alimentaire y stagne, en reprise toutefois par rapport à l’effondrement lié au covid en 2020, de même que le non alimentaire, sans doute au profit des plateformes numériques, tandis que le carburant constitue désormais leur meilleur et seul produit d’appel :

Enfin, le chiffre d’affaires croits moins vite que celui des supermarchés et de la moyenne des autre secteurs :

Épave mercantile
Épisodiquement, les mutations dans le secteur se traduisent notamment par la fermeture d’établissements comme celui de Auchan Mulhouse. La friche qui risque d’y rester constitue une illustration parfaite de ce qu’un centre de profit peut être essentiellement : une machine à générer de l’accumulation capitalistique, sans autre considération.
Quant aux effets de biais sociaux et environnementaux, liés à ses échecs puis son retrait, ils sont laissés aux bons soins de la collectivité. Laquelle, servant inlassablement les intérêts de mandants privés et puissants, légitime l’instrumentalisation des hommes et des femmes qui créé pourtant la richesse, et contribue à la détérioration des sols et surfaces naturelles.
A cet effet, pourquoi la richissime famille Mulliez ne serait-elle pas personnellement tenue à la réhabilitation et à la dépollution d’un site de cette nature ?
Prenons le pari : qui, sinon un Amazon (qui dispose d’un distributeur sur place), ou l’un de ses clones, pourrait s’installer commodément sur la ruine économique subit par les salariés d’Auchan, en obtenant, a fortiori, l’appui politique et économique de nombreux représentants publics ?
Un appel à mobilisation est lancé par l’intersyndicale CGT et CFTC. Rendez-vous dans la galerie de Auchan Mulhouse, le mercredi 11 janvier à 09h00.
Au travers de la galerie commerciale, la galerie photographique de Martin Wilhelm :





















