Si la figure de Gre­ta Thun­berg et de son mou­ve­ment de grève sco­laire a été fort média­ti­sé, son com­bat n’est cepen­dant sui­vi que par une petite par­tie de la jeu­nesse fran­çaise. (Cré­dit : 1000 Words/Shutterstock)

Gre­ta Thun­berg, Camille Étienne, ces ados du Mon­ta­na ayant fait valoir leur droit à « un envi­ron­ne­ment sain » lors d’un pro­cès contre leur État… Média­ti­que­ment, les figures de jeunes enga­gés contre le dérè­gle­ment cli­ma­tique sont omni­pré­sentes. Pour englo­ber toutes ces dif­fé­rentes figures du mili­tan­tisme, l’appellation par­fois abu­sive de « Géné­ra­tion Cli­mat » a pu lais­ser pen­ser que la jeu­nesse était glo­ba­le­ment enga­gée contre le dérè­gle­ment cli­ma­tique. Alors qu’en est-il ? Une Gre­ta Thun­berg som­meille-t-elle vrai­ment en chaque ado ? Rien n’est moins sûr.

Une enquête menée auprès d’un échan­tillon repré­sen­ta­tif de la popu­la­tion fran­çaise nous per­met de remettre les pen­dules à l’heure : les jeunes ne sont en réa­li­té pas si dif­fé­rents du reste de la popu­la­tion. Si 74 % des Fran­çais déclarent se sen­tir « devoir agir pour pro­té­ger l’environnement » ils sont 75 % chez les 15–24 ans.

Les jeunes, à peine plus sou­cieux de l’en­vi­ron­ne­ment que le reste de la popu­la­tion. Four­ni par l’auteur

Mais lorsqu’on sonde la res­pon­sa­bi­li­té vis-à-vis du dérè­gle­ment cli­ma­tique, le fos­sé entre la classe d’âge des jeunes et la popu­la­tion glo­bale se creuse : ain­si 46 % des Fran­çais assurent se sen­tir res­pon­sable de l’état de la pla­nète. Un chiffre qui grimpe à 59 % chez les 15–24 ans. Der­rière cette décla­ra­tion se cache une autre idée pré­con­çue que nous avons pu décons­truire à tra­vers les séries d’entretiens menés : si le terme « éco-anxié­té » est deve­nu fort média­tique pour décrire l’angoisse de cette jeu­nesse enga­gée contre le dérè­gle­ment cli­ma­tique, ces jeunes mili­tants mani­festent en réa­li­té sur­tout de la colère, sou­vent de la honte, et peuvent par­fois ris­quer l’épuisement ou la dépres­sion. Car la trans­for­ma­tion de leur enga­ge­ment en actes se heurte à de nom­breux obs­tacles, notam­ment éco­no­miques, et l’affichage public de leur convic­tion demeure dif­fi­cile vis-à-vis de leurs pairs.

Honte d’appartenir à une société qui détruit la planète

Les pre­miers com­pa­gnons de route des jeunes dési­reux de s’engager pour le cli­mat demeurent sou­vent la honte et la culpa­bi­li­té. Des sen­ti­ments qui, nous le ver­rons, sont ame­nés à chan­ger d’objets mais pas de nature. La honte ini­tiale sur laquelle beau­coup s’attarde est celle d’appartenir à une socié­té qu’ils qua­li­fient de pol­luante, de capi­ta­liste, voire de colo­niale. Et c’est notam­ment la volon­té de se dis­tin­guer d’un groupe auquel ils se sentent appar­te­nir par défaut, en contra­dic­tion avec leur valeur per­son­nelle de pro­tec­tion de la nature, qui explique sou­vent leur déci­sion de s’engager.

Mais l’entrée dans le pro­ces­sus d’engagement ne fait pas dis­pa­raître ce sen­ti­ment de honte. Celui-ci ne fait que se dépla­cer. Car la désa­gréable confron­ta­tion aux regards de celles et ceux qui se moquent de l’écologie ou qui ne veulent plus en entendre par­ler n’est pas rare. Les insultes sont aus­si légion, que ce soit en ligne ou hors ligne.

Le cadre sco­laire n’en est pas exempt, comme le montre une étude inédite sur les éco-délé­gués réa­li­sée par Flo­rine Gon­za­lez. En effet, si cer­tains éco-délé­gués vivent leur sta­tut comme une oppor­tu­ni­té de faire valoir leurs sen­si­bi­li­tés, d’autres ont racon­té être pour cela la risée de leur cama­rade, cer­tains l’ont même vécu comme une punition.

Honte de ne pas assumer l’étiquette d’écolo et stratégies de dissimulation

En d’autres termes, si ces jeunes trouvent des alliés au sein de cer­tains groupes d’appartenance, la diver­si­té des per­sonnes qu’ils fré­quentent au quo­ti­dien les amène tôt ou tard à subir des moments d’adversité, voire d’affrontement, que cer­tains vivent avec plus ou moins de dif­fi­cul­tés. À la honte d’appartenance ini­tiale se sub­sti­tue alors la honte de l’étiquette dégra­dée de « l’écolo ». Endos­ser une iden­ti­té de jeune enga­gé en faveur de l’écologie ne relève donc pas de l’évidence que ce soit face à des incon­nus mais aus­si des proches. Une jeune fille de 18 ans enga­gée dans le mou­ve­ment Youth for Cli­mate confes­sait par exemple :

« À cer­tains moments, je dis rien, je laisse cou­ler, j’en parle pas parce que je sais que ça va créer des conflits, je sais que la per­sonne va peut-être se moquer, et moi après ça va m’énerver.»

Une petite fille seule dans une salle de classe, la tête dans les mains
Dans un envi­ron­ne­ment par­fois beau­coup moins pré­oc­cu­pés qu’eux par le dérè­gle­ment cli­ma­tique, les jeunes peuvent avoir du mal à assu­mer leurs convic­tions éco­lo­giques. Tom Wang/Shutterstock

Sur les réseaux sociaux, par­fois consi­dé­ré à tort comme le ter­rain de pré­di­lec­tion des jeunes, l’affichage osten­ta­toire des convic­tions n’est pas non plus tou­jours le bien­ve­nu ni même l’option de pré­di­lec­tion des jeunes mili­tants pour le cli­mat. Ces der­niers se retrouvent sou­vent à uti­li­ser plu­sieurs comptes en paral­lèle : cer­tains pour échan­ger sur les ques­tions envi­ron­ne­men­tales, quand d’autres pro­fils ne seront jamais le moyen de par­tage de ses valeurs éco­lo­giques comme le montre Mathias Przy­go­da dans ses tra­vaux de doctorat.

Il y a peut-être un risque aus­si de stig­ma­ti­sa­tion par rap­port à notre vie pro­fes­sion­nelle […]. C’est vrai que je me suis déjà deman­dé : « Est-ce que ce que je par­tage sur les réseaux sociaux va influer sur des per­sonnes qui vont regar­der mon Face­book ? Et qui vont se dire : “Ah oui, éco­lo, qui a l’air un petit peu radi­cale, c’est dan­ge­reux, je vais pas trop la prendre dans mon équipe.” » (Marie-Louise, 18 ans)

Voi­ci un exemple par­mi tant d’autres de stra­té­gie de dis­si­mu­la­tion. Elles témoignent d’obstacles ren­con­trés, par­fois d’expériences révé­lées de vio­lence à leur égard que des jeunes veulent désor­mais évi­ter. Elles consti­tuent aus­si des moyens de s’assurer que cer­taines scènes de la vie sociale échappent à la néces­si­té d’argumenter et de se défendre, encore et encore, par­fois au risque de leur exas­pé­ra­tion, voire de leur épuisement.

Graphique
Près d’un jeune sur trois assure avoir honte d’exprimer ses opi­nions sur les enjeux envi­ron­ne­men­taux. Four­ni par l’auteur

Honte de ne pas être à la hauteur

À cela s’ajoute la pres­sion de faire men­tir les pré­ju­gés dont sont régu­liè­re­ment vic­times les jeunes, notam­ment lorsqu’ils prennent la parole. Expo­ser publi­que­ment ses enga­ge­ments éco­lo­giques n’est pas aisé, pour les jeunes mili­tants : il leur faut être convain­cants face à des adultes qui les consi­dèrent très sou­vent avec condes­cen­dance comme « insou­ciants », « rêveurs ». Un mili­tant de 17 ans, enga­gé dans Youth For Cli­mate confiait ain­si : > « J’ai pas peur de défendre ce en quoi je crois parce que je pense que c’est vrai et c’est natu­rel, c’est juste sur­tout une peur de mal manier la langue ou de me trom­per de chiffres. Y’a vrai­ment cette exi­gence d’être au mieux pour paraître cré­dible puisque déjà, là je parle en tant que mili­tant à Youth For Cli­mate, y’a ce double juge­ment à la fois de par le dis­cours qui est mené, c’est-à-dire autour de la crise cli­ma­tique et sociale, et du fait qu’on soit jeunes et que donc en étant jeunes y’a ce juge­ment de : “ Ah, l’immaturité, l’insouciance ! »

Greta Thunberg, activiste climatique suédoise de 16 ans, participe à l’événement du Comité économique et social européen. Assises elle est entourées d’adultes qui sont eux debouts
À l’instar de Gre­ta Thun­berg, les jeunes mili­tants pour le cli­mat peuvent sou­vent souf­frir de la condes­cen­dance qu’ils per­çoivent chez les géné­ra­tions plus âgées qu’eux. Alexan­dros Michailidis/Shutterstock

En plus de bien par­ler et bien défendre leur cause, les jeunes mili­tants se retrouvent sou­vent à devoir prou­ver que leur enga­ge­ment est « authen­tique », sin­cère, et que leurs actions sont les seuls résul­tats de leurs convic­tions pro­fondes, et non du sou­ci de se faire remar­quer ou d’entrer en conflit avec leurs parents. Ain­si, il ne faut pas seule­ment agir, mais mon­trer que l’on agit de « bonne foi », sin­cè­re­ment, en adé­qua­tion avec ses valeurs, ce qui induit une pres­sion sup­plé­men­taire dans la mesure où un affi­chage ne suf­fit pas. Il doit être étayé, défen­du, jus­ti­fié et maîtrisé.

La violence de son propre regard

Mais si le jeune mili­tant peut réus­sir à sur­mon­ter la honte de son appar­te­nance à une socié­té pol­luante, la honte de la stig­ma­ti­sa­tion, une nou­velle honte le guette alors, celle, intime, de ne pas être à la hau­teur de ses propres convic­tions. Ce n’est alors plus le regard des autres qui pèse, mais bien son propre regard qui s’impose à soi-même. Tout se prête alors poten­tiel­le­ment à l’examen de sa capa­ci­té à res­pec­ter, en tout temps, ses valeurs : du choix du moyen de trans­port aux moda­li­tés d’hygiène, de la consom­ma­tion de vête­ments à ses loi­sirs… L’examen cri­tique peut-être sans fin. Trou­ver la limite de son enga­ge­ment s’impose alors comme un tra­vail néces­saire pour des jeunes qui ne dis­posent pas tous des mêmes ressources.

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Car si cer­tains arrivent à frei­ner leur ardeur ou à bien vivre leurs exi­gences de mili­tant, d’autres ne trou­ve­ront que dans l’expression cor­po­relle de leur malaise une limite. On nous parle alors de la fatigue res­sen­tie, voire d’épuisement… Aux inquié­tudes liées à l’avenir per­çu comme étant sombre s’ajoute l’inquiétude pour sa propre san­té, sa détresse, voire des signes annon­cia­teurs de la dépres­sion. En d’autres termes, tout se passe comme si le pro­ces­sus d’engagement entrai­nait avec lui le risque du sen­ti­ment de sur-res­pon­sa­bi­li­sa­tion de l’individu au regard d’un défi qui le dépasse largement.

« On avait beau­coup de pres­sion sur nos épaules pour gérer tout ce qui était évé­ne­ments, publi­ca­tions et tout. Du coup, ça me stres­sait plus qu’autre chose, parce que ça fai­sait beau­coup de pres­sion, sachant que quand tu fais tes études, tu as aus­si des trucs à rendre pour les cours, donc ça fai­sait ça plus ça et quand tu es dans une asso, c’est béné­vole, tu fais tout ça sur ton temps libre […]. Je ne dirais pas que ça m’aide, parce que ça me rajoute de la pres­sion sup­plé­men­taire. » (Sarah, 21 ans)

De l’expérience de la limite au risque pour sa santé

Le défi cli­ma­tique est certes glo­bal, mais les causes pour les­quelles s’engager dans cette lignée se révèlent, elles, presque innom­brables. De la défense du droit des femmes et/ou des mino­ri­tés lin­guis­tiques, de l’implication auprès des migrants ou des com­mu­nau­tés LGBT, l’engagement éco­lo­gique s’accompagne le plus sou­vent d’une vision glo­bale d’une socié­té à amé­lio­rer sur plu­sieurs fronts. Inter­ro­gée sur l’amenuisement des res­sources, une jeune mili­tante de 19 ans déve­lop­pait ain­si : « Ça va créer soit des guerres, ça peut créer aus­si des dépla­ce­ments de popu­la­tions qui vont aus­si créer de la xéno­pho­bie, et du coup ça va être vrai­ment le bor­del d’un point de vue politique ».

groupe de manifestantes brandissant une pancarte où l’on peut dire « épidémie d’éco-anxiété »
La lutte contre le dérè­gle­ment cli­ma­tique peut par­fois mener à des troubles pour la san­té men­tale comme l’épuisement ou les épi­sodes dépres­sifs. JBouchez/Wikimedia, CC BY

Il en résulte un risque de dis­per­sion, pour de jeunes enga­gés qui témoignent de la dif­fi­cul­té à choi­sir par­mi les offres qui se pré­sentent à eux. S’ajoute alors sans sur­prise la dif­fi­cile ques­tion de la tem­po­ra­li­té de l’engagement. Dans un monde connec­té, la pos­si­bi­li­té de conti­nuer à s’informer, à échan­ger, voire à orga­ni­ser des évè­ne­ments en ligne, en per­ma­nence, s’érige en énième limite à défi­nir. Tout le temps de l’existence peut alors se colo­rer de l’engagement, et la ques­tion « Suis-je à la hau­teur de mes propres valeurs ? » peut être posée poten­tiel­le­ment à tout moment. La ges­tion de pas­sage de temps « forts » à des temps « faibles » compte aus­si au nombre des dif­fi­cul­tés à sur­mon­ter. Si la pré­pa­ra­tion en amont, par­fois durant des mois, d’opérations à por­tée média­tique demande de l’énergie et une cer­taine constance, qui sou­vent s’intensifie à l’approche de l’évènement, les « len­de­mains » sont par­fois dif­fi­ciles lorsqu’à l’intensité se sub­sti­tue le vide. Il ne faut pas seule­ment gérer les limites spa­tiales et tem­po­relles de l’engagement mais aus­si le rythme de celui-ci.

Si l’engagement a tou­jours été prin­ci­pa­le­ment per­çu posi­ti­ve­ment, force est de consta­ter l’existence d’une « face cachée », comme le résul­tat de contra­dic­tions, voire d’une énième injonc­tion para­doxale que nous impo­sons aux plus jeunes : mon­tez sur la scène de l’engagement, mais au risque du mépris. Pre­nez en charge votre ave­nir, mais au risque de mettre votre san­té en péril… Ain­si les dis­po­si­tifs d’encouragement à l’engagement devraient désor­mais s’accompagner d’une atten­tion à ses effets par­fois insoup­çon­nés, d’autant plus que les yeux des adultes semblent sou­vent tour­nés en direc­tion de la jeu­nesse, dont elle attend, plus ou moins expli­ci­te­ment, qu’elle « sauve le monde ».

Joce­lyn Lachance, Uni­ver­si­té de Pau et des pays de l’Adour (UPPA)

Cet article est repu­blié en coopé­ra­tion avec The Conver­sa­tion.