Le rap est en pre­mière place des genres musi­caux les plus écou­tés par les jeunes, et ce depuis 2017. Shutterstock

Par Marine Lam­bo­lez, doc­to­rante en socio­lo­gie à l’ENS de Lyon

Que ce soit dans leur chambre, entre amis, dans les trans­ports pour aller à l’école, sur leur télé­phone ou sur l’ordinateur fami­lial ou encore en fond sonore de vidéos Tik­Tok, les ado­les­centes et ado­les­cents d’aujourd’hui écoutent constam­ment de la musique. Leur goût pour telle pop-star ou tel nou­veau hit relève-t-il uni­que­ment de leurs pré­fé­rences per­son­nelles ? Ou peut-on déduire cer­taines de ces ten­dances de leurs carac­té­ris­tiques sociales ?

Lors d’une enquête de ter­rain effec­tuée en 2022 auprès de cinq classes de qua­trième dans une grande ville fran­çaise, j’ai pu inter­ro­ger 120 jeunes de 12 à 14 ans sur leurs goûts musi­caux. Je me suis ensuite inté­res­sée plus spé­ci­fi­que­ment à leurs chan­sons d’amour pré­fé­rées. Que peut-on dire des repré­sen­ta­tions que celles-ci véhiculent ?

Le genre et la classe sociale, déterminants pour les goûts personnels

De nom­breuses enquêtes, comme celle réa­li­sée par Agi-Son auprès des 12–18 ans pour le Baro­mètre : Jeunes, Musique et risque audi­tifs placent le rap en pre­mière place des genres musi­caux les plus écou­tés par les jeunes, et ce depuis 2017. Cette ten­dance se retrouve très lar­ge­ment chez les per­sonnes ren­con­trées dans mon enquête dont la majo­ri­té, peu importe leur genre ou leur ori­gine sociale, écoute du rap.

Si on peut par­ler d’une homo­gé­néi­sa­tion des goûts musi­caux, en y regar­dant de plus près on constate que les filles écoutent les mêmes artistes que les gar­çons mais que l’inverse n’est pas vrai. En effet, non seule­ment les gar­çons n’écoutent qua­si­ment pas d’artistes fémi­nines, hor­mis quand celles-ci chantent en duo avec un artiste qu’ils appré­cient (Tia­ko­la et Roni­sia) mais cer­tains styles musi­caux sont relé­gués dans le domaine du fémi­nin : les chan­sons d’amour, la k‑pop, la musique tra­di­tion­nelle, la j‑pop, les pop-stars fémi­nines, le raï et la musique de comé­die musi­cale. À l’inverse, le rap et le rock sont écou­tés indif­fé­rem­ment par les filles comme par les gar­çons. https://www.youtube.com/embed/5ZG03m-dxIc?wmode=transparent&start=0 Roni­sia – Comme moi (Clip offi­ciel) ft. Tiakola.

Dans une moindre mesure, les ado­les­centes et ado­les­cents d’un milieu aisé écoutent ce qu’écoutent les jeunes de classe popu­laire mais pas le contraire. La popu­la­ri­té du rap peut expli­quer pour­quoi ce sont les jeunes hommes, sou­vent raci­sés, de classe popu­laire qui décident actuel­le­ment des ten­dances : la majo­ri­té des artistes rap popu­laires font par­tie de ce groupe et ciblent un public qui leur ressemble.

Les pra­tiques d’écoute des jeunes de familles bour­geoises se sin­gu­la­risent par l’écoute de la radio, que l’on ne retrouve dans aucun autre groupe, tout comme l’écoute de pod­casts et de « musiques anciennes » (quand je leur demande de pré­ci­ser, ils et elles citent Jacques Brel et Nan­cy Sina­tra) ain­si que la musique clas­sique, citée par 7 % des élèves de cette classe, mais par 3,33 % des ado­les­cents inter­ro­gés au total.

Et tu écoutes quelle(s) musique(s), quand tu es amoureux·se ?

La ques­tion de leurs chan­sons d’amour pré­fé­rées, posée afin d’en savoir un peu plus sur leur ima­gi­naire amou­reux, nous donne une idée de ce qui se passe dans les Air­Pods d’un ado amou­reux. Plu­sieurs déclarent que leurs pra­tiques d’écoute sont modi­fiées par le sen­ti­ment amou­reux, comme Vincent, qui écrit : « Quand je suis amou­reux, je vais écou­ter des musiques d’amour ver­sion rap et essayer de m’imaginer avec la per­sonne sur laquelle je suis en crush ».

Les deux chan­sons d’amour les plus citées par les ado­les­cents se divisent éga­le­ment sui­vant le genre. Pour les filles il s’agit du titre Je t’a(b)ime de la chan­teuse Nej, dont voi­ci le refrain :

On s’aime mais on s’abîme
Dans toute cette his­toire j’y ai lais­sé mon être
Si t’aimer est inter­dit j’veux que tu sois mon enfer
(On s’aime mais on s’abîme, on s’aime mais on s’abime)
Tu es ma puni­tion, sur Terre mon châ­ti­ment
À l’agonie je n’comprend plus mes sentiments

Et pour les gar­çons c’est « Lettre à une femme » du rap­peur Nin­ho qui rem­porte la pre­mière place :

J’pourrais t’aimer toute ma vie même si tu fais trop mal au crâne
C’est comme une mala­die sans vrai­ment savoir où j’ai mal
Et tes copines veulent tout gâcher, à cher­cher mes erreurs
Et si elles arrivent à trou­ver, y aura des cris, des pleurs
[…]
 J’ai son cœur dans la poche
Mais rien qu’elle brouille les pistes
Elle veut qu’j’fasse des efforts,
Elle pren­dra la tête toute ma vie

Ces deux chan­sons, très popu­laires au sein de la dis­co­gra­phie de leurs artistes res­pec­tifs, pro­posent une vision de la rela­tion de couple bien loin de celle des contes de fée que les ados lisaient encore quelques années aupa­ra­vant. A les écou­ter, on se dit que les rela­tions amou­reuses « des grands », c’est quand même beau­coup de pro­blèmes et de souf­france. https://www.youtube.com/embed/ifNfpzkoY9s?wmode=transparent&start=0 Nin­ho, « Lettre à une femme ».

Ces deux titres montrent par­fai­te­ment le fos­sé entre les tour­ments amou­reux atten­dus de part et d’autre d’un couple hété­ro­sexuel ; alors que Nin­ho parle de « mal au crâne » Nej chante déjà « l’agonie » et quand elle accepte la « puni­tion » et même le « châ­ti­ment » par amour, lui menace de « cris et des pleurs » si sa com­pagne et ses amies le cri­tiquent un peu trop.

Les histoires d’amour finissent mal, en général ?

Quand on leur demande « ce qui en fait des vraies chan­sons d’amour, ce qui prouve qu’il y a de l’amour », voi­ci ce que répondent les collégien·ne·s :

Le groupe qui a choi­si « Lettre à une femme » sur­ligne « y aura des cris, des pleurs » comme étant une preuve d’amour. Axelle m’explique « Il veut dire qu’il reste avec elle dans les hauts et les bas quand il dit qu’elle fait mal à la tête ! » Der­rière, Elif et Nabi­la ont choi­si Je t’a(b) ime de Nej et sur­lignent « Tu es ma puni­tion, sur Terre mon châ­ti­ment ». Je remarque « Bah c’est pas très roman­tique ça non ? Une puni­tion c’est plu­tôt néga­tif ! », les deux s’insurgent : « Mais non mais c’est trop beau ce qu’elle dit ! », petit moment de gêne, incom­pré­hen­sion des filles qui essayent de me prou­ver que la souf­france est roman­tique, j’essaye de me rat­tra­per « C’est vous qui déci­dez ce que vous trou­vez roman­tique de toute façon ! » (extrait car­net de terrain).

Si Nin­ho est un des artistes pré­fé­rés de tous les gar­çons inter­ro­gés, peu importe leur classe sociale, les jeunes filles aisées ne déclarent pas écou­ter la chan­teuse Nej et lui pré­fèrent Angèle, connue notam­ment pour sa chan­son « Balance ton quoi ». Les dis­cours fémi­nistes, qu’ils passent en chan­son ou par d’autres conte­nus cultu­rels, sont géné­ra­le­ment plus acces­sibles et recom­man­dés aux filles de classes sociales supé­rieures. Si elles ne sont pas les seules vic­times de vio­lences, les jeunes de classes popu­laires auraient besoin de pou­voir accé­der en prio­ri­té aux pro­grammes de pré­ven­tion des vio­lences dans les rela­tions amou­reuses. Sans rendre les œuvres cultu­relles res­pon­sables de cette vio­lence, on peut noter com­ment celle-ci est mise en scène et com­ment elle est reçue par les jeunes. https://www.youtube.com/embed/Hi7Rx3En7‑k?wmode=transparent&start=0 Angèle – Balance Ton Quoi (CLIP OFFICIEL).

Jor­dan et Farid rem­plissent le ques­tion­naire en lisant les ques­tions à haute voix l’un à l’autre. Jor­dan « Si ton ou ta par­te­naire te dit des choses méchantes et s’énerve contre toi, com­ment réagis-tu ? », Farid répond « je la frappe ! » et Jor­dan ren­ché­rit « j’lui mets deux-trois coups de cou­teaux ! » puis ajoute en cap­tant mon regard « c’est une chan­son hein ! » (extrait de car­net de ter­rain)

La chan­son en ques­tion est « CANADA » du rap­peur 1PLIKÉ140, dans laquelle on entend ces paroles « 2–3 coups d’couteau bien pla­cés, impos­sible qu’ils reviennent comme le mec de Nabilla ». L’artiste fait réfé­rence ici à Tho­mas Ver­ga­ra, mari de Nabilla Benat­tia, qui a été poi­gnar­dé par sa com­pagne lors d’une dis­pute conju­gale en 2014. Le couple, qui s’est for­mé dans une émis­sion de télé-réa­li­té, est tou­jours ensemble neuf ans après l’incident. Les rela­tions d’amour/haine, au sein des­quelles une réelle vio­lence s’exprime, font la popu­la­ri­té de nom­breuses émis­sions de télé-réa­li­té actuelles. D’après l’étude #Moi­Jeune 20 Minutes – Opi­nion­Way de 2021, près d’un tiers des jeunes regarde des émis­sions de télé-réa­li­té, avec tou­te­fois une nette dif­fé­rence entre les gar­çons (18 %) et les filles (43 %).

Que ce soit dans la musique, les émis­sions de télé, les séries ou la lit­té­ra­ture « young adult », faire rimer romance et vio­lence est fré­quent dans de nom­breuses œuvres qui ren­contrent un grand suc­cès auprès des ados : on peut citer la série Gos­sip Girl, la chan­son Jaloux de Dad­ju, le film 365 jours, le roman Jamais plus de Col­leen Hoo­ver, la chro­nique Watt­pad d’Inaya Jusqu’à la mort

Cette fas­ci­na­tion pour les rela­tions tor­tu­rées, que l’on appel­le­rait aujourd’hui abu­sives ou toxiques, sou­lève des inquié­tudes quant aux attentes amou­reuses des ado­les­centes. En effet les filles de 15 à 25 ans sont, comme le rap­pelle Sophie Barre, membre de la coor­di­na­tion natio­nale de l’association fémi­niste Nous­Toutes, « les pre­mières à subir les vio­lences conju­gales, mais les moins pré­sentes dans les dis­po­si­tifs mis en place pour leur venir en aide ».

Cet article est repu­blié en par­te­na­riat avec The Conver­sa­tion.