Le pre­mier pro­gramme infor­ma­tique fut écrit par une femme. Long­temps oubliée, Ada Love­lace regagne aujourd’hui une recon­nais­sance méri­tée en tant que pré­cur­seuse de l’informatique. Mar­ga­ret Sarah Carpenter/Wikimedia Commons


Par Avner Bar-Hen, Pro­fes­seur au Cnam, Conser­va­toire natio­nal des arts et métiers (CNAM)

Cet article, co-écrit par Quen­tin Laz­za­rot­to, réa­li­sa­teur de films scien­ti­fiques, et Avner Bar-Hen, pro­fes­seur de mathé­ma­tiques à Conser­va­toire des arts et métiers, est une nou­velle ver­sion du por­trait d’Ada Love­lace paru dans leur ouvrage Dingue de maths ! (édi­tions EPA).


Portrait d’Ada Lovelace à l’aquarelle
Ada King, com­tesse de Love­lace (vers 1840). Alfred Edward Chalon/Wikimedia

Ada Love­lace, Bri­tan­nique pas­sion­née dont le nom est aujourd’hui asso­cié au lan­gage de pro­gram­ma­tion infor­ma­tique Ada, compte par­mi les grandes figures de l’his­toire de l’informatique. Œuvrant au XIXe siècle, à l’époque où faire des mathé­ma­tiques est consi­dé­ré comme une affaire d’hommes, elle col­la­bore avec le mathé­ma­ti­cien Charles Bab­bage pour déve­lop­per une machine à cal­cu­ler. Ce fai­sant, elle com­prend intui­ti­ve­ment le rôle des algo­rithmes. Son his­toire tou­chante est belle parce que for­tuite, et méconnue.

Fille du célèbre poète roman­tique Lord Byron, Ada Love­lace est consi­dé­rée aujourd’hui comme l’inventrice du pre­mier algo­rithme infor­ma­ti­sé. En plein âge indus­triel, alors que la machine fas­cine l’humain, les mathé­ma­tiques n’échappent pas à la méca­ni­sa­tion. Dans les années 1830, Ada Love­lace col­la­bore avec le mathé­ma­ti­cien bri­tan­nique Charles Bab­bage au déve­lop­pe­ment de la machine de Bab­bage, qui pré­fi­gure les ordi­na­teurs modernes. En par­ti­cu­lier, elle écrit un algo­rithme des­ti­né à être réa­li­sé par la machine de Bab­bage, et qui sera consi­dé­ré comme le pre­mier pro­gramme infor­ma­tique de l’Histoire.

Une « machine à penser »

Au début des années 1830, Ada Love­lace et sa mère, Ana­bel­la Mil­banke, baronne de Wen­worth, contemplent une machine étrange, d’environ 60 cm de hau­teur, fabri­quée avec 2 000 engre­nages en lai­ton empi­lés et entre­la­cés en une archi­tec­ture sub­tile. Fas­ci­née, Love­lace écoute les expli­ca­tions de Charles Bab­bage (1791–1871), inven­teur de cet objet sin­gu­lier aux reflets dorés qu’il nomme machine à dif­fé­rences. La jeune femme ne sait pas encore que cette machine va chan­ger le cours de sa vie et l’histoire des mathé­ma­tiques. Elle n’a alors que 18 ans et paraît frêle, mar­quée par plu­sieurs années de mala­die dans son ado­les­cence. Charles Bab­bage, quant à lui, se pas­sionne pour le cal­cul auto­ma­ti­sé. Depuis plus de dix ans, il tente de trou­ver un moyen d’effectuer méca­ni­que­ment des cal­culs et d’éviter ain­si les erreurs humaines.

Sa pre­mière machine à dif­fé­rences était conçue pour cal­cu­ler tout poly­nôme (une équa­tion faite uni­que­ment de pro­duits et de sommes, et qui contient une ou plu­sieurs incon­nues, de forme a0 + a1x + a2x2 +… + anxn) jusqu’à un cer­tain degré n et des valeurs x très grandes, en uti­li­sant la méthode dite des dif­fé­rences. La machine passe ensuite auto­ma­ti­que­ment les valeurs en revue et imprime les résul­tats, écar­tant ain­si tout risque d’erreur humaine. Ana­bel­la semble par­fai­te­ment com­prendre le fonc­tion­ne­ment de ce pro­to­type qu’elle sur­nomme la « machine à pen­ser ». La mère d’Ada était en effet férue de mathé­ma­tiques – Lord Byron l’avait d’ailleurs sur­nom­mée « la prin­cesse des paral­lé­lo­grammes ». Une pas­sion qu’elle a fait en sorte de trans­mettre à sa fille par son éducation.

Ada Lovelace et les mathématiques

Après avoir contem­plé la machine à dif­fé­rences de Bab­bage, Love­lace aurait déci­dé, paraît-il, de consa­crer sa vie aux mathé­ma­tiques. Elle étu­die les tra­vaux des grands mathé­ma­ti­ciens Laplace et Euclide, avant de don­ner quelques cours à des jeunes filles. À l’une d’elles, elle écrit en 1834 que leur rela­tion va enfan­ter « une cor­res­pon­dance mathé­ma­tique sen­ti­men­tale […] édi­fiante pour l’illumination des hommes – ou celle des femmes ». L’attitude d’Ada Love­lace, comme le révèle ce trait d’esprit, atteste une sen­si­bi­li­té moderne, bien que réser­vée, à contre-cou­rant des mœurs patriar­cales de l’Angleterre vic­to­rienne. Love­lace ren­contre éga­le­ment Mary Som­mer­ville, figure popu­laire et scien­ti­fique de l’époque, tra­duc­trice des livres de Laplace. Leur ami­tié semble déci­sive dans son appren­tis­sage des mathématiques.

En 1839, Ada Love­lace com­mence à tra­vailler avec le célèbre mathé­ma­ti­cien Augus­tus De Mor­gan, pro­fes­seur au Uni­ver­si­ty Col­lege de Londres, qui accepte d’être son tuteur. La démarche est inha­bi­tuelle pour l’époque – Love­lace est une femme et n’est plus en âge d’étudier. Mieux vaut donc res­ter dis­cret. La jeune femme demande au mathé­ma­ti­cien de ne pas men­tion­ner son nom dans leurs échanges. Elle doit aus­si se rési­gner à ne pou­voir accé­der à la pres­ti­gieuse biblio­thèque de la Royal Socie­ty, réser­vée aux hommes.

Brillante, Love­lace prend rapi­de­ment de l’assurance : « Je crois, écrit-elle à sa mère, que je pos­sède une com­bi­nai­son bien sin­gu­lière de qua­li­tés, qui semblent par­fai­te­ment ajus­tées pour me pré­dis­po­ser à deve­nir une explo­ra­trice des réa­li­tés cachées de la Nature. »

Le premier algorithme

Une machine de métal et de bois avec de nombreux engrenages et systèmes mécaniques
Une par­tie de la machine ana­ly­tique, conçue par Charles Bab­bage mais jamais construite en entier. Charles Babbage/Wikimedia, CC BY-SA

Love­lace s’interroge : le jeu de soli­taire pour­rait-il « être mis en équa­tion, et réso­lu » ? Voi­là un pre­mier pas vers l’algorithmique. Après l’avoir un temps sous-esti­mée, Charles Bab­bage engage une cor­res­pon­dance avec Love­lace. Il tente alors de trans­for­mer sa « machine à dif­fé­rences » ini­tiale en « machine ana­ly­tique », capable de réa­li­ser des cal­culs plus avan­cés et, sur­tout, qui serait programmable.

Sur une page imprimée, un grand tableau rempli d’équations et de calculs
Dia­gramme de cal­cul des nombres de Ber­nouilli sur la machine ana­ly­tique, s’appuyant sur la note G d’Ada Love­lace. Ada Lovelace/Wikimedia

En 1840, Charles Bab­bage est invi­té à don­ner un sémi­naire à Turin sur son moteur ana­ly­tique, la seule expli­ca­tion publique qu’il ait jamais don­née de sa machine. Pen­dant la confé­rence de Bab­bage, le mathé­ma­ti­cien Lui­gi Mena­brea rédige un compte ren­du du moteur en fran­çais. Un ami de Bab­bage, Charles Wheats­tone, sug­gère à Love­lace de tra­duire ce compte ren­du, et Bab­bage lui conseille d’ajouter des annexes, qu’elle com­pi­la à la fin de sa tra­duc­tion sous la forme d’une série de sept notes éti­que­tées de A à G. Ces notes consti­tuent des tra­vaux ori­gi­naux de Love­lace. La plus célèbre est la note G qui est un algo­rithme infor­ma­tique conçu pour cal­cu­ler les nombres de Ber­noul­li, uti­li­sés à l’époque sous forme de tables pour résoudre des équa­tions complexes.

Cette note est géné­ra­le­ment consi­dé­rée comme le pre­mier algo­rithme spé­ci­fi­que­ment des­ti­né à un ordi­na­teur, ce qui fait de Love­lace la pre­mière pro­gram­meuse infor­ma­tique de l’histoire. Sans le savoir, elle vient d’inventer le pre­mier logi­ciel de l’ère moderne ! Il consiste en une suite de cal­culs, incluant des sym­boles mathé­ma­tiques, que la théo­rique machine ana­ly­tique pour­rait opé­rer. Elle a très vrai­sem­bla­ble­ment été influen­cée par une autre inven­tion qui fas­ci­na les ingé­nieurs de l’époque : le métier à tis­ser inven­té par Joseph-Marie Jac­quard en 1801. Son trait de génie ? Des cartes per­fo­rées pour indi­quer à la machine, telles des cartes mémoires, le sché­ma à suivre.

Sa cor­res­pon­dance avec Bab­bage devient alors fré­né­tique, faite de courtes notes, un peu comme un échange d’e‑mails aujourd’hui – la Poste lon­do­nienne relève alors le cour­rier 6 fois par jour ! « Je tra­vaille si dur pour vous, comme le Démon en fait ! Et peut-être le suis-je ? », écrit-elle à l’inventeur, alors que sa note sur les nombres de Ber­noul­li prend de plus en plus la forme d’un algo­rithme qu’elle confie­rait à la machine.

Une pionnière injustement oubliée

Charles Bab­bage s’appropria l’invention, même s’il ne construi­ra jamais la machine ana­ly­tique. Aujourd’hui, cer­tains his­to­riens per­sistent à attri­buer l’invention d’Ada Love­lace à Charles Bab­bage. Love­lace n’avait en effet pas signé ses notes, mais ajou­té sim­ple­ment ses ini­tiales « A.A.L », une men­tion tris­te­ment mal reco­piée qui, dans la ver­sion publiée devien­dra « A.L.L », ne per­met­tant pas de l’identifier comme source de l’idée.

Ada Love­lace s’éteignit à l’âge de 37 ans, pro­ba­ble­ment d’un can­cer. L’infirmière Flo­rence Nigh­tin­gale, autre grande figure fémi­nine des mathé­ma­tiques au XIXe siècle, écri­vait à pro­pos de la san­té fra­gile de Love­lace : « On disait qu’elle n’aurait jamais pu vivre aus­si long­temps, fût-ce l’aide de la vita­li­té for­mi­dable de son esprit, qui ne vou­lait pas mourir. »

Selon ses vœux, Ada Love­lace repose auprès de son père, Lord Byron. Puisque le poète sur­nom­mait la mère d’Ada « prin­cesse des paral­lé­lo­grammes », sug­gé­rons modes­te­ment pour sa fille, comme elle le mérite, le titre de « prin­cesse des algorithmes ».

Cet article est repu­blié à par­tir de The Conver­sa­tion.