Par Alexis Blouët, char­gé de recherche CNRS et juriste, à Aix-Mar­seille Uni­ver­si­té (AMU), et Anto­nin Gel­blat, maître de confé­rences en droit public, à l’Uni­ver­si­té de Rouen Nor­man­die.

Chan­ger de consti­tu­tion pro­cède rare­ment d’une volon­té mûrie, una­nime et uni­forme d’adopter un nou­veau texte. Les renou­vel­le­ments consti­tu­tion­nels tendent, en réa­li­té, à éma­ner d’une crise dans laquelle l’ancienne Consti­tu­tion est suf­fi­sam­ment dis­cré­di­tée ou/et ne per­met plus l’expression ins­ti­tu­tion­nelle des rap­ports de force politiques.

Cela fut vrai pour l’avènement de la Consti­tu­tion de la Vᵉ Répu­blique qui pro­cé­da d’une situa­tion insur­rec­tion­nelle liée à la ques­tion algé­rienne, et l’hypothèse est aujourd’hui à prendre au sérieux concer­nant son remplacement.

Une Vᵉ République ébranlée

Cette hypo­thèse consti­tuante doit d’abord être consi­dé­rée parce que les cri­tiques qui lui sont adres­sées sont nom­breuses et bien connues.

Certes, elles n’avaient jusqu’à pré­sent jamais suf­fi à contre­ba­lan­cer les prin­ci­pales ver­tus dont cette Consti­tu­tion est parée mais deux d’entre elles sont remises en cause à la lumière de la crise ins­ti­tu­tion­nelle actuelle.

La pre­mière est sa capa­ci­té à offrir à une force poli­tique de concré­ti­ser son pro­gramme poli­tique. La seconde est son apti­tude à écar­ter l’extrême droite du pou­voir. Or, ces deux fon­de­ments ont été lar­ge­ment ébran­lés par la dis­so­lu­tion déci­dée par Emma­nuel Macron, le 9 juin 2024.

La dis­so­lu­tion déci­dée par Emma­nuel Macron, le 9 juin 2024 a ébran­lé la scène poli­tique fran­çaise. Ludo­vic Marin/AFP

D’une part, la déli­ques­cence du fait majo­ri­taire, le défi­cit contem­po­rain de culture de la déli­bé­ra­tion par­le­men­taire et les cal­culs en vue de l’élection pré­si­den­tielle de 2027 rendent, à cette heure, très incer­taine la pers­pec­tive d’un gou­ver­ne­ment pérenne capable de mener une action cohé­rente. Certes l’Assemblée natio­nale peut ne durer qu’un an, mais rien ne garan­tit que la nette tri­par­ti­tion des blocs par­ti­sans dis­pa­raisse après une nou­velle dissolution.

D’autre part, si le Front répu­bli­cain a per­mis d’empêcher l’accession du Ras­sem­ble­ment natio­nal à Mati­gnon, cela ne sau­rait éclip­ser le fait que c’est bien cette force dont la pro­gres­sion, tant en voix qu’en siège, est la plus forte à l’issue des légis­la­tives, si bien que l’hypothèse de sa vic­toire en 2027 ne peut être écar­tée et parait même ren­for­cée. La Consti­tu­tion de la Ve Répu­blique appa­raît donc, sur ces deux points, émi­nem­ment fragilisée.

Cette hypo­thèse consti­tuante doit éga­le­ment être envi­sa­gée parce que cha­cune des trois pre­mières forces poli­tiques issues des urnes peut trou­ver un inté­rêt à sou­te­nir, ou du moins ne pas s’opposer, à un chan­ge­ment de constitution.

La gauche, avant tout, car la VIe Répu­blique figure dans le pro­gramme du Nou­veau Front popu­laire, l’ancienne majo­ri­té pré­si­den­tielle éga­le­ment car elle a sem­blé obsé­dée par l’efficacité gou­ver­ne­men­tale du droit consti­tu­tion­nel qui est remise en ques­tion par la nou­velle confi­gu­ra­tion, et l’extrême droite enfin car abro­ger la Consti­tu­tion de la Ve Répu­blique répond au sen­sible rejet ins­ti­tu­tion­nel de ses élec­teurs. Par ailleurs, la popu­la­tion paraît ouverte à l’idée.

Les voies légales pour modifier la constitution

Si cette option consti­tuante était rete­nue, trois méthodes pour­raient per­mettre de faire adve­nir une nou­velle consti­tu­tion confor­mé­ment aux pro­cé­dures que la consti­tu­tion actuelle prévoit.

La pre­mière, « clas­sique », est de mobi­li­ser l’article 89 de la Consti­tu­tion qui encadre expli­ci­te­ment la pro­cé­dure de modi­fi­ca­tion du texte consti­tu­tion­nel pour pro­cé­der à une révi­sion inté­grale de la Consti­tu­tion. Ini­tiée soit par le pré­sident de la Répu­blique, soit par les par­le­men­taires, cette moda­li­té de chan­ge­ment de la consti­tu­tion néces­si­te­rait un accord sur le nou­veau texte non seule­ment au sein des deux chambres par­le­men­taires mais aus­si entre elles. Or la divi­sion des forces poli­tiques rend cette pers­pec­tive, pour l’heure, irréaliste.

La seconde, « polé­mique » en ce qu’elle pour­rait être consi­dé­rée comme une vio­la­tion de la consti­tu­tion, est d’invoquer l’article 11 en s’appuyant sur la pra­tique gaul­lienne des pré­cé­dents de 1969 et sur­tout de 1962, qui a ins­ti­tué l’élection du pré­sident de la Répu­blique au suf­frage uni­ver­sel direct. Cette voie per­met­trait, en convo­quant direc­te­ment un réfé­ren­dum, de « court-cir­cui­ter » les assem­blées par­le­men­taires mais revien­drait à confier au seul pré­sident de la Répu­blique le soin de cha­peau­ter l’élaboration de la nou­velle constitution. 

La Ve Répu­blique, une consti­tu­tion sur mesure ?

Dans les deux cas, les citoyens ne seraient, au mieux, asso­ciés à la pro­cé­dure que pour rati­fier la révi­sion sans avoir pu prendre part à son éla­bo­ra­tion, ce qui amène à envi­sa­ger la troi­sième solu­tion qui consis­te­rait en une pro­cé­dure à double détente. Il s’agirait dans un pre­mier temps de ne modi­fier que le seul article 89, autre­ment dit de révi­ser la pro­cé­dure de révi­sion, afin d’arrêter de nou­velles règles d’élaboration de la Consti­tu­tion qui fon­de­raient, dans un second temps, la mise en place d’une pro­cé­dure consti­tuante sur mesure.

Cette méthode de la « double révi­sion », éprou­vée en 1958, pré­sen­te­rait l’avantage d’ouvrir la marge de manœuvre consti­tuante et notam­ment d’élargir la repré­sen­ta­tion à d’autres acteurs que ceux issus des par­tis poli­tiques, qui sont tous, de façon diverse, asso­ciés à la crise de régime actuelle. Elle pour­rait par exemple prendre la forme d’une Conven­tion consti­tuante élue ados­sée à des assem­blées citoyennes orga­ni­sées au niveau local, qui coexis­te­rait jusqu’à la fin de son tra­vail avec les ins­ti­tu­tions de la Ve.

Risquée mais nécessaire ?

Il est vrai que cette option consti­tuante est sus­cep­tible d’aggraver la crise de régime car rien ne peut garan­tir, au-delà de la bonne volon­té et de l’inspiration des par­ti­ci­pants au pro­ces­sus consti­tuant, de la qua­li­té de la déli­bé­ra­tion ni du conte­nu de la future constitution.

Cepen­dant, elle pour­rait tout aus­si bien repré­sen­ter une sor­tie de crise par le haut sus­cep­tible de répondre direc­te­ment à des pro­blèmes qui minent struc­tu­rel­le­ment le régime fran­çais tels que l’étendue du pou­voir pré­si­den­tiel, la vigueur des contre-pou­voirs, l’ancrage des droits et liber­tés indi­vi­duels et l’intensité de la par­ti­ci­pa­tion citoyenne.

Si le pré­sident de la Répu­blique a véri­ta­ble­ment « confiance dans le peuple » comme il l’indiquait pour jus­ti­fier la dis­so­lu­tion, et le sou­ci de ne pas lais­ser comme prin­ci­pal héri­tage his­to­rique l’extrême droite au pou­voir en 2027, alors, à court ou moyen terme, l’hypothèse consti­tuante est à considérer.

Cet article est repu­blié avec l’a­gré­ment de The Conver­sa­tion.