Par Ousama Bouiss, enseignant en « culture de la complexité », CY Cergy Paris Université
Comment expliquer la montée du nazisme ? Comment, au pays de Goethe et d’Einstein, a‑t-on pu passer de la République de Weimar à la dictature nazie ? Selon l’écrivain et satiriste autrichien Karl Kraus, la bêtise entre d’abord par la porte du langage… et des médias.
En 1928, le parti national-socialiste (mouvement hitlérien) comptait 12 sièges au Parlement allemand. Deux ans plus tard, à la suite de la dissolution prononcée par le chancelier Brüning, le parti nazi passe de 12 à 107 sièges. En juillet 1932, après une nouvelle dissolution prononcée par le chancelier Von Papen, le parti nazi devient le premier parti politique allemand avec 230 sièges au Parlement (sur 608 soit +37,8 %) soutenu par les voix de plus de 13,7 millions d’électeurs (sur 36,9 millions soit 37,4 %). Le 30 janvier 1933, grâce au soutien de la droite et après d’âpres négociations, le président Hindenburg nomme Adolf Hitler comme chancelier.
Entre mai et septembre 1933, l’écrivain autrichien Karl Kraus s’engage dans la rédaction de Troisième nuit de Walpurgis dans lequel il dissèque le rôle de la presse et des intellectuels dans l’installation du nazisme dans les esprits. Je vous propose donc de revenir sur quelques éléments de réflexion fournis par Kraus et sur le lien qu’il établit entre la bêtise et la montée de l’extrême droite en Allemagne durant l’entre-deux-guerres.
Karl Kraus et la défense du langage
Écrivain, poète, dramaturge et satiriste, Karl Kraus (1874–1936) a consacré une grande partie de son œuvre à la défense du langage et à la dénonciation de sa corruption et son déclin. Karl Kraus « démasque la société à l’aide de la langue », écrit le philosophe et sociologue Max Horkheimer, car « c’est le massacre des mots et des phrases qui lui révèle la déshumanisation des hommes et des relations entre eux, la destruction de l’esprit par la valeur marchande ».
Ainsi, pour la rédaction de Troisième nuit de Walpurgis, considéré comme indispensable pour comprendre le phénomène nazi par des spécialistes tels que Eric Vogelin, Karl Kraus s’est appuyé sur la lecture des journaux de la période, notamment du quotidien Arbeiter-Zeitung. Dès lors, pour comprendre ce qui se passait, nul besoin d’être doté de dons particuliers : « il faut simplement savoir lire », selon la formule de Voegelin.
En effet, comme le rappelle le philosophe Jacques Bouveresse dans sa préface à l’ouvrage,
« Il suffisait, par exemple, de lire simplement les articles de l’Arbeiter-Zeitung de l’année 1933 […] pour disposer de toute la documentation nécessaire sur les exactions du régime nazi et sur les mécanismes utilisés avec succès par la propagande pour les rendre tolérables et même anodine aux yeux du plus grand nombre. »
La bêtise, selon Kraus, entre donc par la porte du langage. Le manque de sensibilité quant à son importance et de maîtrise quant à son usage participent, dès lors, à l’efficacité du processus d’abêtissement animé par la propagande nazie.
La « catastrophe des phrases » et l’abêtissement intellectuel
La méfiance à l’égard de la manipulation politique est d’autant plus centrale qu’elle constituait une arme centrale de l’appareil de propagande nazie. Dans un entretien mené par le média Blast avec Olivier Mannoni, traducteur de Mein Kampf, ce dernier déclare : « la montée du nazisme, c’est la montée des mots ». Dans son livre Traduire Hitler, ce dernier souligne notamment le « chaos syntaxique et intellectuel » des écrits d’Hitler et son goût tant de la « petite phrase » (punchline, dirait-on) que des énoncés complexes vides de sens.
Ce phénomène de destruction du langage était déjà dénoncé par Karl Kraus sous le nom de « catastrophe des phrases » (titre d’une chronique qu’il publia en 1913 dans sa revue Die Fackel). Cette « catastrophe » est décrite par Jacque Bouveresse comme « celle du triomphe de la phraséologie creuse, qui permet de nier ou de transformer à volonté la réalité […] à la disparition de toute espèce de contenu et de réflexion au profit de la banalité et de l’automatisme ».
En manipulant le langage de la sorte, la propagande nazie s’est évertuée à banaliser le pire des crimes commis. Ainsi, le crime devient un acte de vertu sous la plume d’Hitler qui écrit dans Mein Kampf : “Les armes les plus cruelles étaient dans ce cas humaines quand elles entraînaient la victoire plus rapide, et belles étaient seulement les méthodes qui aidaient à garantir à la nation la dignité de la liberté”. La fin justifiant les moyens, la paix nécessitant la guerre, la cruauté excusée par la quête de liberté, tuer devient un acte d’humanité.
Par conséquent, « l’arrivée au pouvoir des nazis confirme de façon éclatante, aux yeux de Kraus, le fait que, quand on maltraite à ce point le langage et pense, par conséquent, de façon aussi fautive, on ne peut pas ne pas agir simultanément de façon immorale et même criminelle. En d’autres termes, il y a tout lieu de s’attendre à ce que l’absence totale de respect pour le langage s’accompagne d’une absence de respect aussi complète pour l’être humain lui-même », poursuit-il.
« Innocence persécutrice » et manipulation
Parmi ces mécanismes linguistiques mobilisés par la propagande, Kraus dénonce celui de « l’innocence persécutrice ». Son principe est simple : le persécuteur se présente comme une victime, innocente de tout mal et n’agissant que par nécessité. Déjà, Kraus soulignait l’importance de cette attitude comme facteur explicatif de la Première Guerre mondiale. Avec la propagande nazie, cette manipulation des faits prend une importance déterminante pour faire passer le mal pour un bien voire nier la réalité des crimes commis.
Dans Troisième nuit de Walpurgis, Kraus synthétise ainsi ce concept d’« innocence persécutrice » : « On n’est au courant de rien et on parle d’autre chose ; on n’a rien fait, mais c’est l’autre qui est coupable de cela ; il ne s’est rien passé et c’est lui qui l’a fait ». Dans Les premiers jours de l’inhumanité, Bouveresse explique que ce « mode de pensée et de comportement » a pour objectif de « faire passer le mensonge sanglant pour la vérité, l’injustice criminelle pour le droit, l’agresseur violent pour l’agressé qui ne recherchait, pour sa part, que la paix et la concorde, le meurtrier pour une victime qui a essayé simplement de se défendre, et la fureur qui se déchaîne pour une façon d’agir raisonnée et raisonnable, qui est certes la plupart du temps incomprise, mais n’en est pas moins imposée et justifiée par une nécessité supérieure ».
Pour y parvenir, le persécuteur mobilise un double langage : un premier où les persécutions qu’il commet sont minimisées, atténuées voire niées ; un second où tout acte de l’opprimé est jugé comme une violence inacceptable, diabolique et insupportable.
Une illustration de ce phénomène est donnée dans la fable « Les animaux malades de la peste » de Jean de la Fontaine : que le Lion ait dévoré des moutons est un « honneur » selon le Renard et ni le Tigre ni l’Ours ne seront inquiétés de leurs fautes. Tuer un berger ou un mouton, passe. Cependant, que l’Âne ait pu manger l’herbe d’un pré ne lui appartenant pas : « manger l’herbe d’autrui ! Quel crime abominable ! » La Fontaine concluant donc de sa célèbre maxime : « Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir ».
Le devoir de résister à la bêtise
En nous laissant duper par le mensonge, les phrases creuses, les manipulations malveillantes du langage, la bêtise s’installe dans nos esprits, créant le terreau fertile des idéologies autoritaires et criminelles. Or, comme l’indiquait Voegelin à un étudiant élogieux d’Hitler : « Parmi les droits de l’Homme, cher Monsieur, ne figure pas le droit d’être un imbécile. Vous n’avez pas le droit d’être un idiot ».
À cet égard, parce que « les bêtises ne se renouvellent finalement pas beaucoup et ont presque toujours un air connu », selon Jacques Bouveresse, « tout le monde doit être présumé capable en principe d’intelligence et de vertu, et peut donc être considéré comme coupable de se conduire de façon stupide ou immorale ». Résister à la bêtise est donc un devoir fondamental du citoyen dont la dignité est étroitement liée au fait qu’il est un « être doué de raison et de conscience ».
Pour se hisser à la hauteur de cette responsabilité intellectuelle, l’œuvre de Karl Kraus, que nous avons brièvement introduite dans cet article, nous offre « une leçon de résistance de l’espèce la plus magistrale » (Bouveresse). Pour le sociologue Pierre Bourdieu, il s’agit même d’un « manuel du parfait combattant contre la violence symbolique » tant « il a été un des premiers à comprendre en pratique la forme de violence symbolique qui s’exerce sur les esprits en manipulant les structures cognitives ».
Plus encore, par son style et sa défense du langage, le satiriste nous met en garde contre un phénomène qui requiert toute notre vigilance : « le fait que les soumissions et les conformismes ordinaires des situations ordinaires annoncent les soumissions extraordinaires des situations extraordinaires » (Bourdieu).
Cet article est republié avec l’agrément de The Conversation.