Crédit photos : Martin Wilhelm

Samedi 22 novembre, à 14 heures, la grande salle n°1 de Motoco (bâtiment 75 du site DMC Mulhouse) affichait complet pour l’une des séquences les plus attendues du Forum Latitude, organisé les 21, 22 et 23 novembre par la librairie 47° Nord, et l’association LatitudeS : la table ronde intitulée « ISRAËL – PALESTINE : L’IMPOSSIBLE ÉGALITÉ ? », elle-même inscrite dans la thématique générale « Liberté, égalité, fraternité… vraiment ? ».

Autour de l’animatrice Anne Saletes, quatre grandes voix de ce conflit sans fin : l’historien israélien et ancien ambassadeur Élie Barnavi, l’historien et diplomate palestinien Elias Sanbar, le journaliste et cofondateur de Mediapart Edwy Plenel et l’écrivaine et journaliste Alexandra Schwartzbrod.

D’emblée, la modératrice prévient : pas de questions publiques, mais la possibilité d’échanger ensuite, dans l’espace central, lors des dédicaces. Le temps sera entièrement consacré à la confrontation des expériences et des analyses, pour « nous aider à mieux comprendre » et, si possible, « donner un peu d’espoir ».

« Un conflit d’abord territorial, devenu caisse de résonance du monde »

« La Palestine : un pays petit, sans ressources inouïes, mais dont vous ne pouvez pas éviter d’entendre parler chaque jour, parce qu’il résonne avec tous les démons de la planète ».


ELIAS SANBAR

Premier à poser le décor, Elias Sanbar refuse le poncif d’un conflit « trop complexe » pour être compris. « Ce n’est pas vrai que ce conflit est insoluble, ni qu’il serait par essence inintelligible », insiste-t-il. Pour lui, tout commence par « une question de place, de lieu », une « histoire fondamentalement territoriale » sur laquelle se sont greffées, au fil des décennies, idéologies religieuses, tribales et résonances de conflits extérieurs – du nazisme au nationalisme arabe.

La Palestine, poursuit-il, est devenue « une caisse de résonance du monde » : un pays petit, sans ressources inouïes, « mais dont vous ne pouvez pas éviter d’entendre parler chaque jour, parce qu’il résonne avec tous les démons de la planète ». D’où cette impression de « confusions » : « Si l’on revient à l’essentiel, il s’agit d’une question de présence et de légitimité : j’étais là avant toi, donc tu n’as pas le droit d’être là. »

Sanbar rappelle que la Palestine a toujours été une terre d’accueil religieuse, un « lieu de sainteté » où l’on s’installait pour être « plus près du ciel ». Le basculement, à ses yeux, se produit lorsque les persécutés d’Europe ne disent plus seulement « nous allons en Palestine » mais « nous revenons en Palestine ». « À partir du moment où quelqu’un dit “je reviens chez moi”, cela signifie que moi, je ne suis plus chez moi : je deviens un squatteur, et donc expulsable. C’est là que naît l’idée d’expulsion. »

Face au morcellement contemporain – Gaza isolée, Cisjordanie grignotée, Jérusalem-Est asphyxiée – Sanbar insiste sur l’unité du peuple palestinien, patiemment reconstruite depuis 1948 : « Nous sommes un pays, un peuple. La bande de Gaza, ce n’est pas un fragment qu’on pourrait détacher : c’est la Palestine, et les Palestiniens sont là pour rester. Nous sommes un peuple très obstiné. »

Il rappelle une décision clé : en 1988, l’Organisation de libération de la Palestine choisit, à la majorité, la voie politique, et passe « du concept de division au concept de partage ». La patrie reste entière dans l’imaginaire, mais l’État palestinien n’est plus revendiqué sur la totalité du territoire historique. « Il n’y a pas d’autre solution que le partage : soit le partage, soit le bain de sang. »

Pourtant, l’horizon qu’il trace n’est pas celui d’un simple arrangement technique : « On ne cherche pas seulement des États, des formes juridiques. Ce que l’on cherche, c’est la réconciliation. Il n’y a pas de paix sans réconciliation, et pas de réconciliation sans un minimum de justice ressentie par les deux peuples. » Dans un contexte marqué par « quarante mille enfants morts » et un fossé affectif « presque infranchissable », Sanbar reconnaît que son discours peut paraître « utopique, voire indécent », mais il conclut : « Nous n’avons pas d’autre choix : c’est cela, ou le bain de sang perpétuel. »

Élie Barnavi : « Une histoire très complexe, mais une situation très simple »

« Depuis 1967, il y a un peuple qui tient un autre peuple sous sa botte sur un territoire qui ne lui appartient pas. Ce territoire doit être émancipé, et ce peuple doit accéder à l’indépendance. Ce n’est pas plus compliqué que cela. »


ELIE BARNAVI

Élie Barnavi prolonge ce constat en distinguant radicalement l’épaisseur historique et la réalité présente. « L’histoire est en effet très complexe, et il serait illusoire de vouloir jeter d’un pont entre deux perceptions intimes, israélienne et palestinienne », concède-t-il, lui qui a co-signé avec Sanbar le livre Histoire de l’autre, racontant le conflit « des deux côtés de la barricade ».

Mais la situation actuelle, dit-il, est d’une simplicité brutale : « Depuis 1967, il y a un peuple qui tient un autre peuple sous sa botte sur un territoire qui ne lui appartient pas. Ce territoire doit être émancipé, et ce peuple doit accéder à l’indépendance. Ce n’est pas plus compliqué que cela. »

Barnavi décrit sans détour la réalité en Cisjordanie : « vaste entreprise de nettoyage ethnique », « pogroms quotidiens sous les yeux indifférents ou complices de l’armée et de la police » menés par des colons qu’il n’hésite pas à qualifier de « fascistes religieux ». La colonisation, résume-t-il, est devenue le cœur du problème.

Il revient aussi sur le tournant de 1967, lorsque la « West Bank » commence à être rebaptisée « Judée-Samarie » : « Tout a basculé en une nuit. À partir de là, les forces messianiques, qui n’avaient pratiquement pas participé à la renaissance du peuple juif, ont trouvé dans le “retour” au berceau biblique une légitimation totale de leur mainmise sur l’État. »

Face à ce messianisme religieux, Barnavi tranche : « Je ne savais pas que Dieu était un agent immobilier », rapporte-t-il en citant Yitzhak Rabin répondant aux colons pour qui « cette terre nous appartient parce que Dieu nous l’a donnée ». À ses yeux, le conflit est désormais pris dans des « guerres tribales » où la religion n’est plus qu’« étendard de la tribu », des deux côtés – à Jérusalem comme à Gaza.

L’ancien ambassadeur insiste enfin sur une conviction : « Seuls, les miens et moi n’y arriverons pas. Nous avons besoin des autres, de la communauté internationale, en clair des États-Unis. » Or, ces dernières années, souligne-t-il, ni les présidences démocrates ni la séquence Trump n’ont su ou voulu peser réellement pour mettre fin à l’occupation.

Edwy Plenel : de la « blessure palestinienne » à la crise universelle de l’égalité

Avec Edwy Plenel, le débat prend d’emblée une dimension mondiale. Son dernier livre, Palestine, notre blessure, est présenté comme un « compte rendu de mandat » de ses analyses à Mediapart depuis 2008 : un fil historique qui refuse « le piège du présentisme », ce « présent omniprésent » qui empêche de penser en coupant les événements de leur histoire.

« Après le 7 octobre, comme après le 11 septembre, on nous a enfermés dans ce piège : ne plus voir que l’événement, refuser de le comprendre au nom de l’interdit d’“expliquer, c’est déjà justifier”, ne laisser place qu’au droit à la riposte, fût-elle démesurée et criminelle », résume-t-il. Or, sans passé, « il n’y a plus de futur » : seulement l’escalade de la barbarie.

« 1948 est à la fois l’année de la reconnaissance de l’État d’Israël et celle de la Déclaration universelle des droits de l’Homme »


edwy plenel

Pour Plenel, la question palestinienne est une « question universelle », un « caillou dans la chaussure du monde » qui fonctionne comme un laboratoire grandeur nature : « C’est là où toutes les limites sont franchies, où il y a feu vert à la sauvagerie, où s’effondre l’ordre international. » Il rappelle que 1948 est à la fois l’année de la reconnaissance de l’État d’Israël et celle de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Sur les mêmes monceaux de cadavres, on affirmait qu’aucun État ne pouvait disposer d’un droit illimité, qu’il fallait des droits supérieurs pour leur “taper sur la tête”. Ce qui se joue aujourd’hui, c’est la remise en cause de cet acquis-là. »

L’intervenant établit un parallèle serré entre Gaza et l’Ukraine, entre Netanyahou et Poutine, et dénonce des « plans de paix » dictés par la seule loi des rapports de force, au mépris des peuples : « Malheur aux faibles, malheur à ceux qui n’ont ni pétrole, ni finances, ni puissance de transgression. »

Au cœur de son propos, une alerte plus large : la résurgence d’une « pédagogie de l’inégalité naturelle ». S’appuyant sur les travaux du théoricien national-conservateur Yoram Hazony, très influent auprès de Trump, Orban ou Meloni, Plenel décrit une Internationale des idéologies suprémacistes qui proclame la fin de l’universalisme pour revenir au « droit des nations » entendues comme communautés fermées, hiérarchisées par la race, la religion ou l’identité.

« Notre droit de nous défendre contre l’extermination ne nous donne pas le droit d’opprimer les autres. L’occupation entraîne la domination, la domination entraîne la résistance, la résistance entraîne la répression, la répression entraîne le terrorisme et le contre-terrorisme… La mainmise sur les territoires occupés fera de nous des assassins et des assassinés. Sortons des territoires occupés, maintenant. »


Groupe matzpen en 1967, cité par edwy plenel

Dans cette dérive, la question coloniale joue un rôle central : « Le colonialisme est la machine par laquelle les prétendus civilisés, qui désignent l’autre comme inférieur, deviennent eux-mêmes des barbares », rappelle-t-il, citant Aimé Césaire. La radicalisation de la société israélienne, selon lui, montre que « l’héritage européen du colonialisme » n’est pas un passé révolu mais une plaie vive : de la Palestine au Sahara occidental, du Groenland fantasmé par Trump aux ambitions de la “Great America”.

Plenel rappelle aussi une prophétie interne à la société israélienne : un appel publié en septembre 1967 par le petit groupe Matzpen. « Notre droit de nous défendre contre l’extermination ne nous donne pas le droit d’opprimer les autres. L’occupation entraîne la domination, la domination entraîne la résistance, la résistance entraîne la répression, la répression entraîne le terrorisme et le contre-terrorisme… La mainmise sur les territoires occupés fera de nous des assassins et des assassinés. Sortons des territoires occupés, maintenant. »

Un texte ignoré à l’époque, mais qui, souligne-t-il, résonne tragiquement aujourd’hui.

Alexandra Schwartzbrod : la colonisation comme « cancer » et la tentation du désespoir

Venue avec sa double expérience de romancière et d’ancienne correspondante de Libération à Jérusalem, Alexandra Schwartzbrod explique comment elle a choisi le roman noir pour raconter le conflit : « C’était pour moi le meilleur moyen de dire la violence, mentale et physique, à hauteur d’enfant, de femme ou d’homme. Le journalisme raconte les faits ; le roman permet de saisir l’intime, la lumière et la violence mêlées. Les deux se nourrissent. »

« Israël va peu à peu se vider de ceux qui restent ouverts à l’autre, qui n’acceptent pas ce que leur pays est en train de devenir. Il ne restera que les plus insensibles à la douleur de l’autre. C’est un vrai drame. »


alexandra schwartzbrod

Sur le terrain, son constat est sans appel : « La colonisation, c’est un cancer pour Israël », répète-t‑elle, reprenant une formule déjà employée sur des plateaux de télévision. Elle évoque ces « colons qui arrachent des oliviers pluriséculaires, seule source de vie de familles palestiniennes », ces habitants chassés de chez eux « en pleine nuit, se retrouvant sur le trottoir avec un drap ou un maillot sur le dos », les quartiers de Jérusalem Est progressivement « récupérés » au bénéfice de groupes ultranationalistes.

Le 7 octobre, estime-t‑elle, a provoqué en Israël un traumatisme d’une telle profondeur qu’il a « gommé toute empathie pour l’autre ». « Les Israéliens avaient cru bâtir un pays pour être à l’abri de ce qui leur a été infligé pendant la Seconde Guerre mondiale ; et soudain, chez eux, l’horreur recommence », décrit-elle. D’où ces mobilisations massives, centrées surtout sur les otages plus que sur le sort des civils de Gaza ou de Cisjordanie.

Schwartzbrod s’inquiète d’un autre mouvement : « Israël va peu à peu se vider de ceux qui restent ouverts à l’autre, qui n’acceptent pas ce que leur pays est en train de devenir. Il ne restera que les plus insensibles à la douleur de l’autre. C’est un vrai drame. »

Interrogée sur les répercussions en France, elle se montre, malgré tout, relativement confiante : « Certes, il y a eu des actes antisémites, des actes islamophobes, des débordements des deux côtés. Mais au regard des années de haine et de souffrance que l’on vient de traverser, la société française s’est plutôt bien tenue. Nous ne nous sommes pas déchirés comme certains l’espéraient. Il faut préserver cela à tout prix. » L’Europe, ajoute-t‑elle, demeure l’un des derniers espaces où l’on peut « encore discuter et imaginer un avenir commun ».

La reconnaissance de l’État de Palestine, pour l’instant largement symbolique, lui apparaît comme « le minimum syndical » mais pas négligeable : « C’est une coquille vide – pas de dirigeants, pas de terre, pas de futur –, mais elle existe. Nous avons besoin de symboles à un moment où l’on n’a plus grand-chose à quoi se raccrocher. Aux générations futures, à l’éducation, à l’information de remplir cette coquille. »


alexandra schwartzbrod

La reconnaissance de l’État de Palestine, pour l’instant largement symbolique, lui apparaît comme « le minimum syndical » mais pas négligeable : « C’est une coquille vide – pas de dirigeants, pas de terre, pas de futur –, mais elle existe. Nous avons besoin de symboles à un moment où l’on n’a plus grand-chose à quoi se raccrocher. Aux générations futures, à l’éducation, à l’information de remplir cette coquille. »

Justice avant réconciliation, inquiétude avant espérance

En fin de rencontre, alors que le temps file, la modératrice ramène chacun au thème du Forum : l’« impossible égalité ». Tous convergent sur un point : l’égalité n’est pas un supplément d’âme, mais la condition même de la paix.

Barnavi rappelle que l’égalité de droits entre deux peuples suppose d’abord de mettre fin à une occupation qui fabrique chaque jour injustice et ressentiment. Sanbar, lui, martèle que la paix ne sera qu’un mot tant que les Palestiniens n’auront pas obtenu « un minimum de justice », au sens où « chacun puisse dire : j’ai obtenu quelque chose sans que l’autre perde tout ». Plenel plaide pour une « boussole de l’égalité » à ne jamais lâcher, y compris en Europe, face aux tentations de neutralité et aux renoncements des institutions culturelles et académiques.

« L’inquiétude est l’antichambre de l’espérance », résume Edwy Plenel, refusant à la fois le catastrophisme stérile et le réconfort à bon compte. Inquiétude devant les projets de « remake de 1948 », les rêves de Riviera sur les ruines de Gaza, la montée des messianismes guerriers.

Espérance têtue pourtant, portée par l’obstination des Palestiniens à rester sur leur terre, par la minorité israélienne qui continue d’alerter, par la persistance d’espaces de débat – comme ce Forum Latitude, un après-midi de novembre, à Mulhouse – où l’on s’efforce encore de nommer les choses, au plus près du réel, pour que l’égalité cesse un jour d’être impossible.