Dessin de Veesse
À Mulhouse, dans le quartier des Coteaux, les tours Plein Ciel se dressent en vestiges d’une ambition moderniste des années 1960, alors à l’apogée des Trente glorieuses. Ces deux édifices jumeaux de 22 étages, conçus par l’architecte Marcel Lods (et Bernard Michau), disciple de Le Corbusier, étaient autrefois le symbole d’une “campagne à la ville”, offrant des logements spacieux et lumineux à une classe moyenne croissante.

Mais depuis l’année 2017, ces tours sont au cœur d’un conflit déchirant, opposant les autorités municipales à des centaines de copropriétaires acculés. Ce dossier, emblématique des tensions entre renouvellement urbain et droits humains, révèle les ravages d’une politique perçue comme inflexible, où la sécurité sert de prétexte à une transformation à marche forcée du quartier.
Derrière les chiffres et les arrêtés, ce sont des vies brisées qui se dessinent, entre dettes insurmontables et angoisses existentielles. Cette histoire tragique est relatée en détail dans le livre “Mulhouse l’enfer plein ciel” de Pierre Freyburger, illustré par Veesse (également notre dessinateur) et paru aux éditions La Doller, un ouvrage qui documente et capture avec sensibilité les coulisses de ce drame urbain.

Des origines prometteuses à la déliquescence du quartier
Le projet des tours Plein Ciel naît dans l’effervescence de ces années soixante, au sein de la Zone à Urbaniser en Priorité (ZUP) des Coteaux.
Mulhouse, en pleine expansion industrielle, vise à loger 15 000 habitants dans 3 500 logements modernes. Les tours, érigées entre 1965 et 1968, culminent à 64 mètres et proposent des appartements généreux – jusqu’à 105 m² pour un F5 –, attirant cadres et professions libérales. “C’était le rêve d’une vie”, se souviennent encore certains résidents, qui y voyaient l’accession à la propriété après des années de sacrifices.



Pourtant, dès les années 1970, le quartier sombre dans le “malaise des banlieues”. La rotation des locataires et l’arrivée de familles modestes, soutenues par les aides au logement, altèrent la mixité sociale initiale. Les tours, autrefois haut de gamme, deviennent un refuge pour des primo-accédants en quête de stabilité. Mais des gestions syndicales défaillantes et un entretien négligé sèment les graines d’un engrenage administratif. Aujourd’hui, ces bâtiments, sains au regard de la justice, incarnent pour beaucoup un patrimoine familial menacé, où chaque étage raconte une histoire d’espoir piétiné.
L’escalade administrative : de la classification IGH à la victoire judiciaire inaudible


Tout bascule en juin 2017, quand une commission de sécurité départementale classe les tours comme Immeubles de Grande Hauteur (IGH), invoquant des risques incendie – un écho à l’incendie de Grenfell à Londres.
On apprendra à ce sujet qu’en 1964, soit avant même leur construction, le lieutenant-colonel des pompiers Ludmann écrivait à Émile Muller, alors maire de Mulhouse.
Il recommandait que les escaliers des futures tours Plein Ciel soient encloisonnés, et dotés d’un éclairage de sécurité. Les colonnes sèches devront présenter un raccord à chaque niveau, et la présence d’extincteurs à chaque étage est souhaitable. Les locaux des machineries d’ascenseurs devront être résistants au feu et un ascenseur devra être réservé exclusivement aux pompiers. Enfin, un poteau d’incendie de 100 millimètres devrait être installé en bordure des voies accessibles aux engins…
La quasi-totalité de ces recommandations seront ignorées en leur temps. Mais La plupart d’entre elles réapparaîtront dans le rapport de la commission de sécurité en 2017…

La Ville de Mulhouse réagit alors par un arrêté de mise en demeure, exigeant la mise en oeuvre de travaux, estimés à 56 millions d’euros. Un fardeau écrasant pour les copropriétés. Incapables de financer ces études, les syndics alertent les élus : “Comment embarquer les copropriétaires dans un projet dont la finalité n’est pas comprise ?”, plaide l’un d’eux en 2021.
Le dossier s’inscrit alors dans le Nouveau Programme National de Renouvellement Urbain (NPNRU), où la démolition des tours pave la voie à un “village urbain” pour favoriser la gentrification et la mixité sociale. Le fantasme absolu des équipes municipales mulhousiennes successives, de longue date.

En décembre 2024, le tribunal judiciaire prononce l’état de carence des copropriétés, nommant une administratrice provisoire. Mais le 7 janvier 2025, un tournant : le tribunal administratif de Strasbourg annule les arrêtés municipaux. Les tours, construites avant la loi IGH de 1977, échappent à cette classification. Seules trois prescriptions de sécurité subsistent, ramenant l des travaux à 1,6 million d’euros. Une bouffée d’air pour les résidents, qui créent l’association “Vivent les tours Plein Ciel” pour se battre.
Malgré cela, les autorités persistent. En juin 2025, le conseil municipal approuve une Zone d’Aménagement Concerté (ZAC) mentionnant toujours le classement IGH obsolète, justifiant une démolition à 54 millions d’euros (dont 17 millions de l’État). Les offres de rachat, évaluées à 13,8 millions pour l’ensemble – soit 495 euros le mètre carré –, sont jugées dérisoires.
La détresse humaine : des rêves d’ascension sociale en péril






Mais par-delà des chiffres, c’est une tragédie humaine qui se joue. Dans son livre, Pierre Freyburger compile des témoignages édifiants à la manière d’un procès-verbal intimiste.
Jean habite le 14e étage depuis des années. Il a investi 115 000 euros pour cet appartement, plus 40 000 euros de travaux personnels pour en faire son nid familial. Aujourd’hui, l’offre de rachat qui lui est faite avoisine les 50 000 euros – une perte abyssale qui a déclenché un choc psychologique dévastateur. “J’ai tout donné pour ce rêve, et maintenant je me retrouve à la rue avec des miettes”, confie-t-il, la voix tremblante. Cette désillusion l’a conduit à une tentative de suicide en 2022, suivie d’une hospitalisation de plusieurs mois. Pourtant, de cette épreuve est née une combativité farouche : Jean refuse de plier, se joignant à l’association des résidents pour défendre ce qui reste de son patrimoine.
À l’étage supérieur, Nora, mère célibataire au 15e, incarne la peur du déclassement social. Elle a acquis son logement pour 91 000 euros, comptant sur sa stabilité pour élever ses enfants. Mais l’offre proposée – 53 000 euros – ne couvrirait qu’à peine le remboursement de son prêt, lui laissant 25 000 euros pour repartir à zéro. “Où irai-je ? J’ai peur de finir clocharde, sans rien pour mes gosses”, avoue-t-elle, les yeux rougis par l’angoisse. Cette mère courageuse, qui a tout sacrifié pour l’accession à la propriété, voit son avenir basculer vers l’instabilité, un cauchemar qu’elle n’avait pas anticipé en signant son acte d’achat. Son témoignage résonne comme un cri d’alarme sur les inégalités amplifiées par ces projets urbains.
Le poids des drames intimes et familiaux
Mireille, installée au 5e étage, porte les stigmates les plus visibles de cette tourmente. Lors d’une réunion publique en septembre 2022, où la démolition a été annoncée comme inévitable, elle s’est effondrée, victime d’un AVC foudroyant. Hospitalisée d’urgence, elle vit désormais en EHPAD, loin de l’appartement qu’elle chérissait. Son bien est estimé à 31 000 euros – une somme dérisoire, insuffisante pour couvrir ses frais médicaux et de soins. Son compagnon, effondré, dénonce un “abus de faiblesse” : “Comment peut-on ignorer ainsi la vulnérabilité des gens ? C’est de la sauvagerie.” Ce drame personnel illustre comment la machine administrative, focalisée sur des coûts globaux, oublie les corps et les âmes qu’elle ébranle.
Roland, au 13e étage, représente une lignée entière menacée. Troisième génération de sa famille à vivre dans la tour, il a vu ses parents et grands-parents y bâtir une histoire. L’offre de rachat pour son unique bien s’élève à 64 000 euros, une impasse qui le laisse sans héritage à transmettre. “C’est notre racine, notre mémoire collective, et on veut nous arracher ça sans ménagement”, explique-t-il, amer. Pour lui, la perte va au-delà du financier : c’est un déracinement générationnel, une rupture avec l’Alsace qu’il connaît, transformant un foyer ancestral en souvenir fugace.
Les époux Meyer, enseignants retraités au 14e, partagent cette frustration, pointant le manque de transparence des gestionnaires comme CDC Habitat. “C’est une fuite en avant qu’on n’oubliera pas”, lancent-ils, évoquant l’absence totale de dialogue avec les élus, qui les laisse se sentir invisibles et trahis.
Une santé mentale sous assaut, observée de l’extérieur
M. Fischer, ancien président du conseil syndical au 22e étage, décrit un parcours du combattant qui l’a transformé. “J’étais un habitant heureux, puis otage, victime, et enfin délinquant pour avoir osé contester”, relate-t-il. Le sous-préfet lui aurait asséné : “Le jour où il y aura un mort, ce sera de votre faute.” Ces mots, lourds de menace, hantent encore cet homme qui, du haut de sa tour, contemple un horizon bouché par la bureaucratie. Sa résistance, aujourd’hui canalisée via l’association “Vivent les tours Plein Ciel”, est un rempart contre le désespoir, mais elle ne masque pas l’usure psychologique accumulée.

Le Dr Beribey, médecin de quartier exerçant auprès des résidents, apporte un éclairage clinique à cette détresse collective. Il observe une flambée des prescriptions d’antidépresseurs et de calmants parmi ses patients des tours. “Cette opération a raccourci la vie d’un certain nombre d’entre eux”, affirme-t-il, soulignant l’impact du déracinement annoncé. Les plus fragiles, isolés dans leur angoisse, paient le prix fort d’une politique qui priorise la gentrification sur l’humain. “On ne démolit pas du béton, on détruit des existences”, résume le praticien, appelant à une pause pour évaluer les dommages invisibles.
Patrimoine architectural ignoré et résistance collective
Oubliée dans le débat, la valeur patrimoniale des tours émerge comme un atout inattendu. Marcel Lods, pionnier de l’architecture moderne, a conçu ces édifices industrialisés, labellisés “Patrimoine du XXe siècle” pour d’autres de ses œuvres. Alexandre Tiarri, architecte genevois lié à Docomomo France, prépare un dossier de classement. Une visite estivale de l’association a ravivé l’espoir : un tel statut pourrait interdire la démolition et imposer une réhabilitation respectueuse.
Les copropriétaires, défendus par Me Bruno Kern, exigent la suspension des procédures d’acquisition et des indemnités justes, incluant le préjudice moral. Ils ont porté plainte pour harcèlement. Face à la “concertation en trompe-l’œil” des autorités – qui invoquent sécurité et mixité sociale tout en ignorant la justice –, cette résistance collective humanise le combat, rappelant que l’urbanisme se mesure à ses impacts sur les vies réelles. Ces témoignages, recueillis au fil des mois par l’association des résidents, humanisent un dossier trop souvent réduit à des chiffres – 56 millions d’euros de travaux contestés, des rachats à 495 euros le mètre carré.
Vers une issue incertaine : réhabilitation ou déracinement forcé ?
Le dossier des tours Plein Ciel illustre les dérives d’un urbanisme technocratique, où la gentrification prime sur l’humain. L’audience du 5 décembre 2025 devant la cour d’appel de Colmar, relative à l’état de carence, s’est déroulée dans une atmosphère tendue.







Le président de séance, ouvert et préconisant explicitement une médiation entre les parties présentes, a tenté de favoriser le dialogue. Pourtant, les avocats de Mulhouse Alsace Agglomération (M2A) et de la Caisse des Dépôts et Consignations (CDC), sur la défensive, ont brandi de nouveaux chiffrages sans en expliquer le mode de calcul – une première apparition remarquée de ces estimations opaques. Ils n’ont pas rebondi sur la proposition de médiation et ont persisté à ignorer le jugement du tribunal administratif, qui a fait chuter le montant des travaux de 56 millions d’euros à 1,8 million d’euros.
À la sortie, ces avocats, à l’image des institutions qu’ils défendent, ont fui les médias et refusé, comme à leur habitude, toute rencontre directe avec les copropriétaires, optant pour une stratégie de passage en force afin d’imposer la destruction non justifiée des tours Plein Ciel. Le délibéré est attendu en février 2026 et pourrait bien faire basculer le dossier vers une réhabilitation viable.
Le délibéré de la cour d’appel de Colmar, attendu en février 2026, sera décisif : une annulation de la carence pourrait effondrer le projet de démolition, ouvrant la voie à une réhabilitation abordable et patrimoniale. À l’inverse, l’expropriation s’accélérerait, laissant des centaines de familles traumatisées.
Ce cas d’école interpelle sur l’équilibre entre ambition urbaine et dignité résidentielle. À Mulhouse, les tours ne sont pas seulement du béton : elles abritent des rêves tenaces, méritant plus qu’une pioche anonyme. Leur combat, forgé dans la peine et la douleur, pourrait encore renverser la vapeur, en forçant une réhabilitation respectueuse.
Pour l’heure, les tours Plein Ciel dressent un miroir impitoyable aux excès d’une modernité et d’un remodelage urbain qui en oublient ses habitants.









