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La fonc­tion péti­tion­naire, dont les membres de la Socié­té indus­trielle de Mul­hau­sen (SIM) sont cou­tu­miers (et sur laquelle un cer­tain Vil­ler­mé n’est pas étran­ger, comme on le ver­ra), semble avoir eu un pre­mier effet.

Au nom du Gou­ver­ne­ment de Juillet, Louis Cot­tard, rec­teur de l’Université royale de Stras­bourg, sol­li­cite la SIM en 1833, à la manière dont on le ferait aujourd’hui auprès d’une socié­té de conseils.

Dans ce cour­rier daté du 17 jan­vier 1833, Cot­tard rap­pelle la pre­mière ini­tia­tive de l’industriel Bour­cart en 1828, pro­po­sant de limi­ter la jour­née de tra­vail des enfants. Il l’a dit source d’inspiration du gou­ver­ne­ment afin « d’asseoir sur des bases solides l’amélioration phy­sique et morale de la classe ouvrière de toute la France ».

Mais Cot­tard est en réa­li­té le mes­sa­ger de Fran­çois Gui­zot, célèbre his­to­rien, aca­dé­mi­cien, et homme d’Etat conser­va­teur. Chef de gou­ver­ne­ment et ministre à diverses reprises, il obtint le por­te­feuille de l’Instruction publique, le 11 octobre 1832. Réso­lu­ment oppo­sé au suf­frage uni­ver­sel, il plai­dait pour une « monar­chie limi­tée par un nombre limi­té de bour­geois ». De sorte que sa réforme de l’école publique ne pou­vait que s’en trou­ver éga­le­ment limi­tée, en termes d’ambition sociale.

La loi Gui­zot du 28 juin 1833, qui pré­cède la réforme éga­li­taire de Fer­ry, ins­taure les écoles nor­males pour les maitres, et un pre­mier corps d’inspecteur. Mais il enté­rine sur­tout l’établissement obli­ga­toire d’écoles de gar­çons dans les com­munes de plus de 500 habi­tants. « Les com­munes, chefs-lieux de dépar­te­ments, et celles dont la popu­la­tion excède six mille âmes, devront avoir en outre une école pri­maire supé­rieure ». Pour autant, l’instruction pour­ra être aus­si bien publique que pri­vée. Par­fait baro­mètre de l’indifférence du sort des filles, la loi est tota­le­ment silen­cieuse à leur endroit. Sachant de sur­croit que l’école n’est encore, ni obli­ga­toire, ni gra­tuite. Par­tant d’un tel constat, com­ment donc escomp­ter un quel­conque chan­ge­ment sub­stan­tiel au regard de l’accès à l’école ?

Ain­si, l’article 14 de la loi pré­cise que « seront admis gra­tui­te­ment, dans l’école com­mu­nale élé­men­taire, ceux des élèves de la com­mune, ou des com­munes réunies, que les conseils muni­ci­paux auront dési­gnés comme ne pou­vant payer aucune rétri­bu­tion. Dans les écoles pri­maires supé­rieures, un nombre de places gra­tuites, déter­mi­né par le conseil muni­ci­pal, pour­ra être réser­vé pour les enfants qui, après concours, auront été dési­gnés par le comi­té d’instruction pri­maire, dans les familles qui seront hors d’état de payer la rétri­bu­tion ». Les res­tric­tions socio-cultu­relles n’empêcheront pas le dou­ble­ment du nombre d’établissements sco­laires. Pas­sant de 10 000 à 23 000 sites au niveau national.

C’est donc au titre de leur « expé­rience » et de leur pré­dis­po­si­tion, qua­si-sur­na­tu­relle, à la « phi­lan­thro­pie », que Gui­zot fait appel aux conseils des indus­triels mul­hou­siens. La série de ques­tions qu’il leur des­tine pour­rait ins­pi­rer le cadre régle­men­taire de la réforme sco­laire. En effet, les ques­tions abordent la durée effec­tive du tra­vail des enfants, leur niveau d’instruction, la san­té et l’hygiène à l’usine, les moyens et moda­li­tés de contrôle d’une régle­men­ta­tion encore à défi­nir, et… le rap­port entre les sexes ! Un motif illi­mi­té d’inquiétude pour nos bourgeois-philanthropes.

Dans le der­nier para­graphe de sa mis­sive, l’obséquiosité, mêlée d’emphase, du rec­teur envers les membres de la SIM, semble à la mesure de la qua­li­té du com­man­di­taire minis­té­riel : « Ce n’est point auprès de vous, Mes­sieurs que j’aurai à faire excu­ser mon impor­tu­ni­té, je sais qu’on n’est jamais indis­cret à vos yeux, quand on vous entre­tient de la cause sacrée de la civi­li­sa­tion, ce véri­table fon­de­ment de la paix publique et du bien-être de la société ». 

En 1835, alors que la réforme sco­laire de Gui­zot est adop­tée depuis plus de 18 mois, la SIM fait montre d’exaspération à l’égard du gou­ver­ne­ment : contrai­re­ment aux appa­rences, rien ne vient depuis l’horizon pari­sien, en matière de règle­men­ta­tion sur le tra­vail infantile.

A la véri­té, Gui­zot agit dis­cré­tion­nai­re­ment. Plu­tôt que de s’attaquer fron­ta­le­ment aux inté­rêts éco­no­miques des indus­triels (qu’il cherche à favo­ri­ser, alors même qu’il n’est pas homme d’argent), au moyen d’une règle­men­ta­tion net­te­ment coer­ci­tive, il choi­sit une voie paral­lèle. Dans un contexte où tous les employeurs indus­triels font tra­vailler des enfants, cer­tains même depuis l’âge de 5 ans, dans des condi­tions épou­van­tables, et plus encore dans le Nord de la France qu’en Alsace, il décide d’octroyer un fonds d’un mon­tant de 4000 francs d’alors (envi­ron 13 000 euros d’aujourd’hui), à la nou­velle « Aca­dé­mie des Sciences morales et poli­tiques », afin d’assurer le finan­ce­ment d’une enquête sur l’état des classes ouvrières.

Le 8 novembre 1834, l’Académie affecte alors la somme aux bons soins de deux enquê­teurs, spé­cia­le­ment dili­gen­tés. Les duet­tistes sont à l’unisson, puisque tous deux sta­tis­ti­ciens et anciens chi­rur­giens mili­taires. Il s’agit de Benois­ton de Châ­teau­neuf, et un cer­tain Vil­ler­mé, sur lequel nous aurons l’occasion de reve­nir dans les pro­chains paragraphes.

Quant aux indus­triels mul­hou­siens, ils s’obligent à reprendre une nou­velle fois l’initiative. Quelques pages du bul­le­tin de la SIM sont à nou­veau consa­crés au sujet en 1835.

L’initiative est intro­duite par deux pages inti­tu­lées : « Des enfants et des jeunes ouvriers employés dans les fabriques. De leur amé­lio­ra­tion phy­sique et morale, par une réduc­tion dans leurs heures de tra­vail, et par la fré­quen­ta­tion obli­gée d’une école ». Elles réca­pi­tulent suc­cinc­te­ment les enjeux du débat, regret­tant au pas­sage que les vel­léi­tés légis­la­tives n’aient pas été sui­vies d’effet.

En foi de quoi les rédac­teurs de bul­le­tin entre­prennent de publier une tra­duc­tion fran­çaise inté­grale de la loi adop­tée sur le sujet en Angle­terre, en aout 1833.

Une manière assez habile de pla­cer le légis­la­teur fran­çais au pied du mur, en confron­tant son iner­tie sociale au volon­ta­risme anglais.

Le talent d’Achille à la SIM

Achille Penot (1801–1886) est natif de Nîmes. Il s’installe à Mul­house vers 1825 pour ensei­gner la phy­sique-chi­mie, en pro­ve­nance de Dra­gui­gnan et d’Aix-en-Provence, où il ensei­gnait les maths. C’est un pro­fil aty­pique dans le sérail pro­duc­ti­viste mul­hou­sien. Il n’est pas lui-même entre­pre­neur, ni héri­tier d’une grande for­tune du milieu manufacturier.

Son par­cours au sein de la SIM, mais plus lar­ge­ment dans l’histoire sociale de la ville, le dis­tingue net­te­ment des autres membres, ne serait-ce que par l’étonnante varié­té ency­clo­pé­dique de ses tra­vaux d’étude, entre­pris notam­ment sur le monde ouvrier, tout autant que par son gout pour la vul­ga­ri­sa­tion scientifique.

Il intègre la SIM dès sa fon­da­tion en 1826, et prend la charge du comi­té de chi­mie, mais plus encore celui veillant à « l’utilité publique ». Il devien­dra vice-pré­sident de la SIM en 1852, après avoir été fait doc­teur ès sciences en 1829 à l’Université de Stras­bourg. Il évo­lue­ra pro­fes­sion­nel­le­ment pour deve­nir direc­teur d’une école pré­pa­ra­toire à l’enseignement supé­rieur, puis de l’école de com­merce de Mul­house. Il sera déco­ré de la Légion d’honneur en 1858.

Ses mul­tiples tra­vaux le mettent en rap­port avec les savants les plus répu­tés de son époque, ce qui lui per­met­tra de croi­ser la route d’un cer­tain doc­teur Villermé.

On lui attri­bue plus d’une cen­taine d’études et de rap­ports pour le compte de la SIM, dont une recen­sion pion­nière à pro­pos des « Ins­ti­tu­tions de pré­voyance fon­dées par les indus­triels du Haut-Rhin en faveur de leurs ouvriers » de 1855, « Les Cités ouvrières de Mul­house et du dépar­te­ment du Haut-Rhin » de 1867, un « Rap­port sur le tra­vail des enfants dans les manu­fac­tures » de 1869, ou, pour l’anecdote cultu­relle, une « Sta­tis­tique géné­rale du dépar­te­ment du Haut-Rhin » de 1831, dans laquelle on peut apprendre que « l’é­tude de la langue fran­çaise était presque nulle dans la majo­ri­té des écoles du dépar­te­ment. Car les parents, voire les ins­ti­tu­teurs, ne sem­blaient pas sen­tir suf­fi­sam­ment l’im­por­tance du fran­çais ». 

A sou­li­gner que, pour membre influant de la SIM en tant qu’expert de l’étude sociale et de la sta­tis­tique qu’il fut, il était, tout comme le maire de Mul­house Blan­chard, l’une des rares per­son­na­li­tés de confes­sion catho­lique, par­mi l’aréopage cal­vi­niste des indus­triels mulhousiens.

Un rap­port sui­vi d’une pétition

Le 31 mai 1837, Penot lit un rap­port de 8 pages devant l’assemblée géné­rale de la SIM. Il y retrace l’essentiel des actions entre­prises par les indus­triels mul­hou­siens, en vue de faire adop­ter une légis­la­tion réfor­mant l’âge mini­mal d’entrée et le temps de tra­vail maxi­mal à valoir pour les enfants tra­vaillant dans les manu­fac­tures de textile.

L’intérêt de sa lec­ture vaut sur­tout pour les élé­ments d’information com­plé­men­taires que l’on y découvre. Si Penot agit en membre loyal de la SIM, adop­tant la rhé­to­rique bour­geoise si bien­séante à l’assemblée, son inter­ven­tion per­met à tout le moins de contex­tua­li­ser les cir­cons­tances et moda­li­tés qui agitent les débats sur le sujet du tra­vail infan­tile au sein de l’institution mulhousienne.

Ain­si, apprend-on que si l’industriel gueb­wille­rois Bour­cart revint pro­po­ser une seconde déli­bé­ra­tion à ses pairs, le 26 décembre 1828, c’était pous­sé par un nou­veau scru­pule, alors qu’il s’en reve­nait de « quelques villes manu­fac­tu­rières » (situées sans doute dans le nord de la France), et « où il avait été témoin d’un état de choses pire qu’en Alsace ».

Le motif, phi­lan­thro­pique et moral, de l’entreprise réfor­ma­trice de Bour­cart y est rap­pe­lé par le menu : « M. Bour­cart fai­sait remar­quer que des enfants qu’on fait tra­vailler dans un âge trop tendre et qu’on retient trop long­temps dans les ate­liers, s’y étiolent et s’y abru­tissent. Ces mal­heu­reux ne reçoivent aucune ins­truc­tion quel­conque, qui déve­loppe leur intel­li­gence et les façonne à la morale ; et en même temps qu’ils sont pri­vés de ces moments de repos si impé­rieu­se­ment néces­saires dans l’en­fance, un tra­vail d’une mono­to­nie fati­gante les empêche de se livrer à cette mul­ti­tude de mou­ve­ments variés que la nature com­mande à leur âge… »

Par ailleurs, on y apprend que l’amende pro­po­sée par la SIM, en cas de non-res­pect par les employeurs ou les parents d’enfants, de la limi­ta­tion à 12 heures de tra­vail pour les enfants, consti­tue­rait un « pro­fit pour la classe ouvrière ». Cela non pour elle-même, mais parce que le pro­duit de la contra­ven­tion, recou­vert d’un même ver­nis phi­lan­thro­pique, per­met­tra un rever­se­ment dans les caisses « de quelque ins­ti­tu­tion de bien­fai­sance de la loca­li­té ».

La juri­dic­tion com­pé­tente char­gée de l’instruction du délit contra­ven­tion­nel dépen­dra tou­te­fois de l’âge de l’enfant incri­mi­né. Ain­si, Penot pré­cise : « L’af­faire sera jugée en simple police pour toutes les contra­ven­tions autres que l’emploi d’un enfant au-des­sous de l’âge de 8 ans, ce cas seul devant être réser­vé à une juri­dic­tion supérieure ».

Penot rap­pelle au demeu­rant le rôle que l’industriel Reber aura joué dans le main­tien du sta­tu quo, pen­dant 4 longues années, après que celui-ci eut allé­gué un pré­ju­gé moral devant ses pairs, à l’encontre des ouvriers, et avoir ain­si empor­té leur agré­ment. En effet, le sort mal­heu­reux des ouvriers mul­hou­siens tenait pour lui : « moins à un excès de tra­vail qu’à une mau­vaise conduite ». Le patro­nat local sou­hai­tant trou­ver son ouvrier ivre de tra­vail, plu­tôt qu’expédiant sa condi­tion misé­rable par la vinasse et l’alcool de fruits.

Suit une tirade énon­çant la satis­fac­tion de la SIM à la récep­tion du cour­rier du rec­teur de l’Académie de Stras­bourg en jan­vier 1833, agis­sant à la demande de Gui­zot, ministre de l’Instruction publique, sol­li­ci­tant « les prin­ci­paux chefs des manu­fac­tures de l’Al­sace, concer­nant un pro­jet de règle­ment qui conci­lie­rait tout à la fois les inté­rêts de l’in­dus­trie et ceux de l’é­du­ca­tion popu­laire ». Ce der­nier terme étant bien sûr à consi­dé­rer dans son accep­tion restrictive.

Des consé­quences du pas­sage de Vil­ler­mé à Mulhouse

Penot raconte quelques cir­cons­tances de la venue du « grand sta­tis­ti­cien » dans la cité du Boll­werk. Celle-ci eut lieu en 1835. Une étape au long de son périple sur les routes de France, et de Suisse, que mena cet homme à la recherche du fait col­la­tion­nable, qui ser­vi­rait de pré­ci­pi­té chi­mi­que­ment pur de la condi­tion labo­rieuse, et dont les bour­geois pari­siens ne savaient qua­si­ment rien. Vil­ler­mé avait en effet à cœur de « consta­ter, aus­si exac­te­ment que pos­sible, l’é­tat phy­sique et moral des classes ouvrières ».

Tan­dis que son confrère Benois­ton, éga­le­ment sta­tis­ti­cien et membre de l’Académie des Sciences morales et poli­tiques de Paris, explore les régions agri­coles et mari­times de l’Ouest, Vil­ler­mé visi­te­ra le Nord, l’Est et le Midi, avant d’achever son voyage socio­gra­phique à Zurich, comme élé­ment de com­pa­rai­son. L’équipée des deux cher­cheurs dure­ra ain­si deux années.

En pas­sant par Mul­house, Vil­ler­mé a conscience de l’engagement pion­nier des membres de la SIM. Mais la chambre de com­merce de Mul­house et le Conseil géné­ral du dépar­te­ment du Haut-Rhin se trou­vaient alors sur la même posi­tion réfor­ma­trice. Les résul­tats du ques­tion­naire qu’il remet aux mul­hou­siens ser­vi­ra alors de base à son dis­cours pro­non­cé le 2 mai 1837, dans la séance publique annuelle des cinq aca­dé­mies de l’Ins­ti­tut de France. Il est inti­tu­lé : « Sur la durée trop longue du tra­vail des enfants dans beau­coup de manu­fac­tures ».

Mais Vil­ler­mé outre­pas­se­ra sa mis­sion, en se fai­sant impli­ci­te­ment le conseil de la SIM. Il inci­te­ra l’assemblée mul­hou­sienne à adres­ser une péti­tion aux deux chambres et aux ministres de l’in­té­rieur, du com­merce et de l’ins­truc­tion publique.

Celle-ci est donc atta­chée au rap­port de Penot, lequel sera éga­le­ment envoyé à Paris.

Le rap­port, ain­si que la péti­tion, longue de 2 pages, sont consul­tables ici.

On y note­ra une for­mule tout à fait éton­nante, pré­sente sur l’antépénultième para­graphe, en guise d’a­ver­tis­se­ment au légis­la­teur. Para­doxale et lourde de menaces, elle laisse entendre que le machi­nisme en plein déve­lop­pe­ment est non seule­ment des­truc­teur d’emplois pour les ouvriers, mais qu’il pour­rait aus­si bien se muer en ogre indus­triel ! Accé­lé­rant plus encore le pro­ces­sus d’exploitation du tra­vail infan­tile, à mesure de son inexo­rable avancée :

« Veuillez ne pas perdre de vue, Mes­sieurs, que la mesure répres­sive que nous sol­li­ci­tons de vous, devient d’au­tant plus néces­saire, que l’emploi tou­jours plus éten­du des machines per­met de rem­pla­cer dans les ate­liers un plus grand nombre d’hommes par des enfants ». 

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