Hans-Peter, ancien res­pon­sable syn­di­ca­liste du DGB d’Offenburg, avait évi­dem­ment une idée der­rière la tête quand il m’avait deman­dé il y a près d’un an si je pou­vais inter­pré­ter (et enre­gis­trer) un chant en luxem­bour­geois écrit dans le camp du Stru­thof (que les Alle­mands nomment plus volon­tiers le camp de “Natz­wei­ler”).

Hans-Peter accom­pagne depuis plu­sieurs années des groupes sco­laires pour les gui­der et, à l’occasion de la venue, en ce début juin, d’une bonne ving­taine de lycéens alle­mands, aux­quels se sont ajou­tés une dizaine de leurs homo­logues polo­nais dans le cadre d’un échange, il m’a pro­po­sé de les rejoindre pour leur  inter­pré­ter ce chant. Ce, sous l’égide du Lan­drat­samt Tübin­gen (Abtei­lung Öffent­li­ch­keit­sar­beit, Archiv und Kul­tur) et du Deutsch-Pol­nisches Jugend­werk.

Je lui répon­dis que, tant qu’à faire, je pou­vais tout aus­si bien ne pas me limi­ter à ce seul témoi­gnage et don­ner à entendre un échan­tillon plus large de chants écrits dans les camps nazis et les ghet­tos, très nom­breux en fait, ce qui ne manque géné­ra­le­ment pas de sur­prendre, puisque l’on ne s’attend pas à ce que les cir­cons­tances vécues par les dépor­tés se prêtent par­ti­cu­liè­re­ment à une expres­sion artis­tique de cette nature. J’avais moi-même décou­vert ce phé­no­mène inat­ten­du en 1995 à l’occasion d’un tra­vail de scène pour la com­mé­mo­ra­tion des cin­quante ans de la libé­ra­tion des camps.

J’acceptai donc la pro­po­si­tion, et je n’eus pas à la regretter.

Tout d’abord, parce que ce fut pour moi l’occasion de décou­vrir le camp. Je m’étais ren­du à Ausch­witz et à Buchen­wald, mais pas encore au Stru­thof : comme sou­vent, on remet à plus tard la visite des lieux, qu’ils soient de nature mémo­rielle ou autre, qui vous sont géo­gra­phi­que­ment les plus proches, en se disant qu’il sera tou­jours temps de s’y rendre un jour…

La soi­rée d’arrivée des jeunes gens (pour la plu­part à deux ans de l’Abi­tur, le bac alle­mand, soit âgés de 16 à 17 ans), fut consa­crée à la mise en place de petits groupes qui eurent à plan­cher sur cinq thèmes liés au camp : la chambre à gaz, la vil­la du com­man­dant, les expé­riences médi­cales, le cré­ma­toire et la vie quo­ti­dienne dans le camp.

L’écoute des chants de camps (beau­coup en alle­mand, mais éga­le­ment en yid­dish ou en langue rom et … en luxem­bour­geois !) sus­ci­ta ensuite beau­coup d’intérêt et de curio­si­té, tant leur exis­tence est para­doxale au vu des condi­tions d’existence de ceux que les­dits chants aidaient pour­tant à sur­mon­ter la ten­ta­tive de déshu­ma­ni­sa­tion à l’œuvre (un sur­vi­vant avait dit que chan­ter lui per­met­tait d’éloigner l’idée de suicide).

Le len­de­main, une pre­mière mon­tée au camp per­mit aux groupes d’élèves for­més autour d’un des cinq thèmes de décou­vrir le site et d’accumuler le maté­riau néces­saire à la pré­pa­ra­tion de leurs expo­sés respectifs.

Mais c’est l’après-midi que je pris la pleine mesure du méca­nisme de « péda­go­gie active »  déployée : après le retour à l’auberge de jeu­nesse de La Cla­quette pour cause de déjeu­ner, furent consti­tués de nou­veaux groupes dans les­quels figu­rait pour cha­cun un des jeunes ayant par­ti­ci­pé aux pré­cé­dents groupes « thé­ma­tiques », de sorte qu’il s’y trou­vait un ou une « expert‑e » de chaque sujet par­ti­cu­lier : l’un après l’autre, celui ou celle-ci pré­sen­tait le sujet qu’il avait étu­dié au groupe, avec le par­cours appro­prié dans le camp en fonc­tion des besoins d’illustration de l’exposé.

De sorte que ce sont les lycéens eux-mêmes qui, à tour de rôle, ont de fait orga­ni­sé et com­men­té la visite du camp.

Ce pro­cé­dé a néces­sai­re­ment pour consé­quence une appro­pria­tion solide par chaque élève des faits en ques­tion, les ren­dant aptes à faire d’eux autant de relais ulté­rieurs dans leur entourage.

Cette démarche ori­gi­nale tran­chait ample­ment avec ce à quoi on assis­tait chez d’autres groupes sco­laires pré­sents sur le site : un ensei­gnant dis­pen­sant un cours « magis­tral » pen­dant que les élèves mani­fes­taient une atten­tion toute rela­tive pour ne pas par­ler de franche dis­si­pa­tion favo­ri­sée par le plein air.

Certes, le recru­te­ment des par­ti­ci­pants du sémi­naire sur la base du volon­ta­riat n’était pas étran­ger à la réus­site du pro­ces­sus péda­go­gique, ce qui n’empêche pas pour autant qu’il puisse ser­vir de modèle ou de source d’inspiration.

Il me faut encore men­tion­ner ici, parce qu’elle n’est pas fré­quente, voire sou­vent entiè­re­ment inexis­tante,  une pré­pa­ra­tion à la prise de parole en public dans ses dimen­sions for­melles : atti­tude cor­po­relle, regard, recherche de contact avec son audi­toire. On pou­vait tou­te­fois regret­ter l’omission de l’engagement vocal qui fait sou­vent défaut, sur­tout chez des adolescents.

Wolf­gang, le res­pon­sable du sémi­naire, insis­ta éga­le­ment sur la néces­si­té de construire les expo­sés selon un solide fil rouge, ce à quoi les élèves étaient géné­ra­le­ment parvenus.

 Ah, France, fille aînée de l’Eglise…

Dans le groupe auquel je me suis joint, la jeune lycéenne qui avait à pré­sen­ter le four cré­ma­toire, après avoir évo­qué le deve­nir des cendres, fit en conclu­sion de sa pré­sen­ta­tion une remarque per­son­nelle sur la pré­sence, à l’endroit où les cendres du cré­ma­toire étaient répan­dues – en atten­dant d’aller fer­ti­li­ser le pota­ger des gar­diens SS – d’une gigan­tesque croix chré­tienne, ce qu’elle trou­vait irres­pec­tueux pour les Juifs : Wolf­gang rap­pe­la que les Juifs n’étaient tou­te­fois pas très nom­breux au Stru­thof. Je fis à mon tour remar­quer que l’observation res­tait per­ti­nente, car par­mi les déte­nus essen­tiel­le­ment poli­tiques du camp se trou­vaient néces­sai­re­ment de nom­breux non-croyants pour les­quels la mise d’autorité sous tutelle reli­gieuse était éga­le­ment aus­si incon­grue qu’offensante pour leurs convictions.

Le com­men­taire de la jeune fille, qui par­ti­ci­pait d’une remar­quable capa­ci­té de regard cri­tique, me ren­dit alors atten­tif à l’inscription qui se trou­vait au pied de la croix, en grandes lettres de pierre taillée :  “hon­neur et patrie”. De quelle « patrie » s’agit-il ?  Il y avait au Stru­thof au moins 25 natio­na­li­tés dif­fé­rentes, les déte­nus fran­çais (Alsa­ciens-Mosel­lans com­pris) n’y repré­sen­tant que 14 %, loin der­rière les Polo­nais et les Soviétiques.

Il semble bien qu’on soit en pré­sence d’une récu­pé­ra­tion un peu chau­vine de l’histoire du camp, qui tend à réduire – une fois de plus – le deuxième conflit mon­dial à un affron­te­ment natio­nal et non à un com­bat contre le fas­cisme, erreur poten­tiel­le­ment lourde de consé­quences car elle n’aidera pas à iden­ti­fier les pos­sibles réci­dives dont l’avenir n’est mal­heu­reu­se­ment pas exempt.

Autre fait notable : tout au long des deux jour­nées, j’avais rele­vé l’évocation récur­rente de l’AfD, tant de la part des enca­drants que des élèves, l’organisation d’extrême-droite alle­mande étant clai­re­ment per­çue comme étant en filia­tion ou du moins en paren­té avec l’idéologie national-socialiste.

J’ ai été d’autant plus sen­sible à cette réa­li­té que, étant inter­ve­nu à plu­sieurs occa­sions dans des lycées pro­fes­sion­nels, soit pour une his­toire de la classe ouvrière en chan­sons, soit plus récem­ment pour accom­pa­gner, avec deux cama­rades che­mi­nots, une expo­si­tion sur la résis­tance ouvrière en Alsace, j’ai été confron­té au phé­no­mène aus­si décon­cer­tant qu’affligeant sui­vant: les élèves, même s’ils per­ce­vaient le fas­cisme comme quelque chose de néga­tif sans en connaître tou­te­fois les détails (sur une classe, un seul élève avait été en mesure de don­ner les dates de la 2è guerre mon­diale…), leurs pers­pec­tives en matière de solu­tion poli­tique pas­saient par un seul nom : Le Pen. Comme leurs parents, avait ajou­té une docu­men­ta­liste d’un des lycées.

Pour les lycéens alle­mands pré­sents ces deux jours-là au Stru­thof en tout cas, les choses étaient claires et clai­re­ment dites : l’AfD est bien héri­tière de l’idéologie nazie.

Daniel Murin­ger, auteur de l’ar­ticle, a confec­tion­né un dos­sier de 25 pages consa­cré aux chants dans les camps de concen­tra­tion et les ghet­tos. A des­ti­na­tion pre­mière des lycéens, et rédi­gé en langue alle­mande, nous vous pro­po­sons de le décou­vrir inté­gra­le­ment ici: 

Gesang in KZ-Lager Und Ghet… by on Scribd