Pêche métal­li­sée

Elle n’est pas belle la vie ? C’est l’été. On bar­bote dans son jus. Tran­quille, entre nous. On en pro­fite pour se taper une petite fraiche. A l’air. Tiens, et si on se fai­sait une petite par­tie de pêche à la mouche ? La der­nière canne à pêche sur­équi­pée Blue­tooth doit être dis­po­nible ! Et si on avait la bonne idée de se la pro­cu­rer chez Décath­lon Wit­ten­heim, on dis­po­se­rait en plus d’un plan d’eau pour tes­ter direc­te­ment son matos. Un vrai miracle aqua­tique ! Géré par le « vil­lage Décath­lon », en col­la­bo­ra­tion avec le « club mouche Val­lée de la Thur ». 

Non content de la tes­ter sur place, on peut aus­si apprendre à s’en ser­vir, car c’est aus­si une école de pêche, ou on peut venir patau­ger en famille le same­di de 8h à 19h, et le dimanche et jours fériés de 9h à 19h, après acquit­te­ment d’une per­mis­sion de pêche, bien sûr. Depuis le ciel, on repère même un petit embar­ca­dère, quelques canoés, et des para­sols ! Une vraie petite plage de sable fin, à l’extrême limite du ban de Kin­ger­sheim. Alors, vous plon­gez quand ?

Un peu trop beau pour être vrai ? Tout ceci est pour­tant authen­tique, bien que pas vrai­ment foli­chon, si on creuse un peu sous le tas de sable…

Au reste, on y est retour­né ces der­niers jours : et la plage, avec ses petites cabines en bois bario­lées, et d’étranges contai­ners jaunes, semblent à l’abandon. Des tables de pique-nique dépa­reillées s’entassent dans un coin. Les deux canoés repé­rés par pho­to satel­lite ont dis­pa­ru, bien que des rampes ser­vant à des acti­vi­tés nau­tiques sont pla­cés sur le côté, et que l’une est encore bien posi­tion­née au milieu de l’étang.

Un pan­neau défrai­chi siglé « Oxy­lane vil­lage » (c’est « Décath­lon vil­lage » aujourd’hui) informe sur les règles de conduite. Il faut savoir nager, car on y plonge for­cé­ment, et on veille à l’hygiène : pas ques­tion de se débar­ras­ser des déchets sur le site ! On ver­ra que c’en est par­ti­cu­liè­re­ment iro­nique. Et puis quid de la qua­li­té de l’eau si l’on ramène du pois­caille ? C’est pré­vu : la qua­li­té est ga-ran-tie. Il suf­fit deman­der les mesures, et hop, à la flotte ! 

Un pois­caille qui m’aille ? 

Et c’est là que les mau­vaises nou­velles com­mencent : plus ques­tion de pois­caille et de bar­bo­tages ou même de sports nau­tiques en géné­ral ! « En fait on a tout arrê­té depuis quelques temps sur le plan d’eau, et on a plus de par­te­na­riat avec le club mouche val­lée de la Thur ». Déclare fina­le­ment une employée du maga­sin par­tie se ren­sei­gner après nous avoir don­né tant d’espoirs inutiles. C’est bal­lot. Et notre truite sau­mo­née, alors ? 

Pour­tant si on avait su alors ce que l’étang était en réa­li­té, voi­ci 25 ans, nom­breux sont ceux qui ne se seraient pas fen­du la pêche très longtemps ! 

Car le mer­veilleux et pro­pret petit bas­sin voué aux sports d’agrément, situé der­rière le gros bar­num spor­tif com­mer­cial du côté Wit­ten­heim, n’était rien d’autre qu’un immonde dépo­toir-gra­vière « phréa­tique » à ciel ouvert. 

La situa­tion, un tan­ti­net moins pro­pice au diver­tis­se­ment nau­tique, de l’an­née 1992

On a retrou­vé trace d’un pre­mier état des lieux effec­tué dans un rap­port daté de 1992, jus­te­ment consa­cré à la réha­bi­li­ta­tion de la décharge « Grue­tha­cker », alors qu’elle est indi­gne­ment réper­to­riée aujourd’hui dans la base de don­nées « Basias » gérée par le Minis­tère de l’Environnement, sous l’appellation « Kirch­bau­ma­cker ». La pho­to ci-des­sus témoigne de l’état géné­ral du site en 1992. 

Le rédac­teur de l’étude recense métho­di­que­ment les types de déchets aper­çus dans l’eau : « bidons, fûts, pots de pein­ture, bidons d’huile, plas­tiques, sacs et bou­teilles, pneus, car­casses métal­liques etc. ». 

A cette décharge « offi­cielle » (et le qua­li­fi­ca­tif est sujet à cau­tion) gérée par la com­mune de Kin­ger­sheim, coexis­tait paral­lè­le­ment, au creux de l’une dépres­sion du site, un « dépôt sau­vage », consti­tué de maté­riaux divers tels que « gra­vats, bois, jour­naux, fer­railles etc ».   

Tou­jours pou­belle la vie !

C’était en effet la loi non ins­crite du consu­mé­risme de l’époque, à laquelle Kin­ger­sheim, comme toutes les com­munes envi­ron­nantes, s’est aisé­ment aban­don­née. Une gra­vière ces­sait d’être exploi­tée, que presque aus­si­tôt elle deve­nait une cavi­té prête à être far­cie d’immondices et d’encombrants en tous genres, com­mo­dé­ment déles­tés par l’entrepreneur du coin ou le rive­rain particulier. 

Et pour le mal­heur des géné­ra­tions sui­vantes, Kin­ger­sheim, com­mune indus­trielle, en comp­tait de nombreuses… 

On connait l’année d’installation du site en tant que gra­vière : il s’agit de 1955. Les ser­vices dépar­te­men­taux du « Minis­tère de la recons­truc­tion » répondent alors à une sol­li­ci­ta­tion du maire de l’époque : Eugène Béhé. Il s’agit d’autoriser l’exploitation de la gra­vière par les frères Ger­teis. Sur 4 sec­tions cadas­trales deman­dées, une seule sera tou­te­fois auto­ri­sée à l’exploitation.

Un cour­rier de la pré­fec­ture, daté du 25 novembre 1960, auto­rise l’exploitation du lieu-dit « Mam­mert­sa­cker ». Pour­quoi encore un nom dif­fé­rent ? Parce qu’il s’agit en fait d’un lieu d’exploitation sup­plé­men­taire ! En effet, un cour­rier du 27 juin 1960 éma­nant des frères Ger­teis informe la mai­rie de Kin­ger­sheim de l’état opé­ra­tion­nel des gra­vières dont ils sont propriétaires. 

L’exploitation de « Mam­mert­sa­cker » est donc encore en sus­pens, avant l’autorisation qui sui­vra. C’est aujourd’hui le parc du Bra­mont, situé au nord-ouest de la com­mune, en zone pavillon­naire, le long de la rue du Vieil Armand, et joux­té par 4 étangs qui devaient ser­vir de gra­vières phréatiques. 

L’ambition des 2 entre­pre­neurs est d’en tirer 200 mètres cubes par jour de maté­riau, sur une pro­fon­deur moyenne de 4 à 7 mètres. 

En revanche, le cour­rier men­tionne clai­re­ment que « Grue­tha­cker », aujourd’hui le plan d’eau à l’usage des clients de Décath­lon arrive déjà en fin d’exploitation, après 5 années d’exploitation pro­bable, tout comme 3 autres gra­vières situées à Kingersheim. 

Ce fai­sant, la com­mune de Kin­ger­sheim a dû lui trou­ver rapi­de­ment une seconde uti­li­té en tant que dépo­toir, puisque un cour­rier daté de juin 1963 éma­nant de la mai­rie est adres­sé à une cer­taine Veli­co­nia-Nico­la. Celle-ci pro­teste devant le rem­blaie­ment en ordures opé­ré sur sa par­celle, située rue de Pfas­tatt, et adja­cente à celle de Gruethacker. 

Ne se démon­tant pas, le maire de Kin­ger­sheim dément et indique que la com­mune inter­vient à proxi­mi­té sur auto­ri­sa­tion d’un pro­prié­taire. Alors que celle-ci indique que les dépôts de la com­mune obs­truent l’accès à sa par­celle, Kin­ger­sheim admet qu’« il se peut évi­dem­ment que d’autres per­sonnes y jettent des ordures ; mais ceci ne nous regarde nul­le­ment et pra­ti­que­ment nous n’avons pas à inter­ve­nir ».  Quoi qu’il en soit, selon la com­mune : nos dépôts n’obstruent nul­le­ment l’accès à votre par­celle et il ne peut être ques­tion de dom­mage ou pré­ju­dice que vous devriez avoir » !

Autre­ment dit, nous éta­lons nos immon­dices comme nous l’entendons, et débrouillez-vous avec cela ! Avouons que cela a au moins pour mérite de signi­fier la créa­tion assu­mée du dépo­toir par la commune. 

Droit d’a­voir le droit 

Mais le plus éton­nant est consti­tué par la situa­tion de double impu­ni­té dans laquelle s’enferre Kin­ger­sheim. Puisque non contente de trans­for­mer patiem­ment Grue­tha­cker en dépo­toir depuis la ces­sa­tion d’exploitation de la gra­vière, vrai­sem­bla­ble­ment au cours de l’année 1960, il se trouve qu’elle y opère sans titre de pro­prié­té, en se pré­va­lant du simple consen­te­ment des frères Ger­teis. Contre­par­tie de la signa­ture d’autorisation d’exploitation faci­li­tée dans la com­mune ? Dif­fi­cile à confirmer. 

Les sources inter­ro­gées par Yann Flo­ry dans son rap­port sur la décharge, alors qu’il inter­vient en tant qu’éco-conseiller à la demande de Jo Spie­gel (maire de Kin­ger­sheim depuis 1989), recense les avis de quelques habi­tants bien informés. 

On y apprend que trois camions de col­lecte heb­do­ma­daire pas­saient dans les quar­tiers pour effec­tuer un ramas­sage de déchets à domi­cile. La col­lecte ces­se­ra défi­ni­ti­ve­ment à la fin des années 90, au moment où le SIVOM de Mul­house ins­tal­le­ra les déchetteries. 

Pour ce qui relève de l’appropriation du ter­rain par la com­mune, les mémoires divergent. Pour l’un : « c’est en 73 et 74 que nous avons com­men­cé à com­bler la gra­vière Ger­teis, avec l’autorisation du pro­prié­taire. » Tan­dis que pour un autre : « entre les années 62 et 65, il fal­lait bou­cher toutes les car­rières ».

Tou­jours est-il qu’en juin 1986, soit 26 ans après tout mobile d’ordre éco­no­mique, le conseil muni­ci­pal de Kin­ger­sheim, sous la man­da­ture de Marius Fischer, vote l’acquisition des ter­rains du site Grue­tha­cker, « ancienne car­rière exca­vée », pour la somme de 200 000 francs, soit 30 000 euros. 

Elle en fera offi­ciel­le­ment son dépo­toir clô­tu­ré jusqu’au début de l’année 1992. 

Mais un entre­tien mené par Yann Flo­ry en juillet 1992 avec Luc Roth, alors chef des ser­vices tech­niques de la ville de Kin­ger­sheim, nous per­met de décou­vrir que de nom­breuses décharges étaient « com­blées » dans la commune :

  • Rue Debus­sy en 1992
  • Rue de Pfas­tatt (décharge pri­vée Werny)
  • Rue de Pfas­tatt (ter­rain de foot­ball, qui sert aujourd’hui de « zone à dodo » pour les par­ti­ci­pants du camp cli­mat 2019 !) 
  • Ter­rain près de la déchet­te­rie (ache­té par Alloin)
  • Ese­la­cker

A l’i­mage de Ese­la­cker, que nous avons évo­qué ici ou , il s’agit bien de com­prendre qu’une décharge « com­blée » ou une décharge « réha­bi­li­tée » demeure un consi­dé­rable dan­ger pour la san­té humaine, que ce soit en sur­face ou au tra­vers des nappes souterraines. 

De sorte qu’un dépo­toir net­toyé, ain­si que Grue­tha­cker a pu l’être, ne signi­fie nul­le­ment que celui a été dépol­lué. Ain­si que nous le décou­vri­rons dans la seconde et der­nière par­tie de cet article, après récep­tion de quelques infor­ma­tions sup­plé­men­taires de la part de Kingersheim…