Le tra­vail des enfants dans les manu­fac­tures tex­tiles du 68 – 5ème partie

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Pre­mier tiers du 19ème siècle : la bour­geoi­sie indus­trieuse « louis-phi­lip­parde », s’interroge et s’épouvante quelque peu devant les nou­velles classes « labo­rieuses et dan­ge­reuses » regrou­pées alors prin­ci­pa­le­ment dans les pre­miers centres tex­tiles ou sidé­rur­giques nationaux. 

Dans un tel contexte, la rédac­tion du Tableau de l’état phy­sique et moral des ouvriers employés dans les manu­fac­tures de coton, de laine et de soie, publié en 1840, consti­tue un pre­mier pas dans la recon­nais­sance du pro­lé­ta­riat nais­sant, plus par­ti­cu­liè­re­ment infan­tile, et des pro­blèmes de san­té qui lui sont corrélés. 

En apnée vers le bas-monde 

Louis-René Vil­ler­mé (1782–1863), est char­gé d’effectuer l’inventaire ento­mo­lo­gique de l’é­trange espèce labo­rieuse. De cette plon­gée en exo­tisme social, le pou­voir a man­dé une per­son­na­li­té qui n’a abso­lu­ment rien d’un révol­té et moins encore d’un révo­lu­tion­naire. C’est un res­pec­table bour­geois, membre de l’Académie des sciences morales et poli­tiques, ayant fait ses classes en tant que méde­cin mili­taire dans la Grande Armée. 

Reti­ré de la mitraille, il se décide à pla­cer son exper­tise, son savoir socio­lo­gique et son goût pour les syn­thèses sta­tis­tiques au ser­vice de la monar­chie de Juillet.  Ce fai­sant, il s’inscrit dans une mou­vance hygié­niste très en vogue par­mi la bour­geoi­sie éclai­rée, qui relie les ques­tions de démo­gra­phie et de san­té publique à la ques­tion sociale.

Il cofonde en 1829 des Annales d’hygiène publique et de méde­cine légale, où il publie des études d’hygiène sociale menées en pro­vince et à Paris. Elles concourent à sou­li­gner ce que l’on pré­fère ne pas savoir au sein de la sphère diri­geante. Mais Vil­ler­mé prend soin de le consi­gner, en bon gref­fier social : « La san­té des pauvres est tou­jours pré­caire, leur taille moins déve­lop­pée et leur mor­ta­li­té exces­sive, en com­pa­rai­son du déve­lop­pe­ment du corps, de la san­té et de la mor­ta­li­té des gens mieux trai­tés de la for­tune ; ou, en d’autres termes, l’aisance, la richesse, c’est-à-dire les cir­cons­tances dans les­quelles elles placent ceux qui en jouissent, sont véri­ta­ble­ment les pre­mières de toutes les condi­tions hygiéniques ». 

Les conclu­sions du Tableau, issues de son enquête menée dans les prin­ci­pales villes tex­tiles, vont toutes dans le même sens. 

Voyons donc en détail de quel sens il peut s’agir, dès lors qu’il s’en fut visi­ter les fila­tures de Mul­house et de la plaine d’Alsace…

Les obser­va­tions, entre­cou­pées de ren­contres ami­cales avec les membres de la socié­té indus­trielle de Mul­house (SIM) lui per­met­tront de se docu­men­ter faci­le­ment et de reprendre à son compte nombre de conclu­sions déjà opé­rées par la SIM. Le contact avec le ter­rain hos­tile consti­tué par la peu­plade mul­hou­sienne aura lieu en juin et juillet 1835 puis en sep­tembre 1836. 

Usine humaine augmentée

En bon scien­tiste, per­sua­dé que le pro­grès maté­riel et indus­trieux empor­te­ront le pro­grès moral, il sou­ligne en pré­am­bule de son rap­port com­bien l’industrie du coton a « fait des pas de géant » dans le Haut-Rhin. Il y dénombre en effet plus de 44 000 ouvriers en 1827, et plus du double, soit 91 000, à peine sept ans plus tard ! Dont 17 000 tra­vaillent à Mul­house en 1835. Alors même que la popu­la­tion de la ville ne compte que 14 000 âmes environ. 

Le chiffre atteint plus de 100 000 tra­vailleurs à l’apogée de la pro­duc­tion tex­tile haut-rhi­noise, vers 1835. Cela concerne aus­si bien Mul­house que Thann, Gueb­willer, Soultz, Sainte-Marie-aux-Mines, ou les vil­lages de Dor­nach et Bit­sch­willer. Elle décroit alors dès l’entrée dans la crise de sur­pro­duc­tion tex­tile, repé­rable à par­tir de l’année 1837. 

Vil­ler­mé note tout scru­pu­leu­se­ment. Les horaires de tra­vail des ouvriers de Mul­house : de 5 heures du matin à 8 ou 9 heures le soir. Soit 15 heures de tra­vail au moins. Déjeu­ners et diners sont expé­diés en 30 minutes, à l’exception de « la belle fila­ture de M. Nico­las Schlum­ber­ger », à Gueb­willer (dont la for­mule revient en leit­mo­tiv), où les ouvriers se pré­lassent éhon­té­ment dans l’oisiveté, quelques 2 heures par jour au total ! La répar­ti­tion des sexes dans les ate­liers, la forme de la rému­né­ra­tion (pour le tis­sage à la main c’est un paie­ment à la pièce, tout comme dans les manu­fac­tures d’indiennes, où les ouvriers ne tra­vaillent que durant le jour), le niveau des loyers, qui ne per­met pas aux ouvriers les plus modestes de se loger à Mulhouse… 

Tout comme on l’a vu par le nombre de tra­vailleurs pré­sents dans la cité du Boll­werk, près de 5000 per­sonnes se trouvent chaque jour en situa­tion régu­lière de tran­sit, entre leur lieu d’habitation et les diverses manu­fac­tures, selon le rapport.

Figures du monstre

Après ces quelques don­nées chif­frées, Vil­ler­mé dresse un por­trait effroyable des ouvriers mulhousiens : 

 « Il faut les voir arri­ver chaque matin en ville. Il y a, par­mi eux, une mul­ti­tude de femmes pâles, maigres, mar­chant pieds nus au milieu de la boue, et qui faute de para­pluie [NDLR une étrange obses­sion pour lui] portent ren­ver­sé sur la tête, lorsqu’il pleut, leur tablier ou leur jupon de des­sus, pour se pré­ser­ver la figure et le cou, et un nombre encore plus consi­dé­rable de jeunes enfants non moins sales, non moins hâves, cou­verts de haillons tout gras de l’huile des métiers, tom­bée sur eux pen­dant qu’ils tra­vaillent. Ces der­niers mieux pré­ser­vés par l’imperméabilité de leurs vête­ments, n’ont pas même au bras, comme les femmes dont on vient de par­ler, un panier où sont les pro­vi­sions pour la jour­née ; mais ils portent à la main ou cachent sous leur veste, ou comme ils le peuvent, le mor­ceau de pain qui doit les nour­rir jusqu’à l’heure de leur retour à la mai­son. Ain­si, à la fatigue d’une jour­née déme­su­ré­ment longue puisqu’elle est au moins de quinze heures, s’ajoute celle de ces allers et retours si fré­quents, si pénibles. Il en résulte que le soir ils arrivent chez eux acca­blés par le besoin de dor­mir, et que le len­de­main ils sortent avant d’être com­plè­te­ment repo­sés, pour se trou­ver dans l’atelier à l’heure de l’ouverture. Pour évi­ter de par­cou­rir un che­min aus­si long, ils s’entassent dans des chambres ou des pièces petites près de leur tra­vail. Un mau­vais et unique gra­bat pour toute la famille, un petit poêle qui sert à la cui­sine comme au chauf­fage, une caisse ou grande boîte en guise d’armoire, deux ou trois chaises, un banc, quelques pote­ries com­posent le mobi­lier qui gar­nit la chambre des ouvriers employés dans les fila­tures et les tis­sages de la même ville. »

L’espérance de vie est à elle seule le mar­queur d’un déter­mi­nisme social par­ti­cu­liè­re­ment édi­fiant. Le chiffre cité par Vil­ler­mé est d’ailleurs à peine croyable : la moi­tié des enfants issus de familles de tis­se­rands ou d’ouvriers de fila­ture meurt avant d’atteindre l’âge de 2 ans ! Une véri­table héca­tombe. C’est 29 ans pour la moi­tié des enfants de direc­teurs ou de drapiers… 

Pauvres malades !

Mais ce constat déter­mi­niste et fac­tuel ne l’emporte pas sur les réflexes de pri­vi­lé­gié qui pré­valent, consciem­ment ou non, pour le méde­cin-socio­logue. Aus­si s’interdit-il de voir dans les condi­tions de tra­vail la cause pre­mière de la mau­vaise san­té des ouvriers : « Je n’insisterai pas davan­tage pour prou­ver que les ate­liers ne sont point expo­sés à ces pré­ten­dues causes d’insalubrité. (…) C’est d’une manière indi­recte, médiate, ou par les condi­tions de nour­ri­ture, de vête­ment, de loge­ment, de fatigue, de durée du tra­vail, de moeurs, etc. dans les­quelles se trouvent les ouvriers, que les pro­fes­sions agissent le plus sou­vent en bien ou en mal sur leur san­té ».

Au mieux recon­nait-il que la durée du tra­vail est un fac­teur aggra­vant l’état de san­té. Pour autant, la mor­bi­di­té géné­rale du pro­lé­ta­riat reste bien un fac­teur endo­gène à la classe pro­lé­taire. Si le pauvre est malade… c’est parce qu’il est pauvre ! Cette cir­cu­la­ri­té tau­to­lo­gique per­met au moins d’é­vi­ter les ques­tions fâcheuses. 

Pis encore : « Il ne faut pas croire cepen­dant que l’industrie du coton fasse tous ces pauvres. Non elle les appelle et les ras­semble des autres pays » !

Les étran­gers, de par­faites cibles pour ten­ter encore diver­sion ? En par­tie seule­ment. Car en véri­té Vil­ler­mé ne se montre com­plai­sant qu’envers cer­taines caté­go­ries de popu­la­tions allo­gènes venus cher­cher du tra­vail en Alsace. Et plus par­ti­cu­liè­re­ment les alle­mands, car : « Leur tran­quilli­té, leur cir­cons­pec­tion, leur manière de se pré­sen­ter, contras­taient avec l’effronterie de nos vagabonds ». 

En effet, les tra­vailleurs « gyro­vagues », c’est-à-dire iti­né­rants, sont par­ti­cu­liè­re­ment mal per­çus par la classe diri­geante, puisque soup­çon­nés de men­di­ci­té et de bri­gan­dage, tout comme l’étaient les moines du moyen-âge, à l’origine du terme, pour le pou­voir tem­po­rel de l’Église.  

Mais ces popu­la­tions étran­gères, aus­si bien dis­po­sées soient-elles à l’endroit de leurs employeurs, connaissent d’humaines limites, que Vil­ler­mé consigne pareillement :

« Bien­tôt, les cha­grins, l’insuffisance de la nour­ri­ture, la conti­nui­té de toutes les pri­va­tions, l’insalubrité de leur nou­veau métier, la durée trop longue de la jour­née de tra­vail, altèrent leur san­té : leur teint se flé­trit, ils mai­grissent, et perdent leurs forces. Cet état de souf­frances, de dépé­ris­se­ment des ouvriers dans les fila­tures de coton d’Alsace, s’observe sur­tout chez les enfants… ».

Fil (de coton) dans ta chambre !

Si le sort des enfants le pré­oc­cupe effec­ti­ve­ment, sa démarche ne consiste pas à déré­gu­ler l’ordre social ou la donne éco­no­mique. Il reste d’une grande pru­dence, voire d’une grande pusil­la­ni­mi­té dans ses textes accu­sa­teurs. Car il ne s’agit certes pas de « nuire à l’intérêt des fabri­cants » !

Vil­ler­mé est d’ailleurs capable de prendre clai­re­ment le par­ti des manu­fac­tu­riers, en allant jusqu’à défendre la néces­si­té même du tra­vail infan­tile: « tout le monde, au sur­plus, recon­naît que l’emploi des enfants dans les ate­liers indus­triels est d’une néces­si­té abso­lue : c’est d’abord une éco­no­mie, et d’ailleurs la tâche qui leur est confiée exige une déli­ca­tesse dans les doigts pour rat­ta­cher les fils et une sou­plesse du corps pour se glis­ser sous les métiers, qu’on ne ren­contre pas chez les adultes » !

Sous-race pro­lé­taire

Pour bien com­prendre pour­quoi le socio­logue n’est pas moti­vé par la défense des ouvriers, il faut savoir que l’objectif de son tra­vail est en tout pre­mier lieu la lutte contre la dégé­né­res­cence phy­sique et morale de la « race ». Au sens que le terme pou­vait revê­tir au 19ème siècle, dans l’acception de « racia­lisme », lorsqu’il s’agissait d’expliquer l’ensemble des phé­no­mènes sociaux par des fac­teurs héré­di­taires et raciaux. Il rejoint en cela les par­ti­sans d’un mal­thu­sia­nisme hos­tile, appli­qué à l’endroit des classes popu­laires. Ceux-ci voyant en effet un pro­blème constant dans la pro­pen­sion qu’ont les classes labo­rieuses à faire de nom­breux enfants, dans l’espoir d’accroitre la source de leurs revenus. 

Ce fai­sant, Vil­ler­mé attri­bue­ra au relâ­che­ment des moeurs ouvrières, non seule­ment la cause de leur misère, mais éga­le­ment la dépra­va­tion morale qui déteint sur les enfants.

Tou­jours est-il que c’est en s’appuyant sur ce tra­vail de recherche et sur les pro­po­si­tions qui l’accompagnent que des catho­liques sociaux firent voter en 1841 la pre­mière loi fixant à 8 ans l’âge mini­mum d’emploi des enfants dans les manu­fac­tures… de plus de vingt salariés. 

Cette pre­mière loi fut extrê­me­ment dif­fi­cile à mettre en œuvre et à appli­quer. Elle se ver­ra contes­tée sans relâche par des indus­triels, notam­ment mul­hou­siens, comme on le ver­ra dans la pro­chaine partie.