Lors de sa venue à Mul­house-Bourz­willer, le 18 février der­nier, Emma­nuel Macron a annon­cé, en marge de son dis­cours sur le « sépa­ra­tisme » (?) isla­miste , la sup­pres­sion du dis­po­si­tif ELCO, (Ensei­gne­ments de langue et de culture d’o­ri­gine) soit les cours facul­ta­tifs en langues étran­gères dis­pen­sés par des ensei­gnants nom­més par les gou­ver­ne­ments d’autres pays.

Ce qu’en dit le Pré­sident : « Le pro­blème que nous avons aujourd’­hui avec ce dis­po­si­tif, c’est que nous avons de plus en plus d’en­sei­gnants qui ne parlent pas le fran­çais (…), que nous avons de plus en plus d’en­sei­gnants sur les­quels l’É­du­ca­tion natio­nale n’a aucun regard »

(…)

«Je ne suis pas à l’aise à l’i­dée d’a­voir dans l’é­cole de la Répu­blique des femmes et des hommes qui peuvent ensei­gner sans que l’É­du­ca­tion natio­nale ne puisse exer­cer le moindre contrôle. Et nous n’a­vons pas non plus le contrôle sur les pro­grammes qu’ils enseignent », a‑t-il ajou­té. «On ne peut pas ensei­gner des choses qui ne sont mani­fes­te­ment pas com­pa­tibles ou avec les lois de la Répu­blique ou avec l’His­toire telle que nous la voyons». « À par­tir de la ren­trée de sep­tembre 2020, les ensei­gne­ments en langues et culture d’o­ri­gine étran­gère seront par­tout sup­pri­més sur le sol de la Répu­blique ».

On ne s’attardera sur la « vision de l’Histoire » (l’Algérie étant un des pays concer­nés par le dis­po­si­tif, on devine com­ment l’approche des uns et des autres peut effec­ti­ve­ment ne pas tota­le­ment coïn­ci­der sur ce ter­rain, quand revient régu­liè­re­ment dans les pro­grammes l’idée que la colo­ni­sa­tion a eu des ver­tus civi­li­sa­trices) et l’aveu en creux que cette dis­ci­pline n’est pas un objet scien­ti­fique neutre mais sus­cep­tible d’être un lieu de fabri­ca­tion, voire de fal­si­fi­ca­tion, sus­cep­tible d’être ins­tru­men­ta­li­sée et orientée.

Mais sur­tout, il importe de signa­ler que la sup­pres­sion du dis­po­si­tif ELCO avait déjà été actée en … 2016 par le minis­tère de Najat Val­laud-Bel­ka­cem pour évo­luer vers une autre forme.

Les ensei­gnants étran­gers sont depuis pas­sés sous le contrôle de l’Éducation natio­nale, mais seuls trois ins­pec­teurs en ont la charge pour l’ensemble du ter­ri­toire (80 000 élèves concernés).

Ce que dit Macron est donc inexact, et il masque au pas­sage la res­pon­sa­bi­li­té gou­ver­ne­men­tale dans la carence de moyens mis à dis­po­si­tion, nous dit un res­pon­sable haut-rhi­nois de la FSU. Fran­cette Popi­neau, secré­taire natio­nale du  SNUipp-FSU, rap­pelle pour sa part que ces ensei­gne­ments sont déjà en voie de trans­for­ma­tion, deve­nant des  EILE (Ensei­gne­ments Inter­na­tio­naux de Langues Étran­gères), dont les ensei­gnants sont pla­cés sous la res­pon­sa­bi­li­té des chefs d’établissement et par­ti­cipent aux conseils d’école. Quant à ne pas par­ler fran­çais, c’est une autre affa­bu­la­tion déma­go­gique et ten­ta­tive de pêche aux voix d’extrême-droite qui ne fait, au bout du compte, que le jeu  de cette der­nière : je fais com­ment, en tant qu’enseignant étran­ger en France, pour ache­ter ma baguette, en ne par­lant que serbe, croate, por­tu­gais, ita­lien, espa­gnol, arabe ou turc (les langues concer­nées par l’ELCO) ? Nombre d’étudiants lec­teurs dans des lycées ou uni­ver­si­tés à l’étranger ne maî­trisent pas for­cé­ment la langue du pays ; ils l’apprennent sur le tas, ne serait-ce que par néces­si­té du quotidien.

Si le Pré­sident men­tionne la trans­for­ma­tion des ELCO en EILE – en en usur­pant la pater­ni­té – s’il recon­naît au détour le bien-fon­dé de ces ensei­gne­ments, il n’en conclut pas moins le cha­pitre par la mar­tiale annonce de la dis­pa­ri­tion à l’automne 2020 des « ensei­gne­ments de langues et cultures d’origine étran­gère » (le der­nier terme est curieu­se­ment rajou­té au sigle ELCO) et c’est cette mesure qu’on retien­dra.  Com­ment inter­pré­ter cette pos­ture souf­flant « en même temps » le chaud et le froid  autre­ment que par un sou­ci de sa part d’apparaître comme pour­fen­deur de ces langues étran­gères qui mena­ce­raient la Répu­blique et son iden­ti­té (tiens ! La Répu­blique serait-elle donc aus­si « iden­ti­taire » ?) par­mi les­quelles y com­pris des langues de la Com­mu­nau­té euro­péenne ? Le tout, en sug­gé­rant sub­li­mi­na­le­ment que telle ou telle langue serait  intrin­sè­que­ment véhi­cule d’idéologie, anti-répu­bli­caine et « séparatiste ».

Et que pen­ser de l’appréciation de Jean-Michel Blanque[1] pour qui le dis­po­si­tif avait du sens quand les tra­vailleurs immi­grés et leurs enfants étaient des­ti­nés à retour­ner dans leur pays d’origine (tant il est vrai, comme le montre Gérard Noi­riel dans son « His­toire popu­laire de la France », qu’à maintes reprises, une fois le citron pres­sé, les immi­grés, depuis la fin du XIXè siècle, étaient « invi­tés » plus ou moins gen­ti­ment à retour­ner chez eux (après la guerre de 14, lors de la crise de 29 et à la fin des « 30 pas si glo­rieuses que ça »). Nous serions, tou­jours selon Blan­quer, aujourd’hui « dans une logique d’intégration » et le dis­po­si­tif n’aurait plus lieu d’être.

Non, Mon­sieur le Ministre, inté­grer, c’est accep­ter dans la com­mu­nau­té natio­nale (dere­chef, tiens ! Voi­là que la com­mu­nau­té prend sou­dain un sens posi­tif) l’autre tel qu’il est : ce qui est pra­ti­qué et vou­lu ici, c’est de l’assimilation, qui revient à effa­cer et à nier l’altérité, et du coup, détruire la capa­ci­té de l’arrivant à enri­chir le patri­moine col­lec­tif de son propre héritage.

En effet, pas un mot dans ces dis­cours sur la légi­ti­mi­té de pré­ser­va­tion des patri­moines cultu­rels d’origine en tant que droit atta­ché à la per­sonne ain­si que d’un bien inalié­nable des peuples.

L’annonce de la dis­pa­ri­tion de ces ensei­gne­ments de langues étran­gères sur­git dans un contexte thé­ma­tique bien pré­cis, à savoir la radi­ca­li­té poli­tique de l’Islam. Ce point sur l’enseignement des langues étran­gères (étran­gères à qui ?) lui est donc inévi­ta­ble­ment associé.

La conco­mi­tance du pro­pos avec celui du « sépa­ra­tisme »isla­mique vise à éta­blir un lien aus­si gros­sier qu’ignoble sug­gé­rant que l’arabe en tant que langue serait indis­so­cia­ble­ment liée au dji­had comme l’a pu être – et l’est encore pour beau­coup – la langue alle­mande au nazisme. Des langues à éra­di­quer à tout prix parce qu’elles por­te­raient en elles les graines du mal abso­lu. En la matière, Ernest Renan avait ouvert la voie, lui qui esti­mait que les langues sémites (soit l’hébreu et l’arabe) étaient inca­pables d’atteindre des som­mets en matière de poé­sie et de phi­lo­so­phie… consi­dé­ra­tions inévi­ta­ble­ment tein­tées de racisme.

On s’interrogera sans fin sur les sub­tils et mys­té­rieux méca­nismes qui feraient qu’une langue serait par essence « sépa­ra­tiste ». Mieux vaut explo­rer les fon­de­ments sur les­quels repose la peur sous-jacente d’un écla­te­ment de l’unité ter­ri­to­riale de l’État fran­çais et d’une alté­ra­tion de « l’identité » natio­nale, davan­tage fan­tas­mée que réelle. Inter­vient sans doute aus­si le sen­ti­ment confus de la fra­gi­li­té de sa construc­tion, de la néces­si­té d’avoir eu à pro­duire un récit « natio­nal » pour en cimen­ter la cohé­sion, quitte à faire de mul­tiples entorses à l’exactitude his­to­rique et à envoyer aux oubliettes de nom­breuses réa­li­tés fac­tuelles. La France serait « une per­sonne », disait Miche­let : on ne sau­rait mieux défi­nir sa mythi­fi­ca­tion natio­nale dont il a été l’un des arti­sans (curieux à cet égard que l’on parle de « l’Histoire de France » sans article, comme s’il s’agissait d’un pré­nom ou d’un patro­nyme, alors que pour tous les autres pays, il est employé : His­toire de LA Chine, de L’Allemagne, de LA Russie…)

On devine encore l’obsession de la langue unique enten­due comme cri­tère abso­lu de loyau­té à la République.

La mono­lin­guo­ma­nie, spé­ci­fi­ci­té fran­çaise et des dic­ta­tures fas­cistes euro­péennes, a son his­toire : les zéla­teurs du dia­lecte fran­ci­lien éri­gé en langue du royaume par Fran­çois 1er avec l’édit de Vil­lers-Cote­rêts jus­ti­fient et applau­dissent à la mesure parce qu’elle aurait per­mis de rap­pro­cher la jus­tice du peuple alors qu’il ne s’agissait que de ren­for­cer le contrôle du pou­voir cen­tral [2].

Au nombre des Droits de l’homme, il y a aus­si celui de pra­ti­quer, y com­pris offi­ciel­le­ment et en public, sa langue mater­nelle, quelle qu’elle soit, et par voie de consé­quence, celle de la per­pé­tuer et de l’enseigner.

Langues de tous les pays (sur­tout des petits), unissez-vous !

Sur­git ici le paral­lèle inévi­table avec le sort lamen­table que la Répu­blique a réser­vé aux langues mino­rées de l’hexagone, qui a pilo­té, d’abord avec coer­ci­tion, puis avec hypo­cri­sie, leur éra­di­ca­tion. Pour avoir par­ti­ci­pé à plu­sieurs expé­riences en milieu sco­laire, au cours de rares fenêtres dans l’école publique de ten­ta­tives timo­rées d’introduire une ini­tia­tion à l’allemand dia­lec­tal alsa­cien (elsas­ser­ditsch), ou encore plus sérieu­se­ment dans une école asso­cia­tive (ABCM), j’ai fait régu­liè­re­ment le constat que les enfants issus de l’immigration, pra­ti­quant à la mai­son une langue autre que le fran­çais, en étaient les meilleurs appre­nants, leur bilin­guisme de fait leur confé­rant une sou­plesse pho­né­tique, mais éga­le­ment concep­tuelle, dont les mono­lingues ne dis­posent pas. Com­bien de fois fau­dra-t-il rap­pe­ler le constat psy­cho-péda­go­gique que les enfants pré­co­ce­ment bilingues, non seule­ment acquièrent d’autant plus faci­le­ment d’autres langues, mais en tirent de plus un épa­nouis­se­ment intel­lec­tuel indéniable.

On ima­gine les cris d’orfraie s’il pre­nait aux gou­ver­ne­ments de par le monde l’idée de fer­mer les lycées fran­çais et Ins­ti­tuts à l’étranger sous pré­texte qu’ils consti­tuent pour les entre­prises hexa­go­nales autant de fers de lance visant, sous cou­vert d’altruisme pan-fran­co­phone, à débau­cher les élites locales à fin de créer des têtes de pont à l’industrie gal­li­cane ? (« Le souffle des langues » Claude Hagège).

La France, nos­tal­gique du temps où l’absolutisme guer­rier de Louis XIV fai­sait rêver les monarques d’Europe au point de lui emprun­ter sa langue, et qui fut pour cette rai­son la langue de la diplo­ma­tie pour être détrô­née avec la 1ère Guerre mon­diale par l’anglais, est le seul État qui consacre un minis­tère au « rayon­ne­ment » de sa langue régnant sans par­tage en métro­pole comme autre­fois sur son empire colo­nial, langue que Mélen­chon qua­li­fie de « langue de la liber­té » – niant en cela que le concept en ques­tion puisse être for­mu­lé en-dehors d’elle -, ou qui pour Hol­lande est « la plus belle des langues », intro­dui­sant ce fai­sant une notion esthé­tique tota­le­ment incon­grue pour un lin­guiste sérieux.

Tel sym­pa­thi­sant de gauche pari­sien s’indigne qu’un père d’origine polo­naise habi­tant en France enseigne le polo­nais à ses enfants…

Ces mani­fes­ta­tions de jaco­bi­nisme, intro­dui­sant des notions autant insup­por­tables que sus­pectes de hié­rar­chie qua­li­ta­tive entre les langues et de supé­rio­ri­té de l’une sur d’autres, ne sont hélas pas le seul apa­nage de la droite poli­tique ; les repères se brouillent en effet quand le dépu­té bre­ton Paul MOLAC (ex-LREM) relate son débat avec Alexis CORBIERE (LFI) pour qui la langue porte un « dis­cours poli­tique » ou qui affirme que les écoles où tous les cours ont lieu en langue régio­nale véhi­culent par­fois des « idéo­lo­gies iden­ti­taires anti-répu­bli­caines » (« l’Express, 7 jan­vier 2020) : la paren­té avec le dis­cours de Macron à Mul­house est ici aus­si trou­blante qu’inquiétante.

Faut-il être Bre­ton, Gas­con ou Alsa­cien et avoir subi soi-même une telle spo­lia­tion, être deve­nu lin­guis­ti­que­ment étran­ger dans sa propre région pour com­prendre et être soli­daire de ceux qui ont été arra­chés à leur terre le plus sou­vent par la misère ou la guerre, et à qui on veut de sur­croît arra­cher la langue  jusqu’à les rendre étran­gers à eux-mêmes.

Or, rien de ce qui est humain ne nous est étranger.


[1]Ce sys­tème a été conçu à un moment « où l’im­mi­gra­tion avait com­men­cé depuis un cer­tain nombre d’an­nées, avec l’i­dée que les enfants devaient gar­der le lien avec le pays d’o­ri­gine pour notam­ment y reve­nir. On n’est plus du tout dans cette logique là aujourd’­hui ; on est dans une logique d’in­té­gra­tion » Jean-Michel Blan­quer sur France Info le 19 février.

[2] http://www.felco-creo.org/15–02-20-la-felco-ecrit-aux-deputes-de-la-france-insoumise/