1. Beau succès pour la manifestation des artistes et salariés de la culture à Strasbourg hier : quels étaient les objectifs de cette manifestation ?

Je cor­ri­ge­rais tout d’abord l’intitulé de la ques­tion en pré­ci­sant qu’il s’est agi des artistes et tech­ni­ciens du spec­tacle vivant, leur qua­li­té de sala­rié étant implicite.

Le bon résul­tat des mani­fes­ta­tions spec­tacle du 15 décembre est la consé­quence d’une confluence entre l’incompréhension sus­ci­tée par la décla­ra­tion du pre­mier ministre du 10 décembre et la situa­tion des artistes et tech­ni­ciens qui n’a fait que se dégra­der depuis le début de la pandémie.

En annon­çant que, contrai­re­ment à ce qui était espé­ré, le décon­fi­ne­ment main­te­nait la mesure por­tant sur la fer­me­ture des salles de spec­tacle, ain­si que de ciné­ma, Cas­tex a pro­vo­qué un tol­lé géné­ral dans les pro­fes­sions concer­nées auquel il ne s’est pas for­cé­ment attendu.

Cette annonce a fait l’effet d’une douche froide : la plu­part des lieux s’étaient pré­pa­rés à une réou­ver­ture atten­due. Un nou­vel épi­sode de ce que l’on désigne désor­mais sous l’anglicisme « stop and go » a déclen­ché rapi­de­ment une vive colère. Il faut com­prendre ici qu’on ne pro­gramme pas, ne reporte, ni ne reprend un spec­tacle sur un simple cla­que­ment de doigts.

De ce fait, la mani­fes­ta­tion, pré­vue aupa­ra­vant dans la fou­lée de celle du 13 novembre, tom­bait à point nom­mé pour deve­nir la caisse de réso­nance de ce mécon­ten­te­ment, pour ne pas dire exaspération.

Com­ment, en effet, jus­ti­fier le main­tien de la mesure, quand les lieux concer­nés ont fait la preuve cet été de leur capa­ci­té d’organiser l’accueil du public dans des condi­tions sani­taires plus que cor­rectes, quitte à réduire les jauges, pen­dant qu’on tra­vaille à Peu­geot dans l’impossibilité de gar­der les dis­tances phy­siques requises et qu’on y renonce à tra­vailler avec masque car cela est insup­por­table, pour fabri­quer des voi­tures qui s’entassent à l’extérieur parce que l’on a en outre du mal à les vendre, pen­dant qu’on assiste à la cohue habi­tuelle aux caisses des supermarchés ?

Sans par­ler des faci­li­tés accor­dées aux lieux de culte.

Le sen­ti­ment que les pou­voirs publics font peu de cas de la ques­tion de la culture, qui ne date pas de la crise sani­taire, s’est brus­que­ment amplifié.

Savoir aus­si que des lieux ne peuvent d’ores et déjà plus ouvrir, vic­times d’un défaut chro­nique de moyens de fonc­tion­ner en rai­son de la perte cumu­lée de billet­te­rie, notamment.

À côté de cette ques­tion d’ouverture des salles, se pose la ques­tion, certes en lien, mais dis­tincte de ce que vivent les artistes et tech­ni­ciens, qui sont loin d’avoir pu tous béné­fi­cier du chô­mage par­tiel. Leurs pro­blèmes ne seront pas réglés par la réou­ver­ture des lieux, tous ne tra­vaille­ront pas dans l’heure et le retour « à la nor­male » sera long.

S’ils béné­fi­cient, pour les inter­mit­tents ayant ouvert des droits, du main­tien des allo­ca­tions chô­mage jusqu’en août 2021, il est d’ores et déjà évident qu’il leur sera dif­fi­cile voire impos­sible de rechar­ger le nombre d’heures d’ici l’échéance. Le pro­lon­ge­ment du main­tien à un an au-delà du retour à la pos­si­bi­li­té de tra­vailler nor­ma­le­ment s’impose, mais le gou­ver­ne­ment reste muet comme une carpe.

Une indem­ni­sa­tion chô­mage n’a pas le même conte­nu qu’une fiche de paie : les caisses sociales du spec­tacle se vident, de plus en plus de gens n’ont plus droit aux indem­ni­tés jour­na­lières mala­die ou mater­ni­té. Et ce, sans par­ler des artistes et tech­ni­ciens qui n’avaient pas pu ouvrir de droits au prin­temps (entrants ou acci­dents de car­rière) qui, comme les auteurs-com­po­si­teurs ou les plas­ti­ciens, se retrouvent aujourd’hui dans un dénue­ment total.

Bien que moins que dans d’autres pays qui ne connaissent pas la pré­somp­tion de sala­riat des artistes du spec­tacle vivant (et donc le filet de sau­ve­tage « chô­mage »), de nom­breux aban­dons de métiers ont été signa­lés ces der­nières semaines. 

2. La représentation culturelle, sous toutes ses formes, est avant tout le moyen d’éveiller le sens critique. Est-ce cela qui dérange tant nos dirigeants ?

N’idéalisons pas. Pour l’essentiel, le spec­tacle vivant aujourd’hui n’ambitionne pas de ren­ver­ser la table. Il par­ti­cipe en grande part du « diver­tis­se­ment », soit de « déri­va­tif », avec le but de « sor­tir » les gens du réel, pas néces­sai­re­ment pour leur per­mettre d’avoir un autre regard, ou les conduire à une réflexion sur celui-ci.

On ne peut pas mettre sur un même plan du théâtre de bou­le­vard et une pièce de Hei­ner Mül­ler, ni » Sor­ry we mis­sed you » de Ken Loach (sur l’ubérisation) avec « les bron­zés font du ski ».

J’en veux pour exemple le fait que les gens de théâtre dans le mou­ve­ment en cours jus­ti­fient de manière récur­rente, notam­ment sur leurs pan­cartes, leur acti­vi­té comme étant pour­voyeuse de « rêve ». Je n’ai jamais très bien com­pris cela : « rêve » d’un monde meilleur ? Peut-être. En atten­dant, un billet de loto fait aus­si rêver les foules…

La ren­contre avec le spec­tacle peut tou­te­fois contri­buer à faire com­prendre que la vie n’a pas à pas se résu­mer au tra­vail ni à pous­ser le cad­die, ce qui est tout béné­fice pour reven­di­quer la baisse du temps de tra­vail, par exemple.

Plus je suis fati­gué, plus je vais me rabattre sur une pro­duc­tion artis­tique « acces­sible » : comé­die légère, film d’action, musique facile. Et c’est là que se pose le pro­blème à mon sens majeur : pen­dant que les couches popu­laires vont – pour prendre la situa­tion mul­hou­sienne – à Kine­po­lis voir des niai­se­ries, les couches moyennes vont au Palace voir le film de Ken Loach évo­qué plus haut. Les couches moyennes en ques­tion vont être tou­chés par le pro­pos, mais elles n’ont éco­no­mi­que­ment pas le cou­teau sous la gorge et le film sus­ci­te­ra sans doute de l’empathie pour les vic­times, mais pas de révolte. Les couches popu­laires, elles, sus­cep­tibles d’être direc­te­ment concer­nées par le sujet du film, ne le ver­ront pas, parce que ce n’est pas leur cinéma. 

Les classes domi­nantes ont appris à ne plus craindre l’instruction du peuple ni l’élévation de son niveau cultu­rel : au contraire, elles lui en ont fabri­qué une, de culture, rien que pour lui : la culture popu­laire, qui en plus rap­porte de l’argent ! Elles se sont, non seule­ment accom­mo­dé de la culture de masse, mais elles l’ont uti­li­sé à leur pro­fit, y com­pris en termes de véhi­cule d’idéologie de masse.

Les classes domi­nantes et moyennes ne sont pas les moindres consom­ma­teurs de culture, et plu­tôt de haut vol (Sar­ko­zy fait tache, certes) : de Pom­pi­dou et son antho­lo­gie de la poé­sie fran­çaise à Chi­rac et son musée Bran­ly des arts pre­miers, en pas­sant par la pyra­mide du Louvre de Mit­ter­rand. Ils n’en ont pas pris d’assaut le Palais d’hiver pour autant, loin s’en faut…

J’ai appris hier sur les ondes de Radio-France que l’Opéra de Paris comp­tait mettre en ligne (sur sa propre plate-forme) des spec­tacles. Payants. De 3 à 8 euros selon (la mon­tée en puis­sance du trans­fert numé­rique du spec­tacle vivant n’est par ailleurs pas la moindre des menaces qui pèsent sur celui-ci). Ain­si que l’a dit un audi­teur aux reve­nus modestes « pour­tant contri­buable », insiste-t-il), cela lui per­met­tra de voir sur son écran des spec­tacles aux­quels il n’aurait pas accès autre­ment.  Démo­cra­ti­sa­tion cultu­relle ? En trompe‑l’œil, évi­dem­ment, et je pense n’avoir pas besoin de développer.

Ce qui peut être sub­ver­sif, c’est que les gens se ren­contrent après un spec­tacle qui pose des ques­tions ‑il y en a, heu­reu­se­ment et quelles que soient les ques­tions- et s’en parlent. À condi­tion que ce ne soit pas dans un « entre-soi » socio-cultu­rel. Et là, on est loin du compte.

3. On voit sur les plateaux et dans les médias, de nombreux artistes connus défendre la tenue des activités culturelles : comment faire pour que le public aussi prenne sa place dans cette légitime bataille pour que la culture soit aussi reconnue comme une activité essentielle ?

Je me méfie des « artistes connus » autant que des tri­buns et des « sau­veurs suprêmes » : ils vont évi­dem­ment élu­der la ques­tion des méca­nismes éco­no­miques du vedet­ta­riat – et pour cause.  Ils vont com­pa­tir avec les vic­times sans remettre en cause dans leurs fon­de­ments les poli­tiques cultu­relles – si on peut encore appe­ler ça ain­si – qu’elles soient d’État comme celles éma­nant des col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales ( ces der­nières repré­sen­tant 70 % des dépenses dans le secteur).

Quant au public et son éven­tuel sou­tien, nous en avons par­lé il y a quelques jours. Encore fau­drait-il pou­voir le ren­con­trer, le public : dif­fi­cile, par les temps qui courent. Et en soi, le public n’est pas orga­ni­sé : il n’y a pas de syn­di­cat de spec­ta­teurs. Et son sou­tien a des limites. Son sou­ci essen­tiel (dans les deux sens du mot ?) est de retrou­ver le che­min des salles et bien moins les condi­tions sociales actuelles ou en géné­ral aux­quels les métiers du spec­tacle sont confrontés.

Je ne suis pas sûr que, par exemple, l’une des reven­di­ca­tions majeures actuelles de la branche qui, sous l’appellation « tra­vailler quand même », exige la mise à dis­po­si­tion des pla­teaux scé­niques vides, aux fins de rési­dences de répé­ti­tions et de créa­tions, conjoin­te­ment avec les moyens néces­saires pour géné­rer des fiches de paie, ne soit une pré­oc­cu­pa­tion majeure de nos spec­ta­teurs :  la place de l’histrion est à son sens dans l’arène et la sienne dans les gra­dins. Peu lui chaut en géné­ral la masse de tra­vail en amont que le spec­tacle néces­site ; il pré­fère sou­vent n’en rien savoir, cela pour­rait lui gâcher le plaisir.

Je me sou­viens des grèves d’”intermittents” en 2003 lors de la bagarre pour l’assurance-chômage : les artistes et tech­ni­ciens en grève lors d’une repré­sen­ta­tion de l’Opéra du Rhin, debout sur la scène de la Fila­ture, se sont fait huer et insul­ter par le public.

Mais ils ont tenu bon.

Site de la CGT-SFA (Syn­di­cat fran­çais des artistes interprètes)