Des mili­tants de la cause BDS (boy­cott dés­in­ves­tis­se­ment sanc­tions) de Mul­house ont déci­dé de faire plei­ne­ment recon­naitre leur droit à la liber­té d’ex­pres­sion auprès des juri­dic­tions fran­çaises, qui les avaient condam­né pour « pro­vo­ca­tion à la dis­cri­mi­na­tion de pro­duits en rai­son de l’appartenance des pro­duc­teurs à une nation déter­mi­née », en l’occurrence Israël.

Le juge­ment de la Cour Euro­péenne des Droits de l’homme (CEDH) du 11 juin 2020, deve­nu défi­ni­tif le 11 sep­tembre 2020, puisque l’État fran­çais n’a pas osé exer­cer de recours devant la Grande Chambre de l’institution, ce qu’il aurait pu faire, sachant qu’il était à peu près cer­tain de le perdre.

Dans cet arrêt de la CEDH, l’État fran­çais était condam­né à répa­rer le pré­ju­dice moral et maté­riel cau­sé pour avoir enfreint le droit à la liber­té d’expression des 12 mili­tants de Mul­house par­ti­ci­pant à la cam­pagne BDS, suite aux mani­fes­ta­tions dans des super­mar­chés alsa­ciens au cours des­quelles les appels au boy­cott de pro­duits israé­liens étaient lan­cés, en réponse aux appels de la socié­té civile palestinienne.

Leur pour­voi avait été reje­té par la Cour de cas­sa­tion le 20 octobre 2015 au motif que la cour de Col­mar avait cor­rec­te­ment appli­qué l’article 24–8 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881 qui réprime la pro­vo­ca­tion à la dis­cri­mi­na­tion, à la haine ou à la vio­lence, en 2013.

Elle esti­mait en outre que les res­tric­tions à la liber­té d’expression, pré­vues par l’article 10 de la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme, s’appliquaient en l’espèce car néces­saires à la défense de l’ordre et à la pro­tec­tion des droits d’autrui.

Dans les motifs de son arrêt, la Cour euro­péenne des Droits de l’Homme (CEDH) indique que :

d’une part, les actions et les pro­pos repro­chés aux requé­rants concer­naient un sujet d’intérêt géné­ral, celui du res­pect du droit inter­na­tio­nal public par l’État d’Israël et de la situa­tion des droits de l’homme dans les ter­ri­toires pales­ti­niens occu­pés, et s’inscrivaient dans un débat contem­po­rain, ouvert en France comme dans toute la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. D’autre part, ces actions et ces pro­pos rele­vaient de l’expression poli­tique et militante.

La Cour ne mécon­nait pas les pas­sions, qui sont au coeur de l’ob­jet poli­tique, et les dis­tingue de l’ap­pel à la haine ou à la vio­lence : « par nature, le dis­cours poli­tique est source de polé­miques et est sou­vent viru­lent. Il n’en demeure pas moins d’intérêt public, sauf s’il dégé­nère en un appel à la vio­lence, à la haine ou à l’intolérance. Là se trouve la limite à ne pas dépas­ser », pour en conclure que les actions de boy­cott non vio­lentes et dénuées d’antisémitisme devaient béné­fi­cier de la pro­tec­tion de l’article 10.

Dès lors, la sai­sine de la Cour de Stras­bourg por­tait prin­ci­pa­le­ment sur les limites des res­tric­tions que la Cour de cas­sa­tion impo­sait à la liber­té d’expression.

Cursus juridicum en perspective pour les militants BDS de Mulhouse

Pour que l’ar­rêt de la CEDH soit plei­ne­ment effec­tif il faut qu’il soit trans­crit dans une déci­sion de la jus­tice française.

La com­mis­sion de révi­sion et de réexa­men de la Cour de Cas­sa­tion devra alors être sai­sie par cha­cun des requé­rants, par l’en­tre­mise d’un avo­cat habi­li­té auprès de la Cour de cas­sa­tion, et la com­mis­sion déter­mi­ne­ra les par­cours juri­diques valant pour faire droit aux plaignants.

  • Elle pour­rait aller au plus simple, et déci­der direc­te­ment de l’an­nu­la­tion du juge­ment de la Cour de cas­sa­tion condam­nant les mili­tants, à la suite de la Cour d’ap­pel de Col­mar, mais cela parait peu probable. 
  • Elle pour­rait effec­tuer un ren­voi devant l’As­sem­blée plei­nière de la Cour de cas­sa­tion, qui confir­me­rait ou non (ou alors par­tiel­le­ment) la teneur de l’ar­rêt de la Cour euro­péenne, en par­ti­cu­lier le volet sur la liber­té d’ex­pres­sion, jus­ti­fiant une « pro­tec­tion ren­for­cée » des mili­tants boy­cot­teurs, grâce à la déci­sion dite Badas­si (du nom de l’une des per­sonnes condamnées).
  • Elle pour­rait enfin ren­voyer l’af­faire devant une nou­velle cour d’ap­pel pour la reju­ger. En cas de confir­ma­tion de la condam­na­tion des 12 mili­tants par la Cour d’ap­pel de Col­mar, il res­te­rait alors à recom­men­cer le cycle de recours en cas­sa­tion auprès de la chambre cri­mi­nelle, et éven­tuel­le­ment à nou­veau vers la CEDH si la Chambre cri­mi­nelle confir­mait un arrêt défa­vo­rable de la nou­velle Cour d’appel. 

Bilan 4 à 5 années de pro­cé­dures au moins, outre les 10 années depuis le pre­mier juge­ment du tri­bu­nal de Mulhouse… 

Quant aux men­tions sur les casiers judi­ciaires, on peut sup­po­ser que l’ef­fa­ce­ment devrait être de mise pour tous les mili­tants, sauf à consi­dé­rer qu’un retour de la pro­cé­dure vers les juri­dic­tions natio­nales (Cour d’ap­pel et Cour de Cas­sa­tion) ne réamorce leur ins­crip­tion au casier judiciaire… 

Cela dit les obs­tacles semblent longs avant que les juri­dic­tions fran­çaises reviennent sur leurs conclu­sions, tant elles se sont appuyées sur des cir­cu­laires minis­té­rielles, à com­men­cer par celle dite d’Al­liot Marie, et com­bien d’a­léas seront à l’oeuvre s’a­gis­sant de la for­ma­tion des chambres de jugement…

D’au­tant que l’E­tat fran­çais n’a pas l’in­ten­tion de révi­ser son appré­cia­tion à l’é­gard de mili­tants dési­reux de dénon­cer les effets humains, poli­tique et éco­no­miques liés à l’oc­cu­pa­tion et à l’ex­pro­pria­tion illé­gale du ter­ri­toire pales­ti­nien par la puis­sance mili­taire israelienne.

Ain­si, une cir­cu­laire (« dépêche ») à l’attention de tous les pro­cu­reurs et des pré­si­dents de tri­bu­naux, signé du Gardes des Sceaux Dupont Moret­ti, les avise tou­jours de pour­suivre les condam­na­tions rela­tives aux appels au boy­cott des pro­duits israé­liens qui cor­res­pon­draient à une « pro­vo­ca­tion à la dis­cri­mi­na­tion à l’égard d’une nation ».

Dans cette cir­cu­laire, Dupont Moret­ti conseille aux magis­trats de « mieux moti­ver » leurs condam­na­tions. Mais l’ob­jec­tif reste com­pa­rable aux pra­tiques judi­ciaires anté­rieures : ten­ter d’assimiler le boy­cott d’Israël à de l’antisémitisme.

Si l’ar­rêt de la CEDH légi­time l’appel au boy­cott d’un État et de ses pro­duits pour des rai­sons poli­tiques, et a détaillé les rai­sons de sa léga­li­té, au visa de l’ar­ticle 10 de la conven­tion euro­péenne des droits de l’Homme, en tant que moda­li­té d’ex­pres­sion pro­tes­ta­taire, inter­di­sant une res­tric­tion de la liber­té d’expression à ce sujet, il reste tou­te­fois un peu à double lecture.

S’il condamne l’État fran­çais à ver­ser plus de 100 000 euros de dom­mages et inté­rêts à des mili­tants de Mul­house qui avaient été sanc­tion­nés en rai­son de leur appel au boy­cott d’un régime d’apartheid au nom de la liber­té d’ex­pres­sion, l’arrêt du 11 juin 2020 n’est pas exempt d’am­bi­gui­té, dont Dupont Moret­ti s’est ser­vi pour rédi­ger sa circulaire.

Il aura même pous­sé l’au­dace jus­qu’à la nau­sée. Non content de faire peu de cas de l’indépendance de la magis­tra­ture – en s’a­dres­sant aux pré­si­dents des tri­bu­naux – il y évoque la per­sé­cu­tions subies par les Juifs, en recom­man­dant aux magis­trats, dans le para­graphe sur les péna­li­tés, d’obliger les boy­cot­teurs (« sauf com­por­te­ment réité­ré ») à effec­tuer un « stage Shoah », dont nous vous par­lions déjà ici.

Cyni­que­ment, Dupont Moret­ti feint d’I­gno­rer que de nom­breux juifs militent au sein du mou­ve­ment inter­na­tio­nal BDS (Boy­cott, Dés­in­ves­tis­se­ment, Sanc­tions), et par­mi eux des enfants et petits-enfants de dépor­tés, y com­pris du fait de l’ac­tion du régime de Vichy.

De nom­breux juifs vivant en Europe, aux États-Unis et même en Israël, s’élevent contre l’occupation, la colo­ni­sa­tion israé­lienne et son cor­tège de bom­bar­de­ments de popu­la­tions civiles, de démo­li­tions d’écoles et de cli­niques, de pri­va­tions de soins et de nour­ri­ture, comme à Gaza. 

Il est vrai que l’État fran­çais s’est pas­sa­ble­ment ridi­cu­li­sé en inquié­tant des per­son­na­li­tés comme Sté­phane Hes­sel, Edgar Morin ou Daniel Mer­met pour leurs cri­tiques sur la poli­tique israé­lienne. S’ils vivaient en France, il en serait sans doute de même pour Noam Chom­sky, Nor­man Fin­kiel­stein, Ken Loach, Roger Waters, Des­mond Tutu, Ron­nie Kas­rils et bien d’autres, qui appellent au boy­cott d’Israël et sont qua­li­fiés d’antisémites par Israël. 

Dans ces condi­tions, com­ment par­ler de « dis­cri­mi­na­tion à l’égard d’une nation », quand un peuple entier est pri­vé de ses droits les plus fon­da­men­taux, dont sa liber­té de mou­ve­ment, depuis des décen­nies, par un occu­pant bru­tal, qui viole en per­ma­nence les droits de l’homme et le droit international ?

En l’é­tat, les mili­tants res­tent sur une vic­toire acquise par la CEDH, et pro­fitent de la liber­té d’ex­pres­sion qui leur est recon­nue pour dif­fu­ser leurs tracts ain­si que des tee-shirts siglés « BDS, Boy­cott Israël Apar­theid », comme ils l’ont fait à Col­mar le 19 juin der­nier, au cours d’un petit ras­sem­ble­ment orga­ni­sé par l’AFPS devant le monu­ment dédié aux mar­tyrs de la Résis­tance

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