La première rencontre du CTLA (collectif des théâtres en langues autochtones) avait eu lieu en juillet 2019 à Rodez, et il a fallu attendre deux ans pour la reconduire, pour les raisons sanitaires que l’on devine.
Du 20 au 24 juillet 2021 donc, dans un premier temps en amont du festival ruthénois « Estivada », les participant-e‑s se sont retrouvés pour approfondir la réflexion sur les formes de structuration du collectif ainsi que sur les revendications que celui-ci portera, puis, invités par la ville à participer à cette nouvelle édition de l’événement festivalier, les troupes et artistes présents ont concocté une déambulation haute en couleurs dans les rues et sur les places de la ville, aussi multilingue que théâtrale.
Sur leur parcours, chacun et chacune dans sa langue, abordait les passants, en breton, basque, occitan, gascon, catalan et alsacien, avec une phrase construite sur le modèle : « j’aime ma langue, parce que… »
L’une d’elles, en alsacien disait : « Ìch hàn mina Sproch garn, wil ìch sa ìn d’Wààg mìt d’r Müatermilch gelullt hàn » (« j’aime ma langue, parce que je l’ai tétée au berceau avec le lait maternel »).
Lors des deux journées du colloque, Le constat est unanime : le théâtre en langues régionales n’a pas droit de cité dans l’institution, en l’occurrence les scènes labellisées (scènes nationales et CDN – centres dramatiques nationaux -), ni même, ou rarement, dans les théâtres de ville ou dans les festivals. Relégué le plus souvent dans l’espace privé de l’enseignement bilingue associatif, il peine à exister en- dehors. L’espace public lui reste amplement clos.
Se posent aussi des questions de formation spécifique des artistes, celle portant sur l’écriture (quel auteur a envie d’écrire en langue régionale une oeuvre qui aura peu de chances de tourner ?) et la nécessaire commande d’oeuvres à organiser. Le besoin d’outils institutionnels pérennes (maisons du théâtre, scènes conventionnées) propres est manifeste et il est envisagé de travailler avec l’équipe qui a rédigé la loi Molac pour définir les dispositifs législatifs à même de favoriser la création artistique en langues régionales, non sans interpeller au passage les élus à ce sujet.
Une approche de compagnonnage artistique entre régions est suggérée, consistant à mettre sur pied une coopération entre les membres du collectif également sur un terrain artistique en mutualisant notamment leurs compétences. Bref, dépasser les cadres régionaux pour hisser solidairement la question au niveau national.
Qui a peur des langues régionales ? Langues et théâtre, même combat !
Le sort réservé au théâtre en langues autochtones est d’évidence intimement lié à celui fait aux langues elles-mêmes, tous deux tenus pour être de moindre, voire d’aucune valeur. L’expression artistique qui les met en jeu est victime de la minoration des langues régionales en général.
Il est éloquent que des artistes peuvent figurer dans les programmations des mêmes scènes avec des spectacles en français alors qu’on leur fermera les portes quand ces derniers sont en langues « minorisées » : tel comédien et metteur en scène, au parcours nationalement confirmé, ayant déjà travaillé avec une scène nationale en région (sur un texte en français !), a jugé inutile de lui proposer ultérieurement un spectacle en alsacien : « à quoi bon ? », dit-il, un CDN dans la même région lui ayant déjà opposé un refus (abandon pour s’éviter l’humiliation d’une nouvelle rebuffade ?)
Un autre régional d’Alsace, musicien chanteur, qui serait pourtant en mesure de le faire, dit renoncer à chanter en alsacien car cela pourrait nuire à sa carrière…
Tout ce passe comme si la qualité d’un interprète, d’une troupe, ou d’un texte chutait brusquement dès lors qu’il ne s’agit pas d’une expression en français (ou dans une langue étrangère), mais en langue de région, comme si son utilisation était ipso facto associée à une moindre valeur artistique.
L’ostracisme dont les langues régionales font l’objet sur les scènes « nationales » (adjectif qui reste à être questionné) a en fait des racines profondes, sans lien avec des préoccupations artistiques.
« Les langues régionales ne sont plus une menace pour la République » (???), déclare, avec un accent à couper au couteau, l’ancien maire PS de Strasbourg, Roland Ries, en 2012, à l’occasion de la clôture d’un stage d’écriture de chansons alsaco-badois.
Si les langues régionales sont superbement ignorées sur les scènes françaises, il est à noter par contre que des langues étrangères (dont à l’Odéon-théâtre de l’Europe) sont régulièrement présentes sur les scènes en question, généralement sur-titrées : on ne saurait mieux illustrer le distinguo (de classe ?) entre langues « dominantes » de « grande culture » et celles « cul-terreuses », – en fait du peuple – vestiges du passé et vouées à disparaître au nom de la « modernité ».
Pourtant le théâtre pourrait contribuer à la promotion des langues autochtones et même attirer vers les scènes publiques un public nouveau : encore faut-il que la volonté d’oeuvrer en ce sens existe et soit véritable.
Car sa prise en compte par les diffuseurs publics est susceptible de corriger la minoration dont les langues autochtones ont fait – et font toujours – l’objet en leur conférant une légitimité accrue.
À l’inverse, leur mise à l’écart des scènes publiques accentue les préjugés négatifs à leur égard et contribue à hâter leur éviction du champ public et leur proche disparition.
Un article de la Constitution juste pour faire joli-beau ?
Quels textes officiels en soutien aux revendications du CTLA ? Rien, ou presque.
Si l’article 75‑I stipule bien que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France”, cela ne les met pas pour autant à pied d’égalité avec le français qui est pour sa part, selon l’article 2, “la langue de la République”. On y lirait presque comme l’ombre d’une contradiction.
Dans la « charte des missions de service public pour le spectacle » de 1998 dite « charte Trautmann » (du nom de la ministre de la culture strasbourgeoise et qui ne fut pas la pire à ce poste), on trouvera toutefois une brève référence au « respect de la diversité nationale et régionale ».
Une charte n’engageant pas à grand-chose et c’est le constat fait lors du colloque, c’est bien sur le cahier des charges des scènes publiques qu’il faut intervenir pour rendre le théâtre concerné plus visible (audible ?), y compris hors de leurs territoires d’origine. Tel artiste résidant à Strasbourg chante pour sa part – et tant mieux pour lui – sans problèmes en irakien dans tout l’hexagone : les langues de France seraient-elles victimes d’un manque d’exotisme ?
L’auteur de ces lignes se souvient d’avoir entendu le directeur adjoint de la Cène nationale de Mulhouse d’alors lui répondre, faisant suite à une proposition de spectacle, que « la culture régionale n’avait pas sa place dans une scène nationale »…
Une discrimination à l’emploi restée jusqu’à présent muette : les artistes-interprètes en langues régionales
Les quelques artistes syndiqués qui se sont trouvés à Rodez à l’occasion de cette rencontre entendent porter l’ostracisation dont ils font l’objet dans leur organisation syndicale, en tant que discrimination à l’emploi apte à figurer parmi celles déjà relevées fondées sur le genre, l’origine ethnique, le handicap.
Même un simple accent régional peut fermer les portes de l’emploi (au théâtre, et davantage encore au cinéma).
Cette mise au ban n’est en fait pas très éloignée de celle subie par les artistes racisés, puisqu’elle repose également sur une origine géographique et/ou culturelle, et qui a pour conséquence qu’ un comédien de peau noire ne jouera jamais au mieux qu’un rôle de noir.