Le regain d’intérêt pour l’apprentissage de l’Alsacien est-il lié à la réappropriation des habitants de l’Alsace de l’histoire spécifique de la Région ? On a l’impression que les édiles qui prônent cette évolution soit plus préoccupé par le « Schtrüwazieger-Ditsch », l’«allemand du tournevis » comme l’a joliment intitulé l’ami Daniel Muringer, c’est-à-dire l’apprentissage de quelques mots basiques devant suffire à aller travailler en Allemagne ou en Suisse. En clair, une maîtrise de la langue allemande pour des raisons strictement utilitaires.
Or, une langue est plus que cela : elle est issue de racines historiques et culturelles profondes, elle est en quelque sorte, la carte d’identité d’un peuple marqué par les événements qui l’ont marqué durant des siècles et qui se sont imposés dans la mémoire collective. Nous reproduisons ici un article rédigé par Daniel Muringer dans la revue du « Réseau Langues et Cultures de France » que dirige Marie-Jeanne Verny qui permet d’aller à la recherche des racines d’une langue belle et riche, et dont l’origine est encore trop ignorée.
Langue ou dialecte ?
L’alsacien, dans ses variantes alémaniques et franciques, a été jusqu’à récemment la langue très majoritairement parlée en Alsace, en l’occurrence dans les deux départements du Haut et du Bas-Rhin. Cette situation linguistique est le résultat de l’invasion du cours supérieur du Rhin (jusqu’au lac de Constance et une partie de l’Helvétie) à la fin du IVe siècle par les Alamans et de la défaite des Alamans contre les Francs en 496 (bataille de Tolbiac, Tülpich).
Les Alamans sont aussi les Suèves d’Arioviste, défaits par César à proximité de Mulhouse. Le terme Suève, (Souabe), est paradoxalement utilisé par les Alsaciens – als. Schwoowa –, pour désigner les Allemands en général.
Le terme générique et scientifiquement approximatif « alsacien » regroupe en fait les parlers alémaniques et franciques. Il serait plus exact de les désigner en tant qu’elsasserditsch (allemand d’Alsace : ditsch = deutsch), voire plus pointu, milhüserditsch (allemand de Mulhouse, idem pour Colmar ou Strasbourg), à l’instar des Suisses alémaniques qui qualifient leur langue de schwitzerdytsch (allemand de Suisse).
L’alémanique, comme le francique, vont participer à la création d’un haut-allemand, issu des différentes langues germaniques westiques (alémanique, francique, saxon, bavarois, thuringeois), forme commune, notamment de la langue écrite, qui dominera progressivement toutes les autres, surtout après le succès de la Bible de Luther, qui accentuera la prépondérance des parlers d’Allemagne du sud et du centre de l’Allemagne (Oberdeutsch und Mitteldeutsch, allemand supérieur et allemand moyen).
Diversités et spécificités
L’alsacien d’origine alémanique n’a donc pas le monopole exclusif du territoire : tout au nord (région de Wissembourg et en Alsace bossue), ce sont deux variantes franciques qui sont en usage.
À noter également les ilots constitués de vallées supérieures vosgiennes d’Alsace et de l’extrémité sud-ouest du Haut-Rhin où un parler welsche (als. walsch ou heckawalsch, terme désignant les Gall, (Gaulois), soit gallo-roman, subsiste avec peine.
L’alsacien d’origine alémanique n’est lui-même pas homogène. Outre les aires franciques évoquées, caractérisées par les trois isoglosses au nord de Haguenau (Pund / Pfùnd ; Eis / Is ; Bruder / Brüeder), les variations alémaniques sont matérialisées. (Ndlr : Isoglosse : Ligne imaginaire séparant deux zones géographiques qui se distinguent par un trait linguistique (dialectal) particulier, celui-ci pouvant être de nature lexicale, sémantique, phonologique, phonétique, ou de quelque autre type.)
- par trois isoglosses entre Strasbourg et Sélestat :
- gewänn / gsìnn ; dricke / drucke au nord de Strasbourg
- lìck / lùck ; blöi / blàui ; gehn / geh
- par quatre isoglosses entre Sélestat et Colmar
- Männel/Mannla ; Wàje/Wàga ; Win/Wi ; ich-Laut/ach-Laut
- par trois isoglosses entre Colmar et Mulhouse :
- Dorf/Doorf ; Wùnd/Wunda ; Owa/Oba
- par deux isoglosses au sud d’une ligne Sierentz-Ferrette, appelée aussi Sundgauschranke (barrière du Sundgau), qui délimitent le haut-alémanique (Hochalemannisch) du bas-alémanique (Niederalemannisch) :
- Kìrich / Chìlcha ; Kìnd / Chìnd ou Chìng
Ces isoglosses ont amené les linguistes à distinguer cinq grandes aires linguistiques :
- le francique rhénan lorrain en usage en Alsace bossue,
- le francique rhénan palatin parlé dans la région de Wissembourg,
- le bas-alémanique du nord entre Haguenau et Sélestat,
- le bas-alémanique du sud au sud de Sélestat et qui englobe les régions de Colmar, Guebwiller, Mulhouse et Altkirch,
- le haut-alémanique dans le sud du Sundgau.
Ainsi un locuteur de Ferrette (als. Pfìrt) comprendra mieux un Bernois qu’un Strasbourgeois, qui aura du mal à comprendre un Mulhousien, celui-ci à son tour bien plus à l’aise avec un Bâlois… s’ils ne maîtrisent pas les clefs de conversion des nombreuses variantes phonétiques et ne comprennent pas les variations sémantiques.
Il n’est pas inutile de donner ici quelques-uns des caractéristiques propres à l’alémanique :
- L’absence de la diphtongaison des voyelles longues qui s’est produite en haut-allemand – ainsi qu’en anglais (all. Weib, angl. Wife, als. Wiib), voire triphtongaison (all. Feuer, angl. Fire, als. Fiir), l’existence d’un [a] voilé – proche du français « an » sans nasalisation – à côté d’un [a] ouvert, et surtout, ce phénomène de neutralisation d’opposition de sonorité dans certains couples de consonnes, [p/b], [t/d] notamment, que le linguiste André Martinet a relevé dans des dialectes chinois et vietnamiens, alors qu’il se produisait à 500 km de Paris !
- Étonnant aussi de voir s’être opéré à l’intérieur et à l’échelle de la petite région le clivage dû à la palatisation des vélaires, à la hauteur de Colmar, phénomène analogue à celui qui s’est produit entre l’allemand et l’anglais, en clair, la transformation de [g] en semi-consonne [j] (ex. haut-rhinois Wag, bas-rhinois Waj, all. Weg, angl. way, ou idem la série T/Dàg, T/Dàj, Tag, day).
Une langue pour parler…
Dans tous les cas, l’alsacien est avant tout une langue parlée. Sa fixation écrite se heurtait à l’absence d’orthographe normée, chaque écrivain s’inventant la sienne, oscillant entre la référence à l’allemand et la transcription quasi phonétique. Récemment, toutefois, en 2007, a été mise au point une graphie cohérente et capable de transcrire dans une orthographe harmonisée toutes les variations franciques et alémaniques. Il s’agit du système ORTHAL – orthographe alsacienne – élaboré par deux dialectologues et linguistes à l’issue d’un travail en équipe qui a duré 5 ans.
Les liens entre l’alsacien, langue du quotidien, et l’allemand écrit ne sont pas aisés à comprendre. On ne parle pas allemand, ou très peu, mais on va le chanter : les collectages de chansons populaires (initiés par Goethe, étudiant à Strasbourg, et qui se poursuivent jusque dans les années 1980), recèlent essentiellement des chants en allemand).
…et une autre pour écrire…
L’Alsace jouera un rôle central dans la naissance et le développement de la littérature allemande, mais c’est en recourant à une langue « haute », celle en usage dans les cours impériales et seigneuriales, dans laquelle s’expriment les troubadours alsaciens, puis les humanistes de la Renaissance. La région perdra cette place privilégiée quand les ponts avec le domaine allemand seront rompus au moment où elle tombera dans l’escarcelle de la monarchie française à l’issue de la Guerre de Trente Ans.
On utilise l’allemand pour écrire à ses proches : ainsi, Marcel Stoessel, communiste, l’un des résistants mulhousiens décapités de Stuttgart, et qui s’écrie, à la fin de sa lettre : Es lebe unser Elsass ! (Que vive notre Alsace).
On traduit « la Marseillaise » en allemand (Mulhouse, 1800), on chante les louanges de Napoléon en allemand – Gott der Herr hat auch ein Sohn, und dieser heisst Napoleon, Dieu le père a aussi un fils, et celui-ci s’appelle Napoléon (!) – C’est en allemand qu’on exprime son attachement à la jeune république issue de la Révolution de 89 (Frei leben oder sterben, im dritten Jahr der Freiheit – la liberté ou la mort, an trois de la liberté -, au frontispice de l’église St-Léger de Guebwiller). Marseillaise
Et pourtant… Une langue victime des rivalités territoriales
Si l’un ou l’autre administrateur au service des Louis du 17e et du 18e siècle avait déjà alerté sur le danger que pouvait représenter les traits linguistiques de la population alsacienne, on laissa toutefois la province (dite « à l’instar de l’étranger effectif ») tranquille sur ce terrain. Avec la Révolution, en guerre avec la Prusse et l’Autriche, les choses changent : outre les mauvaises dispositions de plusieurs jacobins à l’égard des parlers régionaux en général, celui de l’Alsace est fortement soupçonné de favoriser la collusion de la population avec l’ennemi qui partage son idiome.
C’est le cas de St-Just et Lebas, qui invitent « les Citoyennes de Strasbourg …(à) quitter les modes allemandes puisque leurs cœurs sont français ». Le premier (qui a eu des intuitions plus lumineuses) proposera de remplacer les noms des villes et villages d’Alsace par ceux de patriotes tombés au combat. Le conventionnel Barrère, avec d’autres membres de Jacobins, suggérera pour sa part la déportation des Alsaciens et leur remplacement par des Sans-culottes. Les révolutionnaires ne parleront que de langue « allemande », jamais d’alsacien.
Commence alors l’enchevêtrement de la question linguistique en Alsace avec celle, politique, de la rivalité territoriale entre France et Prusse, puis Allemagne.
D’un empire à l’autre
Ce n’est qu’au début du 19e siècle que la langue populaire fait son chemin dans la littérature, et plus volontiers dans le théâtre et la poésie que dans la prose. À dater de cette époque, bon nombre d’écrivains vont utiliser les trois langues.
Les traumatismes politiques et historiques vont parfois dicter le choix de langue : ainsi, pour Auguste Lustig, né en 1840, qui n’aura écrit qu’en français et en allemand jusqu’à l’annexion prussienne de 1871, et qui dès lors, n’écrira plus qu’en alsacien. Ou encore pour ce Jean Lechner, qui aura tenu un journal pendant la guerre de 14, le traduit en français en 1918 et… détruit l’original rédigé en allemand.
Les Prussiens n’aimaient pas l’alsacien qu’ils entendaient dans la région qu’ils ont annexée : ils ne le comprennent pas, ou mal. Ils font la chasse aux gallicismes qui sont entrés de manière pléthorique dans le parler : ainsi, ils exigent que le terme coiffeur soit remplacé par celui, plus allemand à leur goût, de … Friseur (sic) !
L’allemand standard gagne dès lors du terrain, à la faveur d’une scolarisation obligatoire plus précoce qu’en France, et l’alsacien devient un lieu de résistance et un moyen de manifester ses sentiments pro-français, ou, du moins, de marquer sa différence. Mais la deuxième génération de la période allemande sera totalement germanophone (sauf exception, notamment dans les enclaves « welches » qui conservent leur droit à l’usage et à l’enseignement du français).
Retour en France et désillusions
La brutalité linguistique de l’administration française en 1918 suscite incompréhension, puis colère. La question de la langue (alsacien et haut-allemand tenus pour suspects, apprentissage « direct » du français), flanquée des problèmes concordataires et du statut local (dont le régime spécifique de protection sociale), occupera une place centrale dans le débat politique régional et dans les rapports de l’Alsace avec l’administration parisienne. Elle suscitera des prises de position de caractère autonomiste au cours des deux décennies, PCF y compris, jusqu’à provoquer une scission régionale en son sein.
À l’issue de la Deuxième Guerre mondiale, à la faveur de l’amalgame de l’alsacien, langue proche de l’envahisseur nazi, le discrédit est durablement jeté sur la langue d’usage des Alsaciens, alimenté par une propagande orchestrée par les chargés de mission auprès des préfets (campagne du « il est chic de parler français »). Un rejet sans discrimination qui est souvent aussi le fait de ceux qui ont vécu des moments douloureux, incorporés de force par exemple, alimentant l’autocensure dictée par le sentiment que l’exclusivité du français est gage de réussite sociale. Pourtant, c’est bien en alsacien et en allemand que se sont battus les anti-hitlériens d’entre Vosges et Rhin, et il est désolant, après la répression de l’idiome régional par les nazis, que la France ait fait de même.
Le déclin s’amorce au cours de l’après-guerre. Cependant, la langue régionale conserve un temps encore sa capacité d’intégration.
Elle avait accueilli le breton Guillevic (à Ferrette, en 1918), bien obligé de l’apprendre pour jouer dans la cour de l’école, ce qui permettra plus tard au poète de traduire l’œuvre de Nathan Katz, puis de nombre d’auteurs germanophones.
Elle a permis dans les années vingt l’intégration des Polonais des mines de potasse, des Italiens et, jusque dans les années 60, des premiers immigrants maghrébins (exemple d’ouvriers turcs à Peugeot également), parce que, avant tout, langue de la classe ouvrière d’une région particulièrement industrialisée.
Un regain d’intérêt se fait jour dans les années 70, et qui se manifeste notamment dans la chanson, le théâtre et la poésie. Certes louable et bienvenu, il sera en fait plus négativement le résultat de la prise de conscience d’une érosion de la pratique dialectale en cours d’accélération.
État des lieux
Car l’idée est désormais établie que la langue d’Alsace est avant tout le français, et que le dialecte est du ressort exclusivement privé. « Quand je suis arrivée en Alsace, j’ai été choquée qu’on m’aborde en alsacien en rentrant dans une boulangerie », peut-on s’entendre dire.
A surgi à ce moment-là, pour la génération d’entre-deux-guerres, en place d’un bi/trilinguisme maîtrisé, un phénomène particulièrement négatif, à savoir l’alinguisme, ou l’incapacité de s’exprimer correctement dans aucune des langues.
Si, en milieu rural, jusque dans les années 80, il a été encore possible d’entendre des enfants en cour de récréation parler alsacien, phénomène déjà exceptionnel, on reste quelque peu sceptique à la lecture des résultats d’une enquête bien optimiste de l’OLCA (Office pour les langues et la culture d’Alsace) réalisée en 2012 avec ED institut, selon laquelle :
- 43% déclarent bien savoir parler l’alsacien ;
- 33% déclarent savoir parler un peu l’alsacien ou le comprendre un peu ;
- 25% déclarent ne pas comprendre l’alsacien ;
- 96 % des personnes interrogées pratiquent le dialecte en famille ;
- 88 % le pratiquent avec certains amis ;
- 48 % le pratiquent dans le milieu professionnel
Se pose en effet la question du niveau et de la maîtrise réelle de la langue. Plus réaliste (et plus inquiétant) apparaît la pyramide des âges suivante :
- 74% des 60 ans et plus ;
- 54% des 45–59 ans ;
- 24% des 30–44 ans ;
- 12% des 18–29 ans ;
- 3% des 3–17 ans (issu du déclaratif parent)
« Le Rhin nous sépare pour que nous apprenions à construire des ponts » (d’après Lina Ritter, Elsässische Haikus)
Il convient de revenir rapidement sur les rapports entre allemand standard et alsacien. Il n’est pas faux de dire, avec Tomi Ungerer, que l’alsacien (n’) est (qu’) une autre manière de prononcer l’allemand. Il est tout aussi pertinent d’affirmer que l’écart entre l’allemand standard et l’alsacien est de même ampleur qu’entre celui-là et le flamand ou le néerlandais, c’est-à-dire, davantage de nature phonétique que lexicale.
L’enseignement de l’allemand ne sauvera pas en soi l’alsacien, mais sans l’allemand, l’alsacien est condamné. L’allemand constitue un réservoir linguistique susceptible d’empêcher ce qui reste d’alsacien de puiser à l’excès dans le lexique français ou de devenir syntaxiquement et grammaticalement incorrect.
L’allemand a été longtemps présent, et jusqu’à récemment, sous de nombreuses formes : La télévision (quand elle était analogique), la chanson de variétés, les romans de gare, les éditions en allemand des deux quotidiens régionaux (L’Alsace et les Dernières Nouvelles d’Alsace, (à l’exception des articles consacrés au sport et à la jeunesse …). Les professions de foi des candidats aux consultations électorales étaient systématiquement bilingues, jusqu’au récent non-remboursement de ces frais de campagne.
Demeure un danger, celui de voir se développer un enseignement de l’allemand avec comme unique finalité celle de pourvoir la population en facilités d’emploi outre-Rhin (en Bade et en Suisse), dédouanant ainsi les pouvoirs publics régionaux de leurs responsabilités en la matière.
Ce qui nous préoccupe, c’est la disparition d’une musique, ou des musiques spécifiques, qui, du nord au sud de l’Alsace, vont nous empêcher (nous interdire) d’être les ponts entre deux nations que ne séparent réellement, et au bout du compte, que leurs seules langues et dont les formes vernaculaires locales sont pourtant communes.
Merci pour ces excellents articles, en particulier pour celui de Daniel MURINGER,dont malh le titre est faux° : il faudrait écrire « la langue de l’Alsace » ou « L’histoire de la langue allemande en Alsace »
ou utiliser la question oratoire:« quelle est la langue de l’Alsace? »
ou encore :« L’allemand:langue alsacienne?? » (ou:« de l’Alsace »?
Richard WEISS, Colmar, un ami (de lutte) de 50 ans!
° « quelques-unes » (au début du texte!)
(« Frisör » me rappelle la phrase d’un président des USA: » Ces pauvres Français ne connaissent même pas le mot « entrepreneur »!