Par Julien Longhi, professeur des universités en sciences du langage
Dans la séquence de l’entre-deux-tours et de réajustements politiques en vue du second tour, les prises de parole et les consignes de vote se font notamment sur le rapport à l’extrémisme (ou à un supposé extrémisme) et à la catégorisation des parties comme « extrémistes », comme en témoignait le discours du premier ministre Gabriel Attal après les résultats du premier tour des élections législatives anticipées.
Cela vaut pour l’extrême droite, mais aussi, tel que le manifeste l’ancien premier ministre, Édouard Philippe, pour ce qu’il qualifie d’extrême gauche, quand il estime que :
« Aucune voix ne doit se porter sur les candidats du Rassemblement national, ni sur ceux de la France insoumise, avec lesquels nous divergeons sur des valeurs fondamentales. »
Cette précision correspond déjà à la stratégie qui a consisté à faire l’amalgame entre le Nouveau Front populaire et « l’extrême gauche de Jean-Luc Mélenchon » – qualifiée aussi de « Nupes 2 » de Jean-Luc Mélenchon par Gabriel Attal.
Ce phénomène renvoie dos à dos ces formations politiques, et les discrédite du point de vue des valeurs.
Un récent article du chercheur Johan Lepage explique, en partant notamment du point de vue de la psychologie sociale, qu’« il n’y a aucune équivalence entre « les extrêmes » :
« Plus les personnes présentent un déficit d’empathie, un niveau élevé d’autoritarisme, de préjugés, de déshumanisation, de violence intergroupe, plus elles se situent à droite ; plus les personnes présentent un souci empathique, un niveau faible d’autoritarisme, de préjugés, de déshumanisation, de violence intergroupe, plus elles se situent à gauche. »
Mais quels sont les marqueurs concrets qui permettent de caractériser ce qu’est un discours extrémiste ? Il s’agit de se poser la question du rejet des extrêmes comme argument politique, et l’utilisation de l’association (des deux extrêmes), ou de la dissociation (d’un extrême par rapport à l’autre), comme stratégies rhétoriques.
Caractériser les discours
Notons aussi qu’une partie du problème vient, selon nous, d’une vision simpliste du champ politique, qui consiste à positionner sur un « échiquier » (qui n’en est pas un, puisqu’il va de manière simpliste d’une borne gauche à une borne droite) plus qu’à analyser, les programmes et discours des formations politiques.
Du point de vue discursif, les discours extrémistes constituent des contre-discours, c’est-à-dire qu’ils s’opposent « aux thèses développées dans un discours source » et se construisent « contre un discours premier dans un esprit d’opposition, voire de polémique ». Par exemple, à propos de la guerre en Ukraine, des discours extrémistes peuvent s’opposer aux discours favorisant l’aide pour l’Ukraine, renversant les rôles dans le conflit et la charge idéologique des prises de position.
Les discours extrémistes remettent généralement en cause les visions du monde et les interprétations présentées comme dominantes lors de périodes de crise.
Ces contre-discours peuvent d’ailleurs aussi s’attaquer à des événements qui ne sont pas directement politiques, comme dans le contexte de la crise sanitaire Covid-19 par exemple, où des contre-discours en lien avec les vaccins, les masques, ou l’explication de la pandémie, ont pu être produits, s’intégrant parfois dans des récits populistes voire complotistes. Ainsi, un fort antagonisme se construit entre les discours extrémistes et les discours dominants (parfois qualifiés de « mainstream »).
Quelques points clés
Certains points clés de la revue de littérature – une cinquantaine de références d’auteurs tels que John M. Berger, Jean-François Lyotard, Michel Foucault, Georges Lakoff, etc., sera bientôt publiée sur le site de notre projet- sont les suivants :
- L’extrémisme repose sur la démarcation d’un groupe dit « intérieur » supérieur (supériorité) par rapport à un groupe « extérieur » (ceci est la traduction de in-group et out-group). Ces démarcations peuvent concerner des pratiques misogynes (avec la distinction des groupes hommes et femmes), homophobes (avec la distinction des groupes hétérosexuels et homosexuels), ou racistes (le nazisme étant en ce sens un exemple prototypique, avec le groupe intérieur des Allemands-Aryens et le groupe considéré comme extérieur composé des juifs).
- Afin de préserver le groupe intérieur, il est nécessaire, du point de vue extrémiste, d’infliger des actions négatives (typiquement un type de violence physique ou morale, mais cela peut être la restriction de droits, libertés, etc.) au groupe extérieur.
- L’extrémisme suppose une volonté unifiée au groupe d’appartenance à laquelle il n’existe pas d’alternatives admissibles (dogmatisme).
La caractérisation du « groupe intérieur » et du « groupe extérieur » dépend bien sûr du point de vue de l’émetteur du discours, mais la conclusion générale est que le discours extrémiste construit un discours qui met en scène un antagonisme entre deux groupes, dont un est menacé par l’autre, ce qui légitimerait sa « défense ».
Ces points clés sont bien sûr identifiables dans le discours du RN, tel que l’illustre cet extrait vidéo :
Dans cet extrait, les termes comme « bombe » et « submerger » contribuent à intensifier l’opposition entre « notre peuple » tel que définit par le RN, et celui du projet d’Emmanuel Macron.
Dire l’extrémisme : d’un concept vague à un acte politique
Une question importante de la période d’entre-deux tours que vit la France est de savoir si les protagonistes vont catégoriser le Nouveau Front populaire comme extrémiste, et si oui, sur quelle base ? Rappelons que le Conseil d’État a tranché sur le terme d’extrême gauche en ce qui concerne LFI, en statuant que ce parti n’est pas d’extrême gauche (contrairement au NPA, par exemple), alors que cette formation est souvent nommée « extrêmiste ». Pour certains, l’avis du Conseil d’État est vu comme politique.
Si les tentatives de définition de l’extrémisme ne manquent pas, elles diffèrent considérablement. L’anthropologue Peter Hervik note que l’extrémisme est un concept essentiellement vague mais hautement politisé qui a souvent été utilisé pour dénoncer la dissidence politique.
Dans le même ordre d’idées, Richard McNeil-Willson, spécialiste du terrorisme et de la violence politique, affirme que « l’étiquetage de quelqu’un ou de quelque chose d’« extrémiste » représente un acte politique ».
La campagne des élections législatives a d’ailleurs donné lieu à plusieurs oppositions (entre candidats, ou candidats/journalistes), sur la qualification d’extrême/extrémiste.
Cela n’est pas nouveau puisqu’en 2015 déjà Europe 1 relevait que :
« Marion Maréchal-Le Pen affirm[ait] que l’extrême droite c’est la doctrine basée sur la race, l’autoritarisme et l’antiparlementarisme et qu’il n’y a aucun rapport avec le Front national. »
Ici encore il est question du concept d’« espace politique » (avec la dimension latérale, sur une ligne de gauche à droite), qui rend l’extrême droite relative aux autres partis, mais n’en donne pas les caractéristiques.
L’intolérance, caractéristique de l’extrémisme
Les membres du groupe extérieur sont généralement perçus comme incapables de rejoindre le groupe intérieur sans renoncer à des aspects essentiels de leur identité. Cette rigidité de pensée favorise l’intolérance, caractéristique de l’extrémisme, perçue à plusieurs reprises lors des élections récentes.
Ce discours s’apparente à un discours de haine, courant des stratégies rhétoriques. On y retrouve la catégorisation « nous » contre « eux » (« on est chez nous ») et l’utilisation de caricatures (les HLM, la coiffure, la casquette) qui exagèrent et minimisent certains aspects pour s’adapter au récit.
Aussi, comme l’analyse des discours extrémistes le théorise, le groupe externe est considéré comme une menace majeure pour le groupe interne et/ou ses intérêts, raison pour laquelle les actes hostiles contre le groupe externe, même s’ils ne sont pas explicitement encouragés ou mis en œuvre, sont considérés comme justifiés et peut-être même comme inévitables en fin de compte.
Dans le contexte électoral actuel, les actions envers le groupe extérieur sont assez claires, dans la mesure où elles s’inscrivent dans un programme explicite : préférence nationale, interdiction de certains postes stratégiques pour les binationaux, etc.
Au sein du NFP, un clivage entre groupes solidaires ou non
La question se pose aussi au sujet du NFP, et sa caractérisation comme extrémiste ou au regard des sujets qui sont abordés. Si on cherche à trouver le groupe intérieur et le groupe extérieur, on peut probablement admettre qu’il s’agit de s’attaquer aux riches.
Si, pour le RN il y a un groupe intérieur, « national », qui s’oppose au groupe extérieur (« non national »), il y aurait donc pour le NFP un groupe intérieur, « populaire », qui aurait en commun l’aspiration à plus d’égalité et de justice sociale, qui s’oppose à un groupe (« non populaire ») décrit comme enrichi et manquant de solidarité.
Bien sûr ceci est une formulation simple qui prendrait pour point de vue celui du NFP. Mais on observe qu’il s’agit d’une distinction basée sur un choix, non sur la nature ou les caractéristiques du groupe externe.
Il semble donc surtout que l’extrémisme du NFP soit associé à la France insoumise, et aux positions de son leader Jean-Luc Mélenchon, en particulier en lien avec la Palestine.
Or, doit-on qualifier ces positions d’extrémistes (on peut tout à fait leur trouver d’autres termes, comme injustes, inhumaines, irresponsables, dès lors que l’on condamne ces positions), et faut-il les associer au positionnement même de gauche ?
D’après l’application des différents critères que nous avons faite, rien n’est moins sûr. Une conclusion serait de mettre à distance les qualifications d’extrême gauche et d’extrême droite, qui positionnent plus qu’elles n’expliquent, et de se contenter de la distinction extrémiste/non-extrémiste.
Et selon cette distinction, le RN et le NFP sont clairement différents, car tandis que l’un oppose les nationaux/non nationaux, l’autre oppose populaire/riche. Les conséquences, actions, et discours, divergent alors du tout au tout. Aussi, si du point de vue politique, la catégorisation des extrêmes peut encore faire débat, du point de vue des discours, les choses sont nettement plus claires.
Julien Longhi, est professeur des universités en sciences du langage, AGORA/IDHN, Cergy Paris Université.
Cet article est réédité en lien avec The Conversation.