Vincent Bol­lore, Pré­sident de Viven­di, à l’As­sem­blée natio­nale, le 13 mars 2024. Alain Jocard

Alexis Lévrier, His­to­rien de la presse, maître de confé­rences Uni­ver­si­té Reims Cham­pagne Ardenne, cher­cheur asso­cié au GRIPIC, Sor­bonne Uni­ver­si­té. Pro­pos recueillis par David Born­stein.


Grand chan­tier vou­lu par Emma­nuel Macron, les États géné­raux de l’information ont mobi­li­sé 22 assem­blées citoyennes, 174 audi­tions, des dizaines de contri­bu­tions écrites, et ce, pen­dant 9 mois de tra­vaux. Leurs pré­co­ni­sa­tions ont été remises au pré­sident de la Répu­blique, jeu­di 12 sep­tembre. Répondent-elles à « l’urgence démo­cra­tique », alors que le jour­na­lisme et le droit à l’information sont mena­cés ? Entre­tien avec le cher­cheur Alexis Lévrier.


Com­ment avez-vous reçu les conclu­sions de ces États géné­raux de l’information vou­lus par Emma­nuel Macron ?

Il s’agit d’une immense décep­tion. Concer­nant les médias, la seule pro­messe de cam­pagne du can­di­dat Macron, c’était ces États géné­raux de l’information (EGI). Ils ont été lan­cés d’une manière très solen­nelle, puis de nom­breux inter­ve­nants de qua­li­té ont par­ti­ci­pé aux groupes de tra­vail. Le rap­port pointe jus­te­ment une urgence démo­cra­tique à pro­té­ger et à déve­lop­per le droit à l’information. Or les solu­tions pro­po­sées ne sont pas à la hau­teur. L’extrême droite est aux portes du pou­voir et elle a des pro­jets très pré­cis pour les médias : faire taire l’audiovisuel public et s’en prendre au contre-pou­voir jour­na­lis­tique. Regar­dons ce qu’a fait l’extrême droite en Hon­grie, dans l’Amérique de Trump, en Ita­lie avec Melo­ni. La France est sur le point de bas­cu­ler. Il fal­lait des solu­tions fortes pour régu­ler les médias, ren­for­cer l’audiovisuel public, lut­ter contre la concen­tra­tion des groupes, rendre du pou­voir aux jour­na­listes face à leurs action­naires. Là, mal­heu­reu­se­ment, on a le sen­ti­ment que la recherche du consen­sus, la volon­té de ne pas déplaire au pou­voir poli­tique ont conduit à des pro­po­si­tions en demi-teinte.

Rele­vez-vous tout de même des pré­co­ni­sa­tions positives ?

Les pro­po­si­tions qui portent sur l’éducation aux médias – même si c’est peu ori­gi­nal – sont bonnes. Il faut bien sûr accroître cette édu­ca­tion à l’école, à l’université ou dans les entre­prises. Je salue éga­le­ment la pro­po­si­tion de créer un sta­tut juri­dique de « socié­té à mis­sion d’information » qui implique une par­ti­ci­pa­tion des lec­teurs ou abon­nés, de même qu’un ratio impor­tant de jour­na­listes for­més dans des écoles recon­nues et titu­laires de cartes de presse. Il y a des idées pour mieux défendre les modèles éco­no­miques de la presse, pour amé­lio­rer la pro­tec­tion du secret des sources, pour ren­for­cer l’indépendance des rédac­tions, pour géné­ra­li­ser les comi­tés d’éthique. Mais en l’état, l’ensemble reste vague et peu contrai­gnant pour les actionnaires…

Que pen­sez-vous des pro­po­si­tions concer­nant les plates-formes et les GAFAM ?

Il est ques­tion ici (c’est la pro­po­si­tion n°8) d’une contri­bu­tion obli­ga­toire des plates-formes numé­riques sur la publi­ci­té digi­tale, c’est une bonne chose. C’est l’une des grandes rai­sons de la crise des médias aujourd’hui : le pas­sage au numé­rique n’a pas bien pris en compte la ques­tion de la via­bi­li­té éco­no­mique. La gra­tui­té des médias fut une erreur ter­rible au début de l’ère d’Internet et désor­mais, les res­sources publi­ci­taires sont cap­tées par les four­nis­seurs de ser­vices au détri­ment de ceux qui pro­duisent les conte­nus. L’idée d’une contri­bu­tion obli­ga­toire est donc posi­tive, mais le pou­voir poli­tique aura-t-il réel­le­ment la volon­té de la mettre en place, c’est la question.

Que pen­sez-vous des réponses appor­tées face à l’offensive de Vincent Bol­lo­ré et autres magnats des médias ?

C’est là que le bât blesse : le rap­port ne touche pas au pou­voir des action­naires. Or le prin­ci­pal pro­blème en France, c’est la concen­tra­tion des médias aux mains de mil­liar­daires qui ont un pro­jet direc­te­ment poli­tique. Contrai­re­ment à ce qu’affirme Bru­no Pati­no, il n’y a pas vrai­ment de « pola­ri­sa­tion » des médias. Ce terme est en tout cas peu satis­fai­sant, car il ne rend pas compte de la pro­fonde dis­sy­mé­trie qui carac­té­rise notre pay­sage média­tique : il n’y a pas de Bol­lo­ré de gauche, mais plu­tôt un nou­veau mil­liar­daire (Pierre-Edouard Sté­rin) qui rêve de construire un second empire média­tique au ser­vice d’une même croi­sade reli­gieuse et raciste. Ces deux mil­liar­daires sont expli­ci­te­ment au ser­vice du Ras­sem­ble­ment natio­nal et plus géné­ra­le­ment de l’extrême droite. Et un autre magnat des médias, Daniel Kre­tins­ky, était prêt à céder Marianne à Sté­rin pour le lais­ser construire cet empire, en dépit de l’opposition farouche de la rédaction.

Le rap­port des États géné­raux ne prend pas la mesure de ce phé­no­mène : l’espace infor­ma­tion­nel penche aujourd’hui de plus en plus en faveur de ce camp. De manière plus géné­rale, les oli­garques res­pectent de moins en moins le tra­vail des jour­na­listes. L’offensive de Bol­lo­ré agit de ce point de vue comme un révé­la­teur, et pro­duit un effet d’entraînement : les autres grands action­naires savent désor­mais que l’on peut tra­hir l’identité édi­to­riale d’un titre de presse et vider une rédac­tion de sa sub­stance sans ren­con­trer de véri­table résis­tance. Selon toute vrai­sem­blance, les pro­po­si­tions de ce rap­port ne per­met­tront pas de rééqui­li­brer ce rap­port de force.

Mais il y a bien une pro­po­si­tion pour lut­ter contre la concen­tra­tion des médias…

La pro­po­si­tion numé­ro neuf est en effet posi­tive dans son inten­tion : celle d’assurer le plu­ra­lisme des médias et de limi­ter leur concen­tra­tion. Il s’agirait de prendre en compte le « reach » mesu­rant la capa­ci­té de chaque empire média­tique à atteindre de manière glo­bale les lec­teurs, audi­teurs et spec­ta­teurs. On déter­mi­ne­rait ain­si un seuil unique et plu­ri­mé­dia qu’un groupe de presse ne pour­rait dépas­ser. Cette idée est inté­res­sante et part d’un constat per­ti­nent : nos dis­po­si­tifs anti-concen­tra­tion datent de 1986 et sont tota­le­ment obso­lètes en rai­son de l’évolution du pay­sage média­tique et notam­ment d’un bas­cu­le­ment mas­sif vers le numérique.

Reste à savoir quelle tra­duc­tion concrète pour­rait en être faite par le pou­voir poli­tique. On peut là encore être dubi­ta­tif car le rap­port prend expli­ci­te­ment l’exemple du sys­tème alle­mand. Or, en Alle­magne, ce seuil est fixé à 30 %. Si le même seuil est appli­qué en France, la mesure sera inopé­rante puisqu’aucun groupe n’atteint pour l’instant un tel seuil dans notre pays. Cela n’empêche pas le groupe Bol­lo­ré, grâce à la com­plé­men­ta­ri­té de ses médias, de peser sur l’opinion publique comme aucun autre empire ne l’avait fait avant lui dans l’histoire récente.

Le « droit d’agrément » des jour­na­listes sur les nomi­na­tions des direc­teurs de rédac­tion par les action­naires fait polé­mique. Quel est l’enjeu ?

C’est le point essen­tiel, et celui qui me rend le plus scep­tique. On peut même par­ler de red­di­tion à pro­pos de la ver­sion finale de ce rap­port, qui a fait le choix d’écarter les pro­po­si­tions per­met­tant de ren­for­cer le pou­voir des rédac­tions face aux action­naires. Il faut se rap­pe­ler que lorsque Bol­lo­ré a choi­si d’imposer Geof­froy Lejeune comme direc­teur de la rédac­tion du JDD, une pro­po­si­tion de loi trans­par­ti­sane a vu le jour : elle avait pour but de pro­té­ger les rédac­tions en leur don­nant un droit d’agrément ou un droit de veto leur per­met­tant de s’opposer à la nomi­na­tion d’un direc­teur de la rédac­tion choi­si par l’actionnaire.

Plu­sieurs dépu­tés de la majo­ri­té pré­si­den­tielle étaient ini­tia­le­ment signa­taires de cette pro­po­si­tion, mais ils ont fina­le­ment choi­si de lui faire échec en ren­voyant à plus tard, au moment de la res­ti­tu­tion des États géné­raux de l’information. Ce droit d’agrément aurait dû être dans les conclu­sions des EGI or il n’y est pas ! Les groupes de tra­vail l’ont pro­po­sé, mais il a été écar­té par le comi­té de pilo­tage. Ce qu’il en reste, c’est que l’actionnaire sera sim­ple­ment tenu d’informer la rédac­tion de son inten­tion pour dési­gner un nou­veau direc­teur de la rédac­tion. C’est d’une immense hypocrisie !

On sait bien que la crise des médias fran­çais est liée au fait que cer­tains action­naires ne res­pectent plus le tra­vail des rédac­tions, les mani­pulent et se débar­rassent des récal­ci­trants. C’est ce que fait Vincent Bol­lo­ré chaque fois qu’il reprend un média pour mettre à la place des mili­tants d’extrême droite. C’est là qu’on atten­dait le rap­port, mais visi­ble­ment, ceux qui l’ont pilo­té ont pré­fé­ré ne pas déplaire aux actionnaires.

Bru­no Pati­no, Pré­sident d’Arte, a jus­te­ment pilo­té ces États géné­raux de l’information. Quel rôle a‑t-il joué ?

Je rap­pelle que Chris­tophe Deloire avait d’abord été nom­mé délé­gué géné­ral des États géné­raux de l’information. Ce choix m’avait ren­du extrê­me­ment enthou­siaste parce que l’on connais­sait le com­bat de RSF pour régu­ler les médias et pour défendre la liber­té d’expression. Lui avait osé affron­ter le groupe Bolloré.

Il en a payé le prix, avec des attaques ad homi­nem d’une très grande bru­ta­li­té. Mal­heu­reu­se­ment son décès pré­ma­tu­ré nous a pri­vés de sa voix, de son enga­ge­ment et de sa force d’incarnation. Bru­no Pati­no, lui, a été nom­mé en jan­vier en tant que pré­sident du comi­té de pilo­tage. Ce que l’on constate, c’est que ses prises de posi­tion sont très pru­dentes. En l’écoutant, on peut avoir le sen­ti­ment qu’il a sou­hai­té ména­ger les grands pro­prié­taires de médias, quels qu’ils soient. 

Bru­no Pati­no sur France Inter le 13 sep­tembre 2024.

Peut-on soup­çon­ner le pou­voir poli­tique d’avoir exer­cé des pressions ?

J’ignore s’il y a eu des pres­sions, et il ne m’appartient pas de le dire. Mais nous sommes dans un sys­tème – celui de la Ve Répu­blique – où le deve­nir des médias dépend étroi­te­ment du bon vou­loir du pou­voir poli­tique, et notam­ment du pou­voir pré­si­den­tiel. Cette influence avait été per­cep­tible au moment des États géné­raux de la presse écrite lan­cés par Nico­las Sar­ko­zy en 2008. On voit mal pour­quoi il en aurait été autre­ment cette fois-ci, d’autant qu’Emmanuel Macron a tou­jours assu­mé une concep­tion du pou­voir très ver­ti­cale, ce qui trans­pa­raît en per­ma­nence dans son atti­tude vis-à-vis des médias.

Au-delà du rap­port lui-même, que dire de la rela­tion entre le pou­voir poli­tique et Vincent Bolloré ?

Emma­nuel Macron nous avait pro­mis de grandes choses pour la liber­té des jour­na­listes. On pou­vait avoir des espoirs réels au moment du lan­ce­ment des États géné­raux : la crise du JDD avait conduit de nom­breux res­pon­sables poli­tiques et toute la pro­fes­sion jour­na­lis­tique à une prise de conscience. Nous avions en outre à l’époque une ministre de la Culture, Rima Abdul Malak, déter­mi­née à mieux régu­ler les médias et à défendre la presse. Elle a eu le cou­rage d’affronter Bol­lo­ré, ce qui lui a valu une cam­pagne de presse indigne de la part de ce groupe.

Mais elle a été rem­pla­cée au cours des États géné­raux de l’information, et on a éga­le­ment sen­ti la dyna­mique chan­ger à ce moment-là. Le pre­mier geste de sa rem­pla­çante, Rachi­da Dati, fut d’aller dans les médias de Bol­lo­ré, le JDD et CNews. Cette der­nière y a expli­qué que le pro­blème de plu­ra­lisme ne se trou­vait pas du côté des médias de Bol­lo­ré mais au sein de l’audiovisuel public ! Notons que Michel Bar­nier, pre­mier ministre, a lui-même don­né sa pre­mière grande inter­view de presse au JDD. Aujourd’hui, on a le sen­ti­ment que le pou­voir a renon­cé à régu­ler les médias et à s’opposer à Vincent Bolloré.


Cet article est repu­blié avec l’a­gré­ment de The Conver­sa­tion.