Un total de 34 listes offertes aux citoyens, et 12 autres qui n’ont pu réussir à déposer leur candidature. Ce fut le menu des élections européennes 2019, qui virent non seulement une atomisation sans précédent de l’offre politique à l’occasion d’une élection, mais encore le renforcement, en voix, du rassemblement national (+ 1 million par rapport à 2014).
Mulhouse n’étant pas une exception à la règle (même si la ville a placé LREM en tête), puisque 2 cantons sur 3 ont placé la liste de Le Pen en tête de suffrage. Et cela est vrai dans l’ensemble des cantons limitrophes, à la notable exception du canton de Brunstatt. Dans le département, seuls les cantons de Wintzenheim, Sainte-Marie-aux-mines, Colmar 2, et Saint-Louis placent la liste LREM en tête.
Il ne s’agit pas ici de se livrer une analyse politique de la situation au sortir de l’élection (d’autres rédacteurs s’y sont pliés et s’y apprêtent sur Alterpresse68), mais de faire état des éléments et circonstances qui concourent à un dysfonctionnement du principe démocratique, lequel alimente la défiance généralisée des citoyens à l’égard de leurs représentants, et peut expliquer le peu d’appétence pour les suffrages lors des cycles électoraux. Les mulhousiens ayant été 58,29% à déserter les urnes lors de cette dernière élection !
A cet égard, Mulhouse connait, là encore, des situations particulières qui écornent notablement le principe démocratique:
Au regard de la participation des électeurs, tout d’abord: seuls 8,94% des mulhousiens et mulhousiennes inscrit-e‑s ont effectivement voté. Et au regard des cohortes d’électeurs: à peine 48 416 mulhousiens et mulhousiennes étaient inscrit-e‑s sur les listes électorales, lors du vote pour les européennes, sur un total de 110 000 habitants, soit un laborieux ratio de 44% des habitants. C’est plus de 88% de moyenne, à l’échelle nationale !
Marseille, par exemple, dont la sociologie est voisine, dépasse les 58%. Il y a donc bien une problématique mulhousienne en matière d’inclusion démocratique.
Sans préjuger des raisons, multiples, d’un tel retrait du corps électoral, il est en revanche loisible de se demander si le choix opéré à Mulhouse en terme de modalité d’expression du suffrage, n’est pas un accélérateur de ce hiatus démocratique.
Délit d’attroupement de démocrates frénétiques
Pour Illustration, nous étions quelques-uns à nous interroger ce dimanche 26 mai 2019, sur les motifs de ces regroupements devant les affiches, situées à l’entrée des bureaux de vote mulhousiens. Elles offraient un panorama exhaustif des listes en présence. En interrogeant l’un ou l’autre badaud qui s’y pressait, nous apprenions que tous les citoyens redoutaient, peu ou prou, de se tromper en votant !
C’est que Mulhouse ne propose plus que des urnes électroniques, depuis la présidentielle de 2007 (avec la petite ville de Riedisheim située dans l’agglomération). Les ordinateurs de vote, ou « machines à voter », décriés de longue date, et récusés par la quasi totalité des villes françaises (moins d’une soixantaine en posséderait toutefois encore), et tous les pays européens, à commencer par les voisins allemands, sont de sorties systématique dans tous les bureaux de vote, à chaque nouveau scrutin.
Démocratie de bouton-pressoir
L’électeur mulhousien a donc pour mission épisodique, mais néanmoins éprouvante, d’associer un nom de liste présenté dans un petit carré avec un numéro de bouton-pressoir. A l’occasion de l’élection européenne, c’était une kyrielle de 34 boutons (sans compter celui du « vote nul »), qui s’offraient à lui, pour son cauchemar personnel. Et pour l’amateur de jeu de stratégie, il y avait là de quoi installer l’ensemble des pièces d’un échiquier !
Quoi qu’il en soit, il y a matière à penser que sans repères technologiques, ou sans moyens d’appréhender en toute quiétude et confiance la technologie mise en oeuvre pour assurer l’exercice démocratique, beaucoup d’électeurs renoncent à faire valoir leur droit civique. La technologie étant toujours un facteur de complexité susceptible de déterminer socialement les comportements, plus ou moins incitatifs, auprès des électeurs, selon que l’on est à l’aise avec ces outils ou, au contraire, totalement réfractaire. Cela à Mulhouse, plus qu’ailleurs, alors que près de 70% de la population, de tradition ouvrière, ne dispose pas d’un niveau scolaire égal au baccalauréat.
Les mulhousiens ne le savent pas tous, mais ils sont les utilisateurs obligés d’ordinateurs de marque NEDAP, (Nederlandsche Apparatenfabriek), modèle « ESF1 », parmi 3 modèles disponibles en France, achetés par la municipalité en 2007 (on ne sait à quel prix) à la société « France élections », dont c’est la principale activité économique. Son site nous permet d’ailleurs de connaitre la liste des sites officiellement équipés d’une ou plusieurs de ces machines. Pour le Haut-Rhin, on y recense Mulhouse, Riedisheim et Cernay. Pourtant, un simple coup d’oeil sur les résultats de la dernière élection, par l’entremise du site du Ministère de l’Intérieur, rend cette affirmation sujette à caution. En effet, les résultats montrent que des électeurs de Cernay ont pu voter « nul » à ce scrutin, à hauteur de 2,37% en moyenne. Sur les 7 bureaux de vote que comptent la ville, aucun n’était donc équipé de boutons-pressoirs.
Une annulation nullement démocratique
Car c’est l’un des premiers accrocs à la liberté du vote, en violation directe du code électoral, que de ne pas autoriser l’expression d’un vote « nul » dès lors que l’on utilise l’une de ces enregistreuses électorales. L’un de nos rédacteurs en a d’ailleurs fait les frais en 2015, puisqu’il a été transporté, toutes sirènes hurlantes, vers le commissariat de Mulhouse, pour avoir simplement revendiqué ce droit, ainsi qu’il le raconte en détail dans cet article.
L’autre problème d’envergure engendré par le vote électronique, est le fait que le processus électoral n’est en rien garanti sincère, c’est à dire vérifiable ou contrôlable. Les arguments des constructeurs et distributeurs étant de prétendre que la machine de vote Nedap est « nativement » sincère, car elle ne peut être piratée: il n’existerait pas de communication électromagnétique avec l’extérieur.
Crash démocratique et boite noire électronique
Cela est factuellement vrai, comme le montrent les photos prises par Eric blogueur mulhousien. La machine agit alors un peu comme une caisse enregistreuse. Le scrutin semblant être un simple produit de supermarché.
Mais à force de prendre les citoyens pour des poires technologiques, les promoteurs croient alors pouvoir répondre à toute objection en surenchérissant: « les machines Nedap ne sont pas des micro-ordinateurs, mais des automates industriels ». Comprenez: il n’y a pas de logiciel dans ses flancs qui puisse faire l’objet d’une manipulation quelconque. En conséquence, on ne peut dénaturer ou orienter le résultat final.
« Luc, je suis Dark Votor, ton automate industriel, et ton père démocratique » !
C’est là que les amateurs de hacking se gaussent jusqu’à s’en retourner l’estomac. Car s’il n’y a effectivement pas de « logiciel » dans les entrailles de la bête, il y existe pourtant bien un firmware, ou si l’on préfère un micro-programme, en tout point comparable à un mini-logiciel. Extrêmement puissant, c’est une synthèse entre le processeur (hardware) et le logiciel (software), avec l’avantage de pouvoir modifier son contenu, par une simple mise à jour (on parle de « flashage »), sans avoir à modifier le support matériel (hardware). De sorte qu’il est évidemment possible de modifier les instructions d’un firmware comme bon semblera au premier bidouilleur venu.
Nous évoquions ironiquement, dans un paragraphe précédent, la possibilité d’y installer les pièces d’un jeu d’échec. Eh bien, sachez que cela a été fait ! On a démontré qu’il était tout à fait possible de reprogrammer le firmware de la machine, et de la transformer en console de jeu. La preuve en photo:
Des souris et des pommes, pas très vertes !
Un autre argument, encore plus spécieux, est volontiers utilisé par les thuriféraires du robot électoral. Et il est servi avec un art du pipeau en bambou écolo de tout premier choix. A l’instigation notamment de l’association des villes pour le vote électronique, à laquelle est censée adhérer Mulhouse (mais le lien permettant de la vérifier sur leur site n’est plus valide). Il s’agit du postulat écologique: voter électroniquement serait plus favorable à l’environnement, par la réduction induite de papier consommé. C’est précisément ce que voudrait faire accroire cette structure, en l’assénant dans un sondage sur-mesure commandé à l’institut opinionway, et largement glissé depuis aux décideurs politiques, dont sans doute quelques sénateurs, comme on le verra plus bas.
C’est de loin l’argument le plus tristement inconsistant, sauf à considérer, par une forme implicite de pensée magique, que le véhicule électrique résoudra l’ensemble de nos problématiques de pollution, étant donné qu’il n’émet pas de rejet soufré ou de CO2. Ceci, sans admettre que la production de batteries électriques nécessitera une extraction effarante et polluante de minéraux et de métaux, tels le lithium ou les terres rares. Mais les déclamations dénuées de réflexion d’ensemble, convainquent, hélas, assez aisément, ainsi que nous avons pu le constater récemment auprès de l’un de nos lecteurs…
Démocratie versus « auto« cratie ?
Plus essentiellement, se pose une question centrale: pourquoi continuer à faire usage de ces machines, alors qu’elle sont l’objet de retraits en nombre, qu’un moratoire pèse sur elles depuis 2008, qu’un rapport sénatorial de 2014 recommande l’abandon, et que par dessus-tout, il n’y a pas de consensus autour du principe de sincérité et de transparence autour de l’usage de ces « automates industriels » ?
Ce faisant, le suffrage universel doit-il, à l’image du monde tel qu’il est devenu, faire l’objet d’une procédure industrialisée ou automatisée ? Les promoteurs du vote électronique en sont persuadés, et ne désarment pas. Bien au contraire. Reçus le 19 janvier 2018 au Ministère de l’Intérieur, afin de solliciter la fin du moratoire de 2008, et réclamer l’installation libre de nouvelles machines, Claude CAPILLON, maire de Rosny-sous-bois, et président de l’association des villes pour le vote électronique, déclarait ceci:
Comme je le disais précédemment, cela fait douze ans que des villes utilisent ces machines à voter sans déplorer aucun incident sur la sincérité du vote. Dix ans que nous subissons ce moratoire qui, à terme, va peut-être remettre en cause l’organisation actuelle des élections dans nos villes. Je n’imagine pas, dans mes 27 bureaux de votes de Rosny-sous-Bois, un retour au mode papier. Premièrement parce qu’il est question d’argent public. Deuxièmement parce que cela permet de réaliser quelques économies qui en période de crise sont les bienvenues. C’est un investissement rentable puisqu’on utilise toujours les mêmes machines après 10 ans. Troisièmement parce que je suis absolument convaincu que le vote électronique interdit la fraude électorale en effet, il n’y a plus d’erreur de dépouillement et la sincérité du scrutin est accrue. Quatrièmement, parce que cela rend le vote autonome accessible aux malvoyants. Cinquièmement, parce que c’est une piste de travail écologique en faveur de la suppression du papier. Sixièmement, parce que cela offre des pistes d’économies substantielles à l’État qui en a bien besoin en matière de remboursement.
Claude CAPILLON
Les arguments sont frappants d’inanité utilitariste: tout est sujet à comptabilité et coûts. Tout est surtout affirmation gratuite, fondée sur de la conviction, et non de la démonstration. De sorte que la démocratie ne semble qu’être un luxe, dont il faut simplement maitriser la dépense. Les modalités de l’exercice électoral n’étant alors fondé que sur son efficacité apparente, et non par son caractère indubitable.
Le lobbying constant de cette association pour le vote électronique, renforcé par un sondage « auto-administré » et assortie de récompenses, ajoute encore à la défiance du citoyen envers « l’automate » chargé de jouer les arbitres de la démocratie du futur.
Senescence démocratique
Au demeurant, les barbons du parlementarisme que sont les sénateurs, ont décidé de tourner casaque. Après avoir rédigé un rapport à charge en 2014, contre le vote électronique, les voici enfourchant des mules, dans un rapport daté de 2018.
Adopté le 24 octobre 2018 en Commission des lois, vous pouvez le consulter ici. C’est à ce titre un spécimen remarquable de non information et de langue de bois, tant il ne repose que sur des arguments d’autorité:
(…) les représentants des communes utilisatrices se déclarent pleinement satisfaits par les machines à voter et défendent leur maintien. Ces appareils génèrent, en effet, un gain de temps non négligeable au moment du dépouillement. Ils sont facilement accessibles pour les personnes en situation de handicap et empêchent de rendre nul un bulletin. Enfin, les machines à voter n’altèrent pas le taux de participation des électeurs
Extrait du rapport sénatorial d’information n°73 (2018–2019)
Mis à part le gain de temps, argument difficile à contester, tout y est réfutable. A fortiori, les sénateurs admettent clairement que le fait d’empêcher le vote nul, est à mettre au crédit du vote électronique ! Or le taux de participation des électeurs peut pâtir de l’absence de confiance générée par un tel dispositif, ou son niveau de complexité, la situation mulhousienne, en particulier, le laissant craindre. Mais le législateur se permet en outre d’interdire le vote nul, lequel ne serait pas digne de recevoir l’onction démocratique. En ce cas, comment le vote électronique n’altérerait-il pas le choix du vote en lui-même ?
Et les sénateurs de poursuivre:
Selon l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (ANSSI), « le maintien à long terme du moratoire est sans doute la pire des solutions : les machines acquises avant 2008 continuent à être utilisées, sans jamais être mises à jour ».
Extrait du rapport sénatorial d’information n°73 (2018–2019)
Il ne s’agirait pas de mettre un terme au moratoire, afin d’autoriser l’installation de nouvelles machines, comme le propose les sénateurs, mais de mettre un terme à leur usage ! Pour comble de l’absurde révélateur: les constructeurs passent leur temps à affirmer qu’il ne s’agit pas d’ordinateurs, mais d’automates passifs, puisqu’il n’y a pas de logiciels intégrés. Mais alors, pourquoi donc vouloir les mettre à jour ?
Délit de lenteur cognitive
Pour la gouverne des sénateurs, il serait judicieux des les informer qu’une caisse enregistreuse de supermarché est pareillement un automate passif, et qu’avec ou sans logiciel intégré, elle peut être l’objet de manipulations diverses, dès lors qu’il s’y trouve de l’électronique embarquée… comme dans les machines à voter !
Vous dites encore:
Au cours des travaux de la mission d’information, aucun acteur institutionnel ni aucun informaticien n’a démontré le manque de fiabilité des résultats électoraux dans les communes qui utilisent des machines à voter. De même, l’ANSSI et le ministère de l’intérieur ont refusé d’organiser une simulation de piratage contre une machine à voter.
Extrait du rapport sénatorial d’information n°73 (2018–2019)
Cela est factuellement faux. Font-ils le moindre effort de recherche ? Ils en trouveront partout sur internet, notamment en anglais. Dont celui-ci. Par ailleurs, que prouvent les sénateurs en indiquant que ni l’ANSSI ou le ministère de l’intérieur ont refusé d’organiser une simulation de piratage contre une machine à voter, sinon que c’est de l’ordre du possible ?
Pour finir, les sénateurs, tout comme l’association pour le vote électronique, font mine de croire que le public confond le vote électronique avec le vote sur internet. Cela est évidemment grossier, car les deux technologies sont bien différentes, quoique pareillement incapables de garantir la sincérité d’un scrutin !
Alors ? Quel souhait d’avenir pour l’électeur mulhousien, ainsi que pour tous les autres ?
Va pour une belle boite démocratique. Mais transparente, dans tous les sens du terme, et dont le suffrage reposerait sur une base de papier recyclé, imprimé à l’encre végétale, ou susceptible d’être confectionné avec amour par tout citoyen électeur qui aurait d’autres alternatives à exprimer. Le tout dépouillé avec force minutie et lenteur. C’est ça le progrès !
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Le vote électronique: une sotte et couteuse obstination