Nous l’évoquions dans notre article du 24 mai dernier : « Projets d’implantation d’Amazon en Alsace : le commerce local et la soutenabilité écologique à l’épreuve de l’économie des plateformes », l’accélération du développement et de l’installation d’entrepôts Amazon se confirment dans la région Grand Est.

Avec le futur entrepôt prévu près de Metz, entre Augny et Marly, sur la friche d’une ancienne base militaire, l’article évoquait principalement le projet d’installation à Dambach-la-ville, près de Sélestat, dont on sait qu’il s’agit d’une infrastructure dotée de 150 000 m² avec une prise de 18 hectares d’anciennes terres agricoles.

D’autres informations faisaient vaguement état d’un second entrepôt (une sorte de centre de tri) situé à Ensisheim, d’un volume alors estimé de 5000 m2. Celui-là devait servir de point de distribution de proximité destinés aux professionnels de la livraison, sur le modèle de ce qui existe déjà à Strasbourg.

Or la situation s’est révélée bien différente depuis lors. Il semble en effet définitivement acquis que ce qui se donnait pour servir de modeste hangar de redistribution de colis, ne soit rien moins qu’un autre gigantesque entrepôt Amazon, en passe d’être construit sur près de 190 000 mètres carrés de terres cultivables.

Le projet situé dans le Haut-Rhin est donc encore plus grand que celui de Dambach, et semble d’une dimension comparable au projet de la banlieue messinoise.

Les informations mentionnées dans notre article du 24 mai selon lesquelles la région Grand Est était en passe de former un point névralgique de sa stratégie de développement s’éclairent donc mieux.

En effet, la zone est géographiquement idéale dès lors que l’on cherche à se projeter dans une optique intra-européenne, dans laquelle s’inscrit assurément le réseau des entrepôts de la multinationale américaine. Chacun d’eux pouvant se substituer à un autre en cas de défaillance momentanée, voire d’arrêts de travail des salariés, pour livrer au besoin de l’autre côté de chaque frontière.

Le consommateur curieux ne peut d’ailleurs s’en apercevoir qu’en suivant attentivement le cheminement emprunté par son colis sur l’interface de suivi, et en repérant certains détails mentionnés. Il y découvrira que la paire de chaussure achetée sur le site français peut aussi bien lui être expédiée depuis un entrepôt espagnol, allemand, italien ou britannique…    

D’un point de vue géostratégique, la zone Nord-Est se prête tout à fait à de tels investissements. Le géographe alsacien Raymond Woessner, interrogé par « Libération », en est persuadé :

« En Suisse, le transport de marchandises par train doit être privilégié, c’est même inscrit dans la Constitution. Ce n’est donc pas un terrain propice pour Amazon. Et de l’autre côté du Rhin, les plateformes logistiques sont historiquement dans l’ex-Allemagne de l’Est ».  

Le grand vide le long de la frontière franco-allemande peut donc avantageusement être comblé par de multiples implantations dans la nouvelle région Grand Est, et sa grossissante armée de chômeurs.

Le grand vide le long de la frontière franco-allemande peut donc avantageusement être comblé par de multiples implantations dans la nouvelle région Grand Est, et sa grossissante armée de chômeurs.

Cela à défaut de pouvoir aisément s’implanter dans le Bade Wurtemberg voisin, où les écologistes aux commandes du Länd aux côtés de quelques démocrates-chrétiens, souhaitent bouter l’américain hors le paysage dès lors qu’il manifesterait quelques velléités. Qu’il s’avance franchement ou qu’il agisse sous un prête-nom, ainsi qu’il est désormais d’usage en France, comme on le verra plus bas.

D’autant que les infrastructures autoroutières, notamment du côté alsacien, restent très attractives pour les camionneurs étrangers, pour autant qu’elles restent toujours gratuites !

A commencer par une bonne fraction de l’A36, et plus particulièrement autour de l’agglomération de Mulhouse, laquelle dispose désormais d’une vraie trois voies. Un tapis rouge (asphalté) de choix, offert aux voisins germains et helvètes, qui paient eux très chers le coût du transport routier dans leurs contrées respectives.  

C’est que la proximité entre le lieu de stockage et le lieu de desserte du client est un considérable avantage pour l’entreprise américaine, elle qui cherche à maitriser étroitement le process de transport jusqu’au « dernier kilomètre ».

C’est que la proximité entre le lieu de stockage et le lieu de desserte du client est un considérable avantage pour l’entreprise américaine, elle qui cherche à maitriser étroitement le process de transport jusqu’au « dernier kilomètre ».

Un principe extrêmement sensible du réseautage logistique, car il est fort dispendieux, et surtout des plus aléatoires. Donc susceptible d’altérer ou inversement de promouvoir grandement son image de marque auprès du consommateur final. D’où tout l’intérêt d’y exercer un contrôle total, notamment par une flotte de livreurs aussi exclusifs que non-salariés par l’entreprise, sur un modèle voisin d’Uber.

N’omettons pas l’avantage de la proximité avec l’aéroport de Bâle-Mulhouse (9 millions de passagers en 2019 et plus de 100 000 tonnes de fret), dont la croissance insolente (jusqu’à la pandémie de coronavirus) faisait même tourner de l’œil les strasbourgeois d’Entzheim (530 000 passagers et… à peine 65 tonnes de fret en 2019 !).

L’opacité comme modalité démocratique

Le premier grief des opposants à l’installation d’Amazon tient en une seule et même question : pourquoi donc les élus régionaux consentent-ils à ce qu’Amazon puisse avancer incognito ?

La question n’est pas simplement rhétorique, car la réponse la plus évidente consisterait à se dire que devant la fronde locale, l’entreposeur américain préfère sans doute y aller sur la pointe des pieds, en amadouant les décideurs locaux, et passer sous les radars de la concurrence, toujours prompte à hurler pour dénoncer une concurrence déloyale.

Amazon achète ou impose le silence à certains élus !

Pourtant, la vérité est bien plus sombre, politiquement du moins, car Amazon achète ou impose le silence à certains élus !

Un article de notre excellent confrère « Reporterre » lève le voile sur cette pratique, apparemment usuelle, qui dans la région a déjà été manifeste à Metz. C’est Henri Hasser, le maire d’une commune de 4300 habitants, membre de la communauté métropolitaine, et l’un des vice-présidents, qui a signé le « nondisclosure agreement » ou accord de non divulgation (dont voici une reproduction), au nom des 108 élus de Metz Métropole…

Entièrement rédigé en anglais, le mot Amazon a été biffé de noir pour se conformer, prétend-on, au principe du secret des affaires. Autre détail digne d’un mauvais polar de 5ème zone, le code que les élus assignent au projet : « opération delta ».  

Henri Hasser avouera avoir « signé leur truc » sans même l’avoir lu ! Un « truc » censément contraignant pour une période de 3 années, et renouvelable de surcroit (paragraphe 10 « Scope. Termination »).

Pas sûr non plus que le droit administratif reconnaisse la légalité d’une convention rédigée en langue anglaise, mais ce n’est pas même le plus aberrant de l’histoire.

Un élu messinois s’est toutefois rebiffé. Philippe Casin, élu d’opposition, fut partie (malgré-lui) à un contrat dont il ignorait jusqu’à l’existence. Mais il a eu la bonne idée de saisir la Cada, de sorte à se faire remettre (avec succès) la clause de confidentialité par les diligents services de Metz métropole.

Et dire qu’Alterpresse68, qui a également reçu l’agrément de la Cada, cherche depuis des mois, et en vain, à obtenir les procès-verbaux du conseil d’administration du groupement hospitalier de Mulhouse, dont Jean Rottner est président…

Philippe Casin a beau s’indigner du procédé, il est bien seul, car la plupart des élus s’y sont résolus, et plutôt de bon cœur

Philippe Casin a beau s’indigner du procédé, il est bien seul, car la plupart des élus s’y sont résolus, et plutôt de bon cœur. Le président de la métropole, Jean-Luc Bohl, y va même de son outrance démocratique. Dans le « Républicain Lorrain » du 25 mai 2019, il déclarait trouver « dingue d’avoir à se justifier » au sujet de la clause de confidentialité.

C’est bien vrai. Après tout, les administrés-électeurs croient volontiers au père-noël, surtout s’il s’installe à domicile. Et l’argument d’autorité qui légitime une pratique d’assemblée aussi désespérément indigente et méprisante pour le citoyen, on le connait par cœur : l’emploi, le taf, le turbin.

Et c’est précisément en vertu de Saint Turbin que les élus majoritaires de la métropole messinoise se prennent à jouer l’opacité maximale auprès de leurs électeurs. En 2018, c’est donc la presse qui révèlera la venue d’Amazon !

Histoire de cajoler des habitants placés au pied du mur, et rendus légèrement irascibles par tant de messes-basses, on les pommadera avec la promesse de création de milliers de postes de travail. On en évoque 2000 puis 3000. Une délivrance pour un territoire « martyrisé » par le sous-emploi.

peu importe la forme et les conditions pour le président de la collectivité : « Ce sont des méthodes à l’américaine, certes, mais cela va générer 2000 emplois sur un territoire martyrisé jusqu’ici. »

Alors peu importe la forme et les conditions pour le président de la collectivité : « Ce sont des méthodes à laméricaine, certes, mais cela va générer 2000 emplois sur un territoire martyrisé jusqu’ici. »

Le rapport d’enquête de novembre 2018 est quant à lui bien moins optimiste. On y évoque environ 800 emplois, si tout va bien…Toujours est-il que le projet d’implantation a été signé officiellement en fin d’année 2019.

Au regard de ce qui s’est passé à Metz, qu’attendre de fondamentalement différent de la part des élus alsaciens, s’agissant du dossier Amazon ?

Une société spécialement créée, des conséquences environnementales et sociales redoutées

Cela commence d’ailleurs dans un certain trouble : la société Eurovia 16 Project (sans rapport avec le groupe Vinci), tout exprès fondée le 6 septembre 2019, a pour charge de louer l’emplacement à Ensisheim. C’est une filiale d’un groupe luxembourgeois « Logistics Capital Partners » (LCP), spécialisé dans la construction et la location d’entrepôts en Europe.

De manière confuse, il s’agit d’une SASU, donc une société anonyme (le terme est approprié) à associé unique.

L’un des arguments qui sert d’aiguillon au projet ensisheimois serait « l’adhésion locale de la commune et de la collectivité au projet ».

Là encore, tout comme à Metz et Dambach, on renoue avec les mêmes comportements caractéristiques de la part d’élus qui flirtent avec le déni de démocratie, en dépit d’une apparente légalité formelle. Dans la simple mesure où l’on tient pour acquis l’assentiment d’une population qui n’a jusqu’ici pas eu voix au chapitre, puisqu’elle ne connait pas l’identité de la futur entreprise occupante.  

Nos confrères de Rue89 Strasbourg ont d’ailleurs suivi la manifestation tenue le 16 juin devant la mairie de Ensisheim, jour de la clôture de l’enquête publique.

Jean Schelcher témoigne de ce que les avis reçus dans la population environnante (environ 300) sont tous négatifs.

Jean-François Gérard y fait parler le commissaire-enquêteur, Jean Schelcher. Il y témoigne de ce que les avis reçus dans la population environnante (environ 300) sont tous négatifs.

S’employant presque aussitôt à rééquilibrer ce constat simplement édifiant : « Il y a un sentiment dimmédiateté, les citoyens ont du mal à comprendre comment on en arrive là. Lenquête n’émet quun avis technique sur le projet. Pour lempêcher, il aurait plutôt fallu agir sur le SCOT (Schéma de cohérence territoriale) en 2012. »   

« Du point de vue de la commune, cest un projet équilibré : une population vieillissante depuis la fermeture des mines et un ensemble de 500 logements, les Oréades (devenues Rives du Lac, ndlr), pour les nouveaux habitants qui travailleront dans cette zone industrielle, proche de l’autoroute »

Selon l’enquête publique, le bâtiment occupera 180 000 mètres carrés de surface utile, aura une hauteur de 23 mètres, avec 70 rampes d’accès pour les poids-lourds qui transiteraient par les réseaux routiers existants, 2 000 places de parking pour gérer les rotations des salariés, puisque l’activité est prévue 7 jours sur 7 et 24h sur 24 en 3/8 heures par rotations, avec des délais de livraison au client inférieur à 36h.

Des projections assez redoutables pour la population, notamment riveraine, à commencer par les émissions des gaz à effet de serre engendrées par le trafic de camions, l’augmentation du fret aérien sur l’aéroport de Bâle-Mulhouse, l’artificialisation et le grignotage de terres agricoles dans un contexte politique où Emmanuel Macron évoquait il y a peu une mesure dite du “zéro artificialisation nette”, dans son discours sur le climat, l’environnement et la biodiversité…

Étrangement la MRAE (mission régionale d’autorité environnementale ou “AE”) qui a examiné le dossier, recommande la remise en état des terres agricole en cas de cessation d’activité ! Un renversement de perspective qu’il serait intéressant de documenter, pour autant qu’elle ait déjà eu lieu…

Toujours est-il que l’entité administrative fait surtout état de son scepticisme sur le projet : « D’un point de vue général, l’AE s’est interrogée sur les conséquences environnementales du développement du commerce en ligne qui génère la construction de nombreux et très grands entrepôts dans les territoires, sans disposer à ce jour d’un bilan environnemental de cette filière (…) ».

La société Amazon projette de doubler ses entrepôts en France d’ici les prochaines années !

Cela, alors que la société Amazon projette de doubler ses entrepôts en France d’ici les prochaines années !

Les questions sociales ne sont certes pas à occulter: quid de la qualité de l’emploi ? Du niveau de pénibilité des emplois, et de la rémunération ?

Et ces questions ne sont bien sût pas exclusives à Amazon. La société EUROVIA n’en est d’ailleurs pas à son coup d’essai à Ensisheim, puisqu’elle a déjà construit deux bâtiments à usage de plateforme logistique sur place, sous le nom de EUROVIA 15.

Dans cette commune alsacienne, 135 000 m² de terres agricoles ont donc été récemment cédées à trois entreprises pour la construction de leurs sites logistiques : Paredes (6000m²), Delticom (120000m² – vente pas internet de pneus, dont la construction est en cours par EUROVIA 15) et Inter-Logistic (9 000m²).

C’est donc toute l’économie dématérialisée pour le consommateur, mais rematérialisée sur les surfaces agricoles, et riches de nuisances environnementales et sociales, qui interpelle !

Quoi qu’il en soit, le commissaire en quêteur remettra un avis dans les prochaine semaines, après un nouvel échange avec la société Eurovia.

Du turbin et de ses fins

Le fait assuré, et attristant, au regard des enjeux environnementaux qui se font de plus en plus vifs et menaçants, est que l’argument emploi emporte et continuera malheureusement d’emporter toute considération critique, ou mise à distance d’un système de fonctionnement économique fondé sur la prédation et le chantage à la faim.

Les salariés, particulièrement les moins qualifiés, n’ont droit, comme toujours, qu’à se taire et à prendre l’emploi qu’on leur propose, y compris s’il n’avait aucun sens, ou a fortiori participe activement de l’enfer climatique à venir.

Les fins de mois et la fin du monde participent de priorités certes non-contradictoires, mais il est beaucoup de ces fins de mois qui précipitent la fin du monde.

Les fins de mois et la fin du monde participent de priorités certes non-contradictoires, mais il est beaucoup de ces fins de mois qui précipitent la fin du monde.

Quelques-uns de nos lecteurs se sont manifestés à l’occasion de la publication d’un article relatant l’action des opposants à l’implantation de la plateforme, devant la mairie d’Ensisheim.

A la vérité, ils ne comprennent simplement pas la position des adversaires d’Amazon

A la vérité, ils ne comprennent simplement pas la position des adversaires d’Amazon. Dans une logique de court terme, ou la fin du mois l’emporte sur toute autre chose, comment les en blâmer et ne pas comprendre l’argument qu’ils égrènent de manière générale : « c’est du boulot ». « Si on le rejette, Amazon (ou tout autre) ira de l’autre côté de la frontière. On aura les contraintes mais sans les emplois ».

On pourra pendant des heures tenter d’expliciter dans le détail que la multinationale américaine détruit plus d’emploi qu’elle n’en propose, qu’elle contourne les législations fiscales, exploite éhontément ses salariés, participe d’un monde à la renverse écologique (tout est détaillé ici), elle continuera encore de rester enviable pour un salariat privé de toute alternative.

A la faveur d’un modèle économique qui vacille sur le socle de ses contradictions sociales et de son cynisme aveugle, il s’agirait de déborder le cadre de la critique ordinaire.

Considérer que le principe de la dématérialisation généralisée des services et de la vitesse érigée en fin de toute chose participent activement de notre incapacité à saisir et peser sur nos existences, et qu’il a généré un nombre considérable de perversions.  

A l’opposition entre le Capital (matérialisé par celui qui détient les sources de la richesse et les accapare) et le travail (qui rassemble ceux qui vivent du produit de leur activité), s’oppose une logique folle entre des consommateurs qui n’ont d’yeux que pour la valeur d’échange (autrement dit le prix attribué à un bien, et le prestige social qu’il confère) en défaveur de la valeur d’usage (ce qui rend un bien socialement utile, même si sa valeur économique est nulle ou minime).

Pour appréhender ce qui semble foncer sur nous à toute allure, il faudrait, outre la valeur travail à l’heure de la révolution climatique, s’interroger par ailleurs sur le modèle social qui nous est dévolu par des multinationales comme Amazon. De même qu’il faudrait collectivement se questionner très sérieusement, et sans tabou, sur les raisons du succès phénoménal de ces entreprises dans le contexte plus général de l’économie des plateformes.

Cela fera l’objet d’un nouvel article à venir dans nos colonnes très prochainement.

En ce moment, de multiples opposants coagulent localement leurs ressources, autour d’une contestation frontale à la logique commerciale d’Amazon, et à son monde, tout autant qu’un appel à la signature d’un moratoire sur la construction de ces maxi-hangars, notamment relayé par des associations de commerçants. Citons notamment le « chaudron des alternatives », le collectif Climat 3 Frontières (C3F), le collectif Destocamine, Europe Écologie, et d’autres…

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