Les locaux de l’Ac­tion fran­çaise a Lyon pen­dant la Seconde Guerre mon­diale. Wiki­me­dia

Par Wal­ter Badier, et Pierre Allo­rant, historiens

« On n’a jamais essayé » : la phrase revient comme une ritour­nelle dans les inter­views en micros-trot­toirs ou sur les pla­teaux télé­vi­sés, depuis le rejet du « en même temps » macro­niste. Pour­tant la droite extrême ne peut mettre en avant sa pré­ten­due vir­gi­ni­té de toute res­pon­sa­bi­li­té gouvernementale.

Elle a déjà, à plu­sieurs reprises, exer­cé le pou­voir en France, à la faveur de crises aiguës, conju­guant effon­dre­ment natio­nal, crise ins­ti­tu­tion­nelle et divi­sions sociales et politiques.

Natu­rel­le­ment, la droite extrême a pris, depuis deux siècles, des visages, des formes et des incar­na­tions variées en fonc­tion des contextes sociaux inté­rieurs et de la situa­tion internationale.

Tou­te­fois, la pos­ture de ce mou­ve­ment poly­morphe s’inscrit his­to­ri­que­ment en réac­tion aux idées de pro­grès, de liber­té et d’égalité en droit, qui se démarque par la volon­té assu­mée de dis­cri­mi­ner selon l’origine et la reli­gion. Retour sur trois moments de cet exer­cice du pou­voir si particulier.

La Terreur blanche et la « chambre introuvable »

Au len­de­main de Water­loo, défaite du 18 juin 1815 qui referme l’aventure napo­léo­nienne, de nobles contre-révo­lu­tion­naires émi­grés dans les cours euro­péennes depuis la Révo­lu­tion fran­çaise nour­rissent le pro­jet de prendre leur revanche sur le quart de siècle écou­lé depuis 1789. À l’instar des pro­ta­go­nistes qui font enfer­mer Edmond Dantes dans Le Comte de Monte-Cris­to, ces nobles espèrent reve­nir à l’Ancien Régime.

Ils n’ont « rien appris, rien oublié », selon la for­mule de Tal­ley­rand. Si le roi Louis XVIII, réa­liste, ne par­tage ni leur extré­misme, ni leur volon­té de faire table rase des acquis révo­lu­tion­naires, les « ultras » se veulent « plus roya­listes que le roi » ».

Ils entendent faire pres­sion sur le monarque res­tau­ré pour qu’il applique leur pro­gramme réac­tion­naire : non pas le com­pro­mis éta­bli par la Charte consti­tu­tion­nelle de 1814, qui garan­tit les « droits publics des Fran­çais », mais un retour à la socié­té d’Ancien Régime. Celle-ci ins­taure un modèle inéga­li­taire selon la nais­sance, fait pré­va­loir le droit d’aînesse, implique l’appartenance au culte catho­lique – décré­tée reli­gion d’État. Ces ultras font d’ailleurs voter l’interdiction du divorce par la loi de Bonald en 1816.

Mort du maré­chal Brune le 2 août 1815, tué à Avi­gnon, estampe de Gus­tave Roux (1828–1885), publié dans His­toire popu­laire contem­po­raine de la France. Wiki­me­dia

La vic­toire élec­to­rale des ultras en octobre 1815 ins­talle une « Chambre introu­vable », avec une majo­ri­té extré­miste ingou­ver­nable pour un roi modé­ré. Louis XVIII est quant à lui conscient que rou­vrir les plaies des divi­sions, en par­ti­cu­lier sur les biens natio­naux confis­qués aux émi­grés, débou­che­rait sur une guerre civile, comme cer­tains dépar­te­ments en ont don­né les pré­mices avec les vio­lences revan­chardes de catho­liques à l’encontre des cal­vi­nistes lors de la « Ter­reur blanche » dans le Midi à l’été 1815.

Pareille­ment, le roi écarte l’exigence de sup­pres­sion du Conseil d’État et des pré­fets, créa­tions bona­par­tistes hon­nies par les ultras, mais indis­pen­sables à la bonne marche de l’État. La dis­so­lu­tion de la Chambre des dépu­tés devient inévi­table le 5 sep­tembre 1816 et redonne au roi une majo­ri­té libé­rale. Un tel cli­mat réac­tion­naire revient lors de crises pério­diques mais un véri­table ordre clé­ri­cal n’exerce le pou­voir natio­nal qu’un demi-siècle plus tard.

L’Ordre moral contre les libertés

« Avec l’aide de Dieu, le dévoue­ment de notre armée […], nous conti­nue­rons l’œuvre de libé­ra­tion de notre ter­ri­toire et du réta­blis­se­ment de l’ordre moral dans notre pays. »

C’est ain­si que le maré­chal Mac-Mahon, élu à la pré­si­dence de la Répu­blique le 24 mai 1873 pour un sep­ten­nat, entend, après la débâcle face à la Prusse en 1870, et la vio­lente répres­sion de la Com­mune, redres­ser le pays et pré­pa­rer une nou­velle res­tau­ra­tion monar­chique.

Cette période de coa­li­tion des droites, allant des modé­rés aux par­ti­sans de la branche aînée des Bour­bons, légi­ti­mistes héri­tiers des ultras de 1815, est mar­quée par une période de péni­tence reli­gieuse et de recueille­ment patrio­tique après la défaite et la Com­mune de Paris.

Appe­lée « Ordre moral », cette poli­tique favo­rise l’Église catho­lique à tra­vers des déci­sions emblé­ma­tiques : édi­fi­ca­tion du Sacré-Cœur de Mont­martre, pèle­ri­nages offi­ciels. Son style auto­ri­taire voit aus­si la confis­ca­tion de nom­breuses liber­tés acquises au cours des décen­nies pré­cé­dentes (cen­sure de la presse, révo­ca­tion de fonctionnaires).

Des chefs répu­bli­cains, Jules Gré­vy (à gauche) et Léon Gam­bet­ta (à droite) au che­vet de Mac-Mahon (dans le lit avec un prêtre et un notable). Cari­ca­ture sur le 16 mai 1876. Viki­dia

Mais, pro­fi­tant de la divi­sion des familles monar­chistes, les répu­bli­cains conduits par Léon Gam­bet­ta l’emportent dans les urnes en 1876 et deviennent majo­ri­taires à la Chambre des députés.

La crise déci­sive éclate le 16 mai 1877 quand Mac-Mahon pousse le pré­sident du Conseil répu­bli­cain Jules Simon à la démis­sion et tente d’imposer le retour du monar­chiste Albert de Broglie.

Face à la résis­tance du bloc répu­bli­cain, il dis­sout la Chambre des dépu­tés. Gam­bet­ta le pré­vient alors :

« Quand le peuple aura par­lé, il fau­dra se sou­mettre ou se démettre. »

Léon Gam­bet­ta pho­to­gra­phié par Étienne Car­jat vers 1870–1882. Wiki­me­dia

Les répu­bli­cains sortent vic­to­rieux de ce bras de fer et Mac-Mahon est contraint de se sou­mettre à la sou­ve­rai­ne­té popu­laire. Sa démis­sion le 30 jan­vier 1879 per­met aux répu­bli­cains, plus de huit ans après la pro­cla­ma­tion de la Répu­blique, de s’emparer de tous les leviers du pouvoir.

La Révolution nationale contre la République

Alors que la droite extrême est écar­tée de toute res­pon­sa­bi­li­té depuis l’Ordre moral de Mac-Mahon], la nou­velle débâcle mili­taire de juin 1940, sui­vie du sabor­de­ment de la Répu­blique par­le­men­taire le 10 juillet, offre une oppor­tu­ni­té ines­pé­rée aux droites unies, asso­ciées à des sup­plé­tifs trans­fuges de la gauche, d’exercer à nou­veau le pou­voir.

Cette « divine sur­prise », comme le dit Charles Maur­ras, porte la « Révo­lu­tion natio­nale » du Maré­chal Pétain. Il s’agit d’une réac­tion clé­ri­cale, auto­ri­taire et dis­cri­mi­na­toire envers les mino­ri­tés et les naturalisés.

Le pétai­nisme, appuyé sur la popu­la­ri­té du pré­ten­du « vain­queur de Ver­dun », tourne le dos aux valeurs de liber­té, d’égalité et de soli­da­ri­té issues des Lumières et de la Révolution.

Les mesures phares de cette droite anti­ré­pu­bli­caine se tra­duisent par un embri­ga­de­ment sco­laire avec le retour de l’autorité et de Dieu à l’école, la fer­me­ture des « écoles nor­males » (écoles publiques) d’instituteurs et d’institutrices. Les médias sont cen­su­rés et la haine de la presse col­la­bo­ra­tion­niste se déchaîne.

Bon point à l’effigie du Maré­chal Pétain dis­tri­bué par la Légion fran­çaise des com­bat­tants (1940–1944). Alain Auzas/Wikimedia, CC BY-SA

Sur­vient éga­le­ment la déna­tu­ra­li­sa­tion rétro­ac­tive des Fran­çais natu­ra­li­sés depuis 1927 (réfu­giés juifs d’Europe cen­trale et orien­tale, oppo­sants anti­fas­cistes ita­liens, espa­gnols et alle­mands), l’épuration dras­tique de la haute fonc­tion publique, en par­ti­cu­lier des membres de la franc-maçon­ne­rie, et la dis­cri­mi­na­tion légale des juifs à tra­vers un sta­tut particulier.

La vie démo­cra­tique est étouf­fée à chaque échelle : dis­so­lu­tion de tous les conseils ter­ri­to­riaux élus, ajour­ne­ment des chambres par­le­men­taires et per­sé­cu­tion des syndicalistes.

Le paroxysme de la mise en œuvre de cette poli­tique liber­ti­cide est atteint, dans l’ignominie et le crime, par l’État mili­cien de 1944 qui pour­fend la « lèpre juive », com­bat le bol­ché­visme sur le front russe sous uni­forme nazi, et assas­sine lâche­ment, après le Débar­que­ment, les hommes d’État répu­bli­cains : le 20 juin, Jean Zay, le 7 juillet, Georges Man­del, cou­pables d’avoir vu juste dans les inten­tions d’Hitler dès 1933, et vic­times de la haine anti­ré­pu­bli­caine et anti­sé­mite. https://www.youtube.com/embed/53Zxg3WZpBE?wmode=transparent&start=0

Il y a un demi-siècle le Front natio­nal de Jean-Marie Le Pen a fédé­ré les grou­pus­cules rivaux d’extrême droite, issus des nos­tal­giques du pétai­nisme, du pou­ja­disme et de l’Algérie française.

La dédia­bo­li­sa­tion menée par sa fille depuis 2011 semble avoir réus­si à faire pas­ser à l’arrière-plan ces racines idéo­lo­giques com­pro­met­tantes au pro­fit d’un ras­sem­ble­ment popu­liste « attrape-tout » amné­sique de sa propre histoire.

La droite extrême, lors de crises dra­ma­tiques et sous d’autres contours, a donc ain­si « déjà été essayée » en France et a été chè­re­ment payée mais ces expé­riences pré­cé­dentes ne lui sont plus impu­tées par une majo­ri­té de l’opinion. « Fran­çais, vous avez vrai­ment la mémoire courte » disait Pétain le 27 juin 1941.

Wal­ter Badier, est Maître de confé­rences en his­toire contem­po­raine à l’U­ni­ver­si­té d’Orléans et Pierre Allo­rant est Pro­fes­seur d’Histoire du droit et des ins­ti­tu­tions à l’U­ni­ver­si­té d’Orléans

Cet article est réédi­té en lien avec The Conver­sa­tion.