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Le niveau national

Le pre­mier pro­jet de loi règle­men­tant le tra­vail infan­tile (qui devien­dra la loi Gui­zot) est dépo­sé à la Chambre des dépu­tés par un cer­tain Laurent Cunin-Gri­daine, ministre du Com­merce et de l’A­gri­cul­ture (dont on repar­le­ra ci-des­sous), le 11 jan­vier 1840. 

Le débat légis­la­tif est achar­né. Les dépu­tés libé­raux, prin­ci­paux détrac­teurs d’une loi por­tant atteinte aux droits de l’industrie, font mon­ter les enchères. Sacri­fier le tra­vail des enfants, c’est sacri­fier toute l’industrie. L’acmé de l’hypocrise bour­geoise étant atteint lorsque le dépu­té du Nord, Alphonse Taillan­dier, de sen­si­bi­li­té répu­bli­caine, relève qu’une régle­men­ta­tion en la matière nui­rait aux enfants ain­si qu’à leurs familles. Mais nuire com­ment ? « Cette dimi­nu­tion de salaire [liée aux res­tric­tions pré­vues dans la loi] se fera sen­tir sur la nour­ri­ture », prévient-il ! 

Voi­là donc le remède à nos maux sociaux : plu­tôt que de pra­ti­quer l’accompagnement social, qui nous coûte tant et résous si peu, pré­voyons le retour (for­cé) des jeunes bouches à nour­rir vers les voies très péné­trables de Saint-Turbin ? 

Quoi qu’il en soit, c’est en s’appuyant sur le tra­vail et les conclu­sions de Vil­ler­mé que des catho­liques sociaux contri­buèrent à adop­ter en 1841 la toute pre­mière légis­la­tion fixant à 8 ans l’âge mini­mum d’emploi des enfants dans les manu­fac­tures de plus de vingt sala­riés. Le contexte social de cette indus­trie est par­ti­cu­liè­re­ment déso­lant : en 1840, les femmes et les enfants repré­sen­taient 75% de la main-d’œuvre tex­tile, à Mul­house comme ailleurs… 

L’entreprise légis­la­tive, ins­pi­rée notam­ment par quelques indus­triels mul­hou­siens conscients des enjeux humains et moraux rece­lés par la situa­tion sociale, était méri­toire. Mais il ne s’a­gis­sait pas tant de la mani­fes­ta­tion d’une cer­taine volon­té poli­tique, encore très vel­léi­taire sur le sujet, ou un pre­mier effort en direc­tion des plus vul­né­rables d’entre les ouvriers de l’ère industrielle. 

Il s’agissait sur­tout de la pre­mière incur­sion de l’État légis­la­teur, dans les rap­ports contrac­tuels qui liaient les ouvriers à leurs don­neurs d’ordre. Jamais les pou­voirs publics ne s’étaient jusqu’alors ris­qués à four­rer leur nez dans les affaires très pri­vées de res­pec­tables notables, qui lui ser­vaient de fer de lance doc­tri­nal, en assu­rant la pro­mo­tion inter­na­tio­nale des liber­tés éco­no­miques françaises. 

Votée le 23 février 1841 par la Chambre des pairs et le 11 mars 1841 par la Chambre des dépu­tés, puis pro­mul­guée « au nom du roi des Fran­çais », le 22 mars 1841, ses 13 articles ne concernent, rap­pe­lons-le, que les entre­prises d’au moins 20 sala­riés. Les petits ate­liers où tra­vaillent quelques ouvriers iso­lés auprès d’artisans très qua­li­fiés, ne sont donc pas concernés. 

La loi inter­dit le tra­vail des enfants de moins de 8 ans. C’est his­to­ri­que­ment le pre­mier acquis légis­la­tif favo­rable à l’enfance. Avec lui, on peut même sou­te­nir que nait véri­ta­ble­ment un droit incon­di­tion­nel à l’enfance. Mais pas encore à la scolarité. 

La loi module par ailleurs pour les ainés un maxi­mum jour­na­lier de tra­vail : de 8 heures jus­qu’à 12 ans et 12 heures jus­qu’à 16 ans. Elle inter­dit le tra­vail de nuit (entre 21 h et 5 h du  matin) pour les moins de 13 ans, sachant que des déro­ga­tions ont été pré­vues pour satis­faire les besoins de l’industrie. L’article 3 le sti­pule d’ailleurs clai­re­ment : « un tra­vail de nuit des enfants ayant plus de treize ans, pareille­ment sup­pu­té, sera tolé­ré, s’il est recon­nu indis­pen­sable, dans les éta­blis­se­ments à feu conti­nu dont la marche ne peut pas être sus­pen­due pen­dant le cours des vingt-quatre heures ».

Enfin, la durée de tra­vail est éga­le­ment pon­dé­rée, en prin­cipe, par une sco­la­ri­sa­tion obli­ga­toire jus­qu’à 12 ans.

Le niveau mulhousien

Ins­truc­tions offi­cielles pour l’ap­pli­ca­tion de la loi

Nous voyons réap­pa­raitre à Mul­house le nom de Laurent Cunin-Gri­daine, rap­por­teur de la loi de 1841, et ministre de l’A­gri­cul­ture et du Com­merce. Il envoie aux pré­fets, dont le repré­sen­tant du Haut-Rhin, des ins­truc­tions offi­cielles aux maires pour assu­rer l’application des articles 2 et 6 de la loi de mars 1841. 

Ces ins­truc­tions, trans­crites en fran­çais et en alle­mand, concernent les cer­ti­fi­cats d’âge éta­blis d’après l’état civil, néces­saires pour déter­mi­ner la quo­ti­té de tra­vail maxi­male quo­ti­dienne pour chaque enfant, et les livrets qui doivent être dis­tri­bués dans les mai­ries, dans les­quels est indi­qué la durée de sui­vi de l’instruction primaire. 

Extrait des « Affiches de Mulhausen »

Mais en 1842, soit un an plus tard, tout reste encore à faire. Les « Affiches de Mul­hau­sen » illus­trent les dif­fi­cul­tés de la mise en appli­ca­tion de la loi : si l’administration com­mu­nale doit s’organiser et envi­sa­ger dif­fé­rents cas de figure, elle est notam­ment tri­bu­taire du bon vou­loir des familles mul­hou­siennes, les­quelles doivent four­nir dif­fé­rents types de cer­ti­fi­cats sco­laire, médi­cal et d’état civil. Et elles n’ont pas inté­rêt à accé­lé­rer la tran­si­tion puis­qu’elles y perdent un salaire, même s’il peut être 40 fois infé­rieur à celui d’un adulte. La ques­tion du contrôle des enfants nés ou domi­ci­liés dans une autre com­mune pose éga­le­ment des pro­blèmes à l’administration communale.

Une crise point immé­dia­te­ment dans la capa­ci­té des indus­triels à s’adapter à la nou­velle légis­la­tion. Et à Mul­house, la SIM (Socié­té Indus­trielle de Mul­house) s’en fait chambre d’écho. Dans une séance du 25 jan­vier 1843, soit moins de deux ans après le vote de la loi, la SIM est ques­tion­née à ce sujet par Théo­phile Dufour, vice-pré­sident de la Socié­té indus­trielle de Saint-Quen­tin, lequel constate l’inapplication de la loi aus­si bien dans sa ville, qu’à Reims, Lille ou tout le dépar­te­ment du Nord, lequel compte de nom­breuses manu­fac­tures textiles. 

En phase avec les pré­oc­cu­pa­tions de Dufour, pour ce qui concerne les menaces de dis­tor­sion de concur­rence engen­drés par une appli­ca­tion spo­ra­dique de la loi à tra­vers le royaume (une crainte qui reve­nait régu­liè­re­ment dans les dis­cus­sions des indus­triels mul­hou­siens dès l’aube des années 1830), la SIM décide l’envoi d’une nou­velle péti­tion aux chambres, dans laquelle elle réclame cette fois deux révi­sions de la loi nou­velle. Le maxi­mum de 8 heures de tra­vail par jour pour les 8–12 ans est décré­té : « tout à fait incom­pa­tible avec les besoins de diverses indus­tries ». Mora­li­té : les fila­teurs sou­cieux de res­pec­ter la loi n’emploient plus d’enfants de moins de 12 ans, contrai­re­ment à nombre de concur­rents bien moins scrupuleux… 

Enfin, afin de pla­cer chaque com­pé­ti­teur à éga­li­té d’armes, l’assemblée d’industriels mul­hou­siens réclame la nomi­na­tion d’un petit nombre d’inspecteurs « fonc­tion­naires publics et sala­riés par l’État », peu nom­breux (c’était déjà le sou­hait du patro­nat d’alors), mais visi­tant un grand nombre d’établissements, au moins une fois par an. Ils pour­ront alors mieux appré­cier les dif­fi­cul­tés d’application de la loi. 

Dans les faits, les mul­hou­siens ne font que sou­hai­ter la mise en pra­tique de l’article 10 de la loi de 1841 : « le gou­ver­ne­ment éta­bli­ra des ins­pec­tions pour sur­veiller et assu­rer l’exécution de la pré­sente loi. Les ins­pec­teurs pour­ront, dans chaque éta­blis­se­ment, se faire repré­sen­ter les registres rela­tifs à l’exécution de la pré­sente loi, les règle­ments inté­rieurs, les livres des enfants et les enfants eux-mêmes ; ils pour­ront se faire accom­pa­gner par un méde­cin com­mis par le pré­fet ou le sous-pré­fet ».

On per­çoit ici le pro­jet embryon­naire de ce qui devien­dra le pre­mier corps des ins­pec­teurs du tra­vail, dont la visée n’était alors que de contrô­ler l’âge et la durée du tra­vail des enfants ouvriers. Il fau­dra encore attendre plus de 50 ans pour voir ins­ti­tuer le corps actuel de fonc­tion­naires d’Etat, char­gé du contrôle et de la bonne appli­ca­tion des normes du tra­vail, en 1892. 

L’initiative de la SIM auprès du pou­voir légis­la­tif pari­sien place les auto­ri­tés de l’Etat dans un cour­roux cer­tain. Un cour­rier manus­crit du pré­fet du Haut-Rhin du 17 février 1843 annonce la cou­leur : la « pré­ten­due inexé­cu­tion » de la loi est bat­tue en brèche par le haut-fonctionnaire. 

Se fai­sant le relais du ministre du Com­merce et de l’Agriculture, dont il a reçu une mis­sive le 10 février, il récuse les accu­sa­tions de la SIM. Poin­tant d’abord le fait qu’elle ne se soit pas adres­sée à l’exécutif (c’est-à-dire le pré­fet et le minis­tère), puis affec­tant de la ras­su­rer sur la bonne appli­ca­tion de la loi. A Col­mar, sou­tient-il, « les dis­po­si­tions essen­tielles de la loi sont obser­vées ». Quelles sont donc les dis­po­si­tions acces­soires qui ne l’étaient pas encore, s’agissant sim­ple­ment de contrô­ler la durée du tra­vail et l’âge des ouvriers ? 

Il invoque la « com­mis­sion de contrôle » qu’il pré­side « direc­te­ment », et rap­pelle que si du relâ­che­ment existe, il est le fait des membres de cette com­mis­sion dans l’arrondissement d’Altkirch, dont relève Mul­house, puisque ceux-ci « se sont absen­tés pour leurs affaires ».  Tou­jours est-il qu’il pré­tend avoir fait aug­men­ter le per­son­nel de contrôle.

Mais le pré­fet va plus loin, en n’hésitant pas à poin­ter la dupli­ci­té de cer­tains membres de la SIM, qui, après avoir reçu un pre­mier aver­tis­se­ment, ont per­sé­vé­ré dans l’insoumission devant la loi, démon­trant ain­si une conduite contraire à leurs « sen­ti­ments ». Le qua­li­fi­ca­tif lui per­met alors de sou­li­gner com­bien la SIM tint un rôle pion­nier dans l’adoption de la nou­velle légis­la­tion ouvrière. 

La réac­tion du pré­fet était sans doute gui­dée par la néces­si­té de res­ter conforme au ton de son ministre, qui, une semaine plus tôt, consi­dé­rait que la démarche des indus­triels mul­hou­siens ne se jus­ti­fiait en rien. La « source » de la SIM est contes­tée. Mais c’est sur­tout l’auto-persuasion et la clé­mence à l’égard des manu­fac­tu­riers qui est frap­pante dans la tona­li­té géné­rale du ministre. 

Convain­cu que : « les obs­tacles qui peuvent encore sub­sis­ter céde­ront à la per­sua­sion devant la rai­son publique, et par la force de l’exemple », il feint de croire, à la manière d’un pater fami­lias sou­cieux de ne pas rompre un équi­libre social on ne peut plus pré­caire, qu’il ne s’agit que de ces­ser les (mau­vaises) habi­tudes et répé­ter, puis aver­tir, avant de sévir. 

« Forts avec les faibles, faibles avec les forts » ? Une pres­crip­tion d’usage poli­tique et social tou­jours de vigueur à ce jour…

A suivre, les contes­ta­tions sur l’ap­pli­ca­bi­li­té de la loi se mul­ti­plient, de sorte qu’une réforme de la légis­la­tion est à venir…